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Parfois la lecture d’une introduction suffit pour se faire une idée assez complète, bonne ou mauvaise, d’un ouvrage. Ce n’est pas le cas pour le récent recueil d’études dirigé par Jean-Marc Larrue, Giusy Pisano et Jean-Paul Quéinnec, Dispositifs sonores : corps, scènes, atmosphères. L’ouverture est une mise en bouche élégante à une série de travaux qui mettent en appétit sur le devenir des études sonores dans le domaine du théâtre et plus généralement dans les arts de la scène. Aux curieux·euses de tous bords et aux artistes, chercheur·euses et intellectuel·les de la scène contemporaine, elle donnera du grain à moudre et de quoi se repaître en idées, concepts, analyses et perspectives. L’introduction, donc, cadre bien les enjeux. L’ouvrage se place au point de convergence de deux groupes de travail et de recherche désormais considérés internationalement : Les Arts trompeurs / Deceptive Arts et Le son au théâtre / Theatre Sound. Le regroupement des études en volume est né d’une initiative de la Chaire de recherche du Canada en dramaturgie sonore au théâtre, dirigée par Jean-Paul Quéinnec à l’Université du Québec à Chicoutimi (UQAC), fer de lance dans les fertiles échanges scientifiques sono-centrés, notamment entre le Canada et la France.

Après dix années de travail, les études sonores n’en sont plus à la recherche d’une légitimité, aujourd’hui aussi évidentes qu’indispensables. Une phase de travaux analytiques, historiques, pratiques, révélateurs d’un « tournant sonore », a désormais laissé place à une phase de développement accru des questionnements consacrés aux différentes formes d’agentivité au théâtre. Cette « auralité » complexe a appelé l’emploi d’un concept aussi riche et polysémique qu’insaisissable : celui de dispositif. Ce dernier est par conséquent central dans l’ouvrage qui nous concerne, et le titre ne peut que le préfigurer. Le dispositif inaugure, supporte, stimule le champ des possibles de la création contemporaine, mais échappe aux catégorisations, ce qui – si l’on en croit les différentes prises de position listées dans l’ouvrage – semble plutôt un avantage, à condition de ne pas mettre ce « dispositif » sur un piédestal, à le brandir à tout bout de champ, à l’agiter à chaque grand-messe. Cela signerait, de fait, sa caducité, sa péremption possible, voire son obsolescence programmée.

Le dispositif fait émerger une multiplicité d’approches qui revigorent la pensée théâtrale et renouvellent les interactions entre les forces, les personnes et les éléments en présence (à ce titre, il bouscule la centralité de la présence, mythe de l’art du théâtre et aussi son apanage). Il interroge, encore, les rapports spatiaux temporels du moment spectaculaire. Au fil des pages, les qualifications du dispositif s’enchaînent et s’entremêlent : flexible, idéologique, visuel, sonore, varié, spatial, multiforme, déterministe, aléatoire, technologique, frontal, panoramique, sphérique, polysensoriel, multimodal. Il engage et questionne l’agentivité, la choralité, la complexité, le déplacement de l’expérience du ou de la spectateur·trice. Il semble adaptable aux fondements de l’acte créateur, suppose une part de vide, d’imprécision, de rêve aussi, et porte en lui le principe de sa dissolution. Il serait, enfin, un instrument immersif, capable de s’effacer de lui-même tout en étant garant par son existence de la part de médiation intrinsèque au spectacle. En réalité, par et pour le son, via le dispositif, l’imposant volume s’enquiert de domaines et de perspectives beaucoup plus larges. L’ouvrage rassemble des textes généraux à caractère universitaire et des présentations plus inattendues, souvent des études de cas dont le compte rendu écrit révèle des contours expérimentaux.

Dispositifs sonores : corps, scènes, atmosphères se compose de quatre parties qui ciblent respectivement les critiques du dispositif de la scène sonore, les corps médiatisés et les scènes sonores, les spatialisations sonores et atmosphères, et les récits de création. La première section est fondamentale. L’association des contributions de Jean-Marc Larrue et d’Arnaud Rykner constitue le plat de résistance de l’ouvrage. Loin d’effrayer, ces premières pages rassurent et nourrissent tout en écartant le risque d’indigestion. Heureux qui, comme Ulysse, a pris le parti de mettre les points sur les i au dispositif au début d’un tel voyage dans l’auralité contemporaine. Dans « Les études sonores en théâtre et la question du dispositif », Larrue retrace cinquante ans d’utilisation du concept de dispositif (notamment dans d’autres disciplines). L’appel à la « présence » (Gouhier) et la critique nécessaire de l’anthropocentrisme au théâtre – qui n’est pas sans rappeler certaines lignes de l’ouvrage Le son du théâtre (XIXe-XXIe siècle) : histoire intermédiale d’un lieu d’écoute moderne[1], codirigé par Marie-Madeleine Mervant-Roux et Jean-Marc Larrue, justement – permettent d’interroger la pertinence de mobiliser la notion du dispositif. De Foucault à Agamben, en passant par les cinq fonctions d’Albera et Tortajada, ou encore en invoquant Heidegger et l’essence de la technique, le chercheur finit par estimer que le dispositif est toujours en cours de transformation, laissant ainsi poindre sa fécondité et sa souplesse, qu’il faut interpréter aussi comme simplicité et évidence. Rykner approfondit, quant à lui, le cadrage historique et épistémologique initié par Larrue. Dans « Le dispositif à l’épreuve de la médialisation sonore au théâtre », il avance que l’envers du dispositif se situerait aux fondements de l’acte créateur. Un avertissement pertinent vise d’ailleurs sa nature même : « Tout ne fait pas dispositif » (44). L’impératif de médiation et la nécessité de son effacement au profit des représentations deviennent les garde-fous d’une tendance massive à l’emploi revendiqué du dispositif. Le chercheur propose par ailleurs une fine critique de l’utilisation du microphone, qui trouve à ce titre un écho pratique dans le témoignage de Nancy Tobin situé en fin de recueil.

Fort·e de quelques notions fondamentales, le·la lecteur·trice peut se plonger aisément dans la lecture du deuxième quart de l’ouvrage. La seconde partie s’ouvre sur l’étonnant essai de Patrick Feaster, « Banjo ‘Lize, l’invisibilité phonographique et la stratégie du paravent utilisée par le ventriloque ». C’est une analyse précise et précieuse d’oeuvres phonographiques et de traditions scéniques préphonographiques qui n’est pas exempte de renvois vers des notions radiophoniques, économiques et techniques. On retiendra surtout la minutieuse mise en regard de situations protosonores où signes auraux et visuels entrent en conflit, avec pour fond l’objectif de fidélité, pour substrat théorique l’invisibilité (avec des renvois aux travaux de Mark Katz) et pour horizon le réalisme auditif (notamment dans le détail de The Night Alarm de 1893), trois notions qui guident les pratiques sonores contemporaines. Le second article, signé par Cristina De Simone, investit le champ large de la poésie sonore. La chercheuse consacre ici son attention à l’oeuvre d’Henri Chopin. « Au commencement était le corps », la profession de foi de l’artiste qui déplace le barycentre de l’homme en scène, guide une présentation élaborée de l’utilisation d’appareils électroacoustiques en vue de l’obtention d’une oralité augmentée. Martin Laliberté, dans l’article suivant, esquisse quant à lui « un bilan critique des enjeux du mixte numérique pour la scène » (103), en arpentant les chemins des espoirs suscités et des résultats obtenus. Sa distribution des quatre typologies des musiques de scène et des huit fonctions des musiques électroacoustiques est le fruit d’une pratique approfondie. Ces classifications assoient un discours empirique. L’article se clôt sur trois récits de création – qui auraient tout aussi bien pu figurer dans la dernière section du volume – permettant d’introduire efficacement l’analyse chorale de trois projets, rédigée par Philippe Manevy.

De la description de dispositifs aux contours électriques (les apports des musiques électroacoustiques mixtes en direct), on passe ainsi au sujet des organisations mixtes chorales. Philippe Manevy pose comme préalable aux analyses de VILLES# (Collectif X), de Trois (Mani Soleymanlou) et de Polyglotte (Olivier Choinière) ce qui rapproche les concepts de choralité et de dispositif. Il ne s’agirait pas seulement de la déconstruction du choeur (conséquence de la crise du drame amorcée dans les années 1880), mais bien d’une acception plus large, dans ses dimensions visuelles et sonores, et dans ce qu’elle peut insuffler d’énergie à la performance théâtrale. En abordant tour à tour « disposition des énoncés des acteurs, composition de bande son diffusée, écoute particulière des spectateurs » (152), le chercheur fait émerger ce que la choralité détient de « poussée performative » (Kattenbelt). De la part de vide et d’inaccessible (l’« espace vague » de Lojkine, évoqué par Rykner) à l’énergie en acte, l’on apprend donc à mi-parcours que l’efficace et mystérieux dispositif joue de sa malléabilité, ouvrant ainsi des espaces inconnus, mais nécessaires, de temporisation sémantique.

Le troisième acte de l’ouvrage est probablement le plus spatial. Il se réfère régulièrement à ce qui ressemble à de la multimodalité. « Atmosphère(s) sonore(s) : pour une dramaturgie intermodale » de Chris Salter ouvre le bal. La conception du théâtre environnemental de Richard Schechner y est centrale (on la retrouvera également en quatrième section dans l’article de Jean-Paul Quéinnec qui l’exploite à propos). On mesure ici la difficulté lexicale d’abord, pratique ensuite, de déterminer ce qui se trouve aux fondements d’une atmosphère. Salter ose avec pondération une nouvelle poétique intermodale du son, qui serait finalement une « poétique de l’atmosphère intermodale » (164). De Böhme à Chion, l’étude balaie une littérature fondatrice pour une question encore non résolue. Il en ressort tout de même que la définition et la circonscription des atmosphères demeurent des énigmes à percer. Il serait intéressant de faire dialoguer cet essai avec le travail de George Home-Cook dans Le son du théâtre (XIXe-XXIe siècle), cité plus haut. L’étude suivante s’intitule « Le dispositif sonore comme dérive d’excommunication ». Filip Dukanic y analyse le projet Cité Mémoire de Michel Lemieux et Victor Pilon. On en retient surtout l’exploitation du concept d’excommunication (Alexander R. Galloway), qui se situerait en amont de toute communication et qui constituerait une « extrême variante de l’anti-message » (192), c’est-à-dire « une stratégie médiatique qui [irait] à contrario de la transmission verbale » (idem), en d’autres termes « tout procédé technologique qui opère une immersion fictionnelle en dehors du récit et de la communication interpersonnelle » (idem). Le dispositif se pare ainsi d’une nouvelle fonction et se voit doté d’une nouvelle temporalité, situé avant et au-delà de la communication verbale souvent prépondérante dans l’idée la plus commune du théâtre. Finalement, en fermeture de cette troisième partie, l’exposé de Yan Breuleux fait figure d’ovni du point de vue formel. « Le dispositif de diffusion comme instrument générateur d’expériences immersives » liste une série d’espaces / outils novateurs qui ont vu le jour ces dernières années. Dans la lignée de certains lieux et de certaines expérimentations audiovisuelles majeures dans l’histoire de la démocratisation des outils de contrôle de la lumière, du son et de l’image (Exposition universelle de Bruxelles de 1958, Acousmonium du Groupe de Recherches Musicales de 1974), la Satosphère, comme le CineChamber et le principe White Box (tous deux itinérants), invite à l’approche d’imposants dispositifs immersifs. L’adaptabilité des instruments, conjuguée à l’explosion des interfaces des arts numériques, donne ainsi au dispositif une puissance de renouvellement continu qui oeuvre du même coup à la démocratisation d’approches expérimentales extrêmement pointues.

La dernière partie de l’ouvrage se déguste. Elle se présente comme une sélection gourmande de curiosités pratiques ultra-récentes et hyper-concrètes qui encourage à la détection et à l’appréciation des dispositifs de nos propres environnements spectaculaires. Jean-Paul Quéinnec analyse Phonographie 2 : Val-Jalbert (2017), oeuvre qui interroge la place du corps dans l’action d’écoute. Le coeur du propos fait l’éloge de l’écoute mobile qui mène vers la perte de contrôle, la dispersion des sens et des temporalités. En retour, il en résulte que le « dispositif dispersif » fait preuve de vivacité dramaturgique, de diversité médiatique. Il permet, en outre, « d’accepter (et non pas d’inclure) ce qui échappe [à la scène] » (241). Ce faisant, Quéinnec étrenne ainsi une nouvelle, impérative et séduisante définition du théâtre qui devient le lieu où nous sommes invité·es à « faire de[s] choix » (226). Cette acception captive, motive; elle incite à repenser notre engagement de spectateur·trice. En somme, si le dispositif sonore nous aide à être, alors tendons l’oreille. Carole Nadeau, dans l’étude suivante, imagine aussi une nouvelle définition du théâtre : « espace effervescent, fructueux et non résolu » (256). L’instabilité scénique apparaît enfin comme une composante intrinsèque, faisant ultérieurement écho aux arguments de Quéinnec. Aux spécialistes du geste, nous proposerons de parcourir avant tout le récit de Barah Héon-Morissette qui a structuré le Système Interactif de Captation du Mouvement en Art Performatif (SICMAP). Aux féru·es de membranes microphoniques à la recherche de la discrétion idéale de leurs procédés, le travail de Nancy Tobin, déjà évoqué, livrera quelques secrets artisanaux et de nouvelles perspectives. Enfin, les amateur·trices d’expériences extrêmes et de littérature pourront se délecter d’essentialité sonore dans le carnet de recherche d’Anne-Marie Ouellet. Au sujet de l’installation qui poursuivit d’abord le projet d’écoute du paysage (en février 2014, sur le Lac Saint-Jean entièrement gelé), puis la phase d’écriture de cette écoute, Ouellet assume avoir voulu « maintenir un niveau de déception dans la proposition afin de laisser de l’espace au désir d’écoute et à l’expérience singulière, [pour] que le visiteur puisse se raconter et y chercher sa place sans la trouver » (293). Après le dispositif, c’est l’artiste qui s’efface, condition préalable à la réception et à l’introspection.

D’une manière équivalente, nous laissons les futur·es lecteur·trices de ce remarquable ouvrage se faire une idée plus précise, plus personnelle, des potentialités pratiques et théoriques des propos ici rapportés, en espérant que notre écoute ait su rendre l’importance scientifique du projet éditorial et le sérieux qui constituent Dispositifs sonores : corps, scènes, atmosphères.