Numéro 13-14-15, printemps–automne 2008, printemps 2009 La résistance des marges : exploration, transfert et revitalisation des traditions populaires des francophonies d’Europe et d’Amérique Sous la direction de Jean-Pierre Pichette
Actes du colloque international organisé du 15 au 18 août 2007 à l’Université Sainte-Anne
Sommaire (32 articles)
Ouverture
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Le principe du limaçon, une métaphore de la résistance des marges
Jean-Pierre Pichette
p. 11–31
RésuméFR :
La prédilection des ethnologues pour les enquêtes dans des milieux périphériques plutôt que dans les centres ne serait pas inspirée par un obscur appétit d’exotisme, mais correspondrait bien à la réalité des faits. Leurs observations révèlent que les populations minoritaires, résidant dans les marges, et, parmi ces dernières, celles qui auraient migré en nombre, conserveraient mieux et plus longtemps que dans le centre certaines pratiques culturelles provenant du lieu de leur départ et de l’époque de leur migration. Pour des raisons et dans des conditions qu’il reste à préciser, ces populations affichent, notamment dans des manifestations immatérielles, comme la langue, la littérature orale, les coutumes et les savoirs populaires, tout autant que dans des activités matérielles, comme les modes d’implantation, l’habitation et le travail, un conservatisme notoire. C’est ainsi qu’on a pu recueillir chez ces populations de la marge des témoignages vivants, perçus comme tardifs ou archaïques, d’usages parfois complètement disparus dans le centre; ce haut degré de rétention de la marge, parfois associé à une amplification, révèle que les populations du pays d’origine, celles des centres particulièrement, ont à l’inverse subi une érosion de leur patrimoine. C’est cette dynamique de résistance culturelle des marges, alliée à l’action centripète des intervenants en patrimoine, que le principe du limaçon voudrait expliquer à l’aide des recherches menées en Amérique française.
Première partie : l’exploration de la marge. Explorer la marge en France
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Ethnologie de la France : avant-premières en Bretagne ou la marge comme terrain exploratoire?
Jean-François Simon
p. 33–43
RésuméFR :
Le projet scientifique que revendique aujourd’hui l’ethnologie de la France s’est progressivement constitué au cours des deux derniers siècles. À l’examen des conditions de cette longue élaboration, il apparaît que le « terrain » breton y a joué un rôle de premier plan : depuis l’intérêt manifesté par les antiquaires de l’Académie celtique au début du xixe siècle jusqu’aux objectifs affichés par la Recherche concertée sur programme (RCP) menée à Plozévet dans les années 1960, en passant par les collectes exemplaires effectuées par les folkloristes de la fin du xixe ou encore les enquêtes diligentées par le Musée national des arts et traditions populaires dans les années 1930, l’une et l’autre démarches ayant donné en Bretagne des résultats particulièrement fructueux… Après avoir rapidement rappelé la place effectivement donnée à la Bretagne dans de nombreuses étapes de cette construction du projet scientifique d’une ethnologie de la France, le propos de ma communication sera de tenter de lui trouver des éléments d’explication, au rang desquels faut-il sans doute considérer l’idée même de marge, associée d’une part à la Bretagne « à la marge » (de l’espace national) et d’autre part à ses habitants « en marge » (de la société globale).
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Dialectologie et standardisation linguistique – Centres et marges économiques et culturels en Basse-Bretagne
Nelly Blanchard
p. 45–61
RésuméFR :
L’étude des variations spatiales de la langue bretonne révèle le rôle très important des centres économiques et des voies de communication et permet de mettre en valeur d’une façon originale leur évolution au fil des siècles. L’approche géolinguistique permet de voir les mots courir sur les routes ou s’arrêter aux montagnes, et de mettre en lumière des zones d’entrée de nouveautés linguistiques et des zones d’archaïsmes qui donnent l’impression de « résister » à ces poussées. Par ailleurs, les choix en matière de standardisation linguistique montrent qu’ils n’ont pas toujours été faits en fonction de ces pôles économiques et qu’il n’a pas toujours été tenu compte des variations dialectales. D’autres critères ont joué un rôle important dans ce cas. Les marges en matière de standard linguistique sont bien différentes et reposent davantage sur des pôles culturels, sur l’influence de la littérature — qui ne s’est pas développée autour d’écoles en Basse-Bretagne, mais plutôt autour de groupes sociaux et d’individus —, et de perceptions sociolinguistiques. La confrontation de la dialectologie et de la sociolinguistique permettra de voir ce qu’est une marge, comment les marges se créent, selon quels processus elles se maintiennent ou non, et montrera qu’un territoire peut constituer une marge à un moment donné et changer de statut, qu’il peut former une marge dans un domaine et être un centre dans un autre.
Première partie : l’exploration de la marge. Explorer la marge au Canada
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Charlevoix ou la création d’une région folklorique dans la méthodologie des premiers folkloristes québécois
Serge Gauthier
p. 63–70
RésuméFR :
Le folkloriste Marius Barbeau est un pionnier en son domaine au Canada. Son approche méthodologique a marqué quelques générations de chercheurs en ethnologie, mais elle n’a pas fait l’objet d’analyse approfondie depuis sa mise en oeuvre au début du xxe siècle. Au fait, un certain « folklore du folklore » a peut-être entouré l’approche de Marius Barbeau, la délestant de sa rigueur méthodologique pour n’en retenir parfois qu’un côté pittoresque très descriptif. Nous pensons plutôt que Marius Barbeau a notamment procédé à un quadrillage des régions françaises d’Amérique susceptibles d’être des lieux de cueillette valable à ses yeux pour obtenir un folklore français le plus authentique possible. Il avait, pour procéder à sa démarche, des définitions précises du terrain et aussi de l’informateur recherché pour assurer la rigueur scientifique de son travail. Le cas de la région de Charlevoix est très intéressant à ce sujet, car Barbeau s’y rend dès 1916 et il s’agit d’un de ses premiers terrains en milieu francophone. Notre analyse prouve donc que, au-delà du folklore recueilli et par la suite retranscrit, Marius Barbeau était un chercheur bien au fait des approches de son époque et dont la démarche sur le terrain ne possédait aucune naïveté pittoresque, mais résultait bien d’une réflexion qui n’est pas sans apporter une nouvelle compréhension du folklore oral qu’il a retenu lors de ses enquêtes.
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En marge de la marge : la cueillette d’une tradition orale en milieu dit de culture de pauvreté
Christian Harvey
p. 71–77
RésuméFR :
Les enquêtes orales de terrain sur la culture de pauvreté menées par l’anthropologue américain Oscar Lewis peuvent-elles trouver des échos en milieu rural québécois? L’ethnologue québécois Serge Gauthier a mené une enquête de ce type à la fin des années 1980 dans le secteur de la Route de Sable à La Malbaie et a pu trouver des suites fort intéressantes à ce propos. Nous procéderons d’abord à une définition du secteur de la Route de Sable sur le plan historique et en tant que milieu de culture de pauvreté. Nous montrerons que les folkloristes québécois ont totalement délaissé ce terrain d’enquête, dont ils n’ignoraient cependant pas l’existence. Nous chercherons à montrer qu’il y a là une tradition orale occultée mais très présente et pertinente pour la réflexion ethnologique. Nous nous demanderons finalement si, à la marge de la marge, il n’y a pas en région périphérique des milieux dits de culture de pauvreté, dont la tradition orale éclaire différemment celle habituellement recueillie par les folkloristes dans une région comme Charlevoix.
Deuxième partie : les migrations et transferts culturels de l’Europe à l’Amérique. Les discours de la marge : autorité et subversion
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Québec et Bretagne catholiques : même combat de résistance de la marge ethnoreligieuse
Jean Simard
p. 79–90
RésuméFR :
On a beaucoup exagéré les origines bretonnes du Québec. S’il est vrai qu’aux prémices du peuplement de la Nouvelle-France il y a des Bretons, il convient de préciser qu’ils ne sont pas les plus nombreux. En 1680, les Français qui ont déjà pris racine sur les rives du Saint-Laurent proviennent pour la plupart de Normandie et d’Île-de-France, les Bretons ne comptant que sept pour cent de cette population. S’agissant d’influence culturelle, il y a d’autres variables à considérer que les seules origines de la population. Comment expliquer par exemple la thèse de Gérard Morisset (1949) sur les sources bretonnes des maisons rurales de la région de Montréal, quand cette population venait d’ailleurs? Que penser aussi du succès qu’ont connu ici, au début du xxe siècle et plus tard, les chansons de Théodore Botrel, ce poète breton qui fonda en 1904 à Pont-Aven son pèlerinage, le pardon des Fleurs-d’Ajoncs, et qui eut l’honneur d’être publié dans les cahiers La Bonne Chanson (1939) de l’abbé Charles-Émile Gadbois, alors que les chansonniers parisiens de la libertaire butte Montmartre n’y étaient pas admis? N’y a-t-il pas lieu de considérer que les liens unissant le Québec à la Bretagne iraient plutôt dans le sens d’un discours construit par une Église québécoise conservatrice, qui voyait dans la Bretagne catholique, nationaliste et réfractaire de ce temps la seule mère patrie acceptable pour un peuple qui avait préféré la Conquête à la Révolution? Le Québec et la Bretagne catholiques ne menaient-ils pas alors un même combat de résistance de la marge ethnoreligieuse? L’analyse des traditions religieuses communes aux deux marges servira à soutenir l’idée que les prétendues origines bretonnes du Québec relèvent plus du discours défensif des élites clérico-nationalistes québécoises du début du xxe siècle que d’un examen attentif des faits.
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Sainte Anne, une marginale qui résiste!
Denise Lamontagne
p. 91–102
RésuméFR :
S’il est un personnage qui a su résister au double processus de diabolisation et de récupération des anciennes divinités païennes opéré lors du difficile passage du paganisme au christianisme, c’est bien celui de sainte Anne! En effet, cette femme aux origines douteuses, qui a connu ses plus belles heures de gloire en Bretagne et au Canada français, se donne à voir, tout au long de son histoire, comme une véritable résistante à ce que l’on pourrait qualifier de processus de marginalisation du féminin en contexte monothéiste. En Acadie comme en Bretagne, l’histoire de la résistance de la figure de l’aïeule du Christ au sein de l’Église catholique nous permet d’apporter un nouvel éclairage sur la résistance des marginaux de l’histoire « canonique ». Nous verrons comment la sainte d’Auray en Bretagne tout comme celle du Bocage en Acadie nous convient à une relecture du concept même de marginalité!
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François-Marie Rohel, « Breton » de Saint-Brieux (Saskatchewan), ou le refus d’une « bretonitude » institutionnelle
Pierre-Yves Mocquais
p. 103–114
RésuméFR :
De tous les témoignages rassemblés par Carmen Roy, alors ethnologue au Musée national de l’homme (maintenant Musée canadien des civilisations), au cours de l’été 1970 en Saskatchewan, il y en a un qui est particulièrement remarquable par sa richesse, celui de François-Marie Rohel, alors âgé de 82 ans, de Saint-Brieux (Saskatchewan) et originaire du canton de Landerneau en Bretagne. Transcrits sur 404 feuillets de format légal, les témoignages de M. Rohel présentent un grand intérêt non seulement en raison des informations communiquées sur la survivance et la disparition de pratiques culturelles bretonnes en Saskatchewan, mais surtout en raison du décalage entre le discours institutionnel de Carmen Roy, les questions qu’elle persiste à poser qui ont évidemment pour objectif de reconstruire une « bretonitude », et le discours de François-Marie Rohel qui s’efforce de se dégager des limites imposées par les questions de l’ethnologue. Le discours mnésique devient donc un enjeu de pouvoir entre le témoin, qui cherche à affirmer par la parole une identité qui ne serait pas liée à certaines pratiques culturelles « typiques », et l’ethnologue à la recherche de renseignements spécifiques, qui cherche par ses questions à associer identité et pratiques culturelles selon des normes scientifiques établies. Sur quoi le discours de la mémoire met-il l’accent et sur quoi refuse-t-il de s’attarder en dépit de l’insistance des questions posées par Carmen Roy? Au-delà des informations ethnographiques qu’il fournit, le discours mnésique de François-Marie Rohel est un discours de la souffrance et du regret, du sacrifice et de la justification, enfin de la fierté, et c’est dans le cadre de ce parcours que se forme et se modifie une identité qui se dégage de pratiques culturelles particulières.
Deuxième partie : les migrations et transferts culturels de l’Europe à l’Amérique. Migrations et transferts culturels aux XVIIe et XVIIIe siècles
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Les aboiteaux acadiens : origines, controverses et ambiguïtés
Marc Lavoie
p. 115–145
RésuméFR :
Plusieurs auteurs soutiennent que c’est au xviie siècle que les Hollandais introduisirent les techniques et les engins d’assèchement dans les marais du sud-ouest français et que ces techniques furent transmises par la suite aux Acadiens installés au Nouveau Monde. Or il ne faut surtout pas oublier que, depuis quelques siècles déjà, des techniques françaises d’assèchement proprement dites étaient utilisées dans le sud-ouest. En outre, les guerres de religion et les révolutions paysannes surent freiner l’implantation hollandaise dans cette grande région jusqu’à la fin du xviie siècle. On peut donc affirmer que, au début de ce siècle, les techniques d’assèchement introduites en Acadie, tirées entre autres du Poitou, devaient être bel et bien françaises. Elles furent adaptées aux marais limitrophes à la baie Française (baie de Fundy). Plus d’un siècle plus tard, à l’époque du Grand Dérangement (1755–1763), les techniques acadiennes furent transmises à la fois chez les Planters des Maritimes et dans les colonies américaines. Enfin, il faut noter la transformation de ces techniques à travers le temps et la survivance d’une expertise véritablement acadienne, qui sera recherchée à maintes reprises, souvent en période de crise aux xixe et xxe siècles, ici même dans les provinces maritimes.
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Les Acadiens en Guyane (1765–1848) : une « société d’habitation » à la marge ou la résistance d’un modèle d’organisation sociale
Bernard Cherubini
p. 147–172
RésuméFR :
Très rapidement oubliés par les administrateurs de la colonie dans les savanes de l’ouest, au milieu de leurs troupeaux de bovins et de leurs parcs à tortue, les quelque 40 familles acadiennes, venues de l’Isle-Madame, de Saint-Pierre-du-Nord, de Rivière-du-Moulin-à-Scie, installées en Guyane dans les quartiers de Kourou, de Sinnamary et d’Iracoubo, à la suite du désastre de l’expédition de Kourou de 1764, ont été tenues à l’écart des projets de développement économique de la Guyane qui allaient concerner les Terres-Basses de l’Est, les grands domaines des quartiers les plus proches de Cayenne. Ce désintérêt, devenu pratiquement total à la suite du décès du gouverneur Jacau de Fiedmond en décembre 1781, aura probablement servi leur projet d’installation, sur des bases de rapprochement familial, de mariage des enfants et de remariage rapide des veufs et des veuves, jusqu’aux époques plus troublées de la Révolution française (1789), de la première abolition de l’esclavage (1794), des déportations de révolutionnaires (1794–1798) et de l’occupation portugaise de la Guyane (1809–1817). Une lecture ethnologique des caractéristiques de cette « société d’habitation », fondée sur des éléments d’ethnohistoire et sur des données généalogiques, vient confirmer la capacité des marges à structurer des relations autonomes et originales avec les centres de pouvoir, politiques ou économiques. On peut même se risquer à entrevoir l’influence de pratiques — dont on pourrait abusivement dire qu’elles sont déjà devenues « traditionnelles » en Acadie — dans l’organisation de la pêche à la tortue, de la pêche et de la navigation côtière, dans l’organisation spatiale des habitations le long du littoral, etc. Mais une société parallèle, en marge, se met nécessairement en marge d’un système existant ou en voie de constitution — ici une « société d’habitation » — sur la base d’une appropriation séparée de l’espace, de l’histoire immédiate, de la quotidienneté, que nous avons appelé ailleurs localisme, qui constitue dès lors sa force en cas de besoin de résistance à des pressions extérieures.
Deuxième partie : les migrations et transferts culturels de l’Europe à l’Amérique. Migrations et transferts culturels aux XIXe et XXe siècles
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Quand les traditions culturelles cimentent une volonté d’exister – Le cas des Wallons du Wisconsin
Françoise Lempereur
p. 173–187
RésuméFR :
À la fin des années 1840, une importante épidémie gagne les cultures de pommes de terre dans toute l’Europe occidentale. La Wallonie, où le tubercule constitue l’aliment de base de bon nombre d’habitants des zones rurales, est touchée. Comme, d’autre part, la terre n’y a cessé d’être morcelée au rythme des successions familiales, la misère sévit et oblige plusieurs milliers de petits cultivateurs à s’expatrier. Sept à huit mille d’entre eux, originaires du nord du Namurois et du Brabant wallon, trouvent asile dans la Péninsule de la Porte — le Door County —, pointe de terre du nord-est du Wisconsin qui s’enfonce dans le lac Michigan. En défrichant la vaste forêt qui recouvre cette zone, ils y fondent des villages aux noms évocateurs : Brussels, Namur, Rosière, Grand-Leez, etc. Ces immigrés, illettrés, ne connaissent qu’une langue : le wallon, langue qui sert de support à toute une série de pratiques culturelles, culinaires, ludiques ou religieuses, et qui se transmettra de génération en génération durant plus d’un siècle. L’isolement de la communauté wallonne du Wisconsin par rapport à la mère patrie est total, lorsque, dans les années 1960–1970, explose un mouvement, général aux États-Unis, de redécouverte des « ethnicités » propres aux divers immigrants qui ont fondé la nation américaine. Les Wallons revendiquent alors leur « belgitude » — ils ignorent en effet le différend wallo-flamand qui déchire la Belgique — et renouent des contacts avec celle-ci. À leur grande stupéfaction, ils découvrent qu’on parle français dans leurs villages d’origine — où l’Église n’est plus toute puissante — et que les agriculteurs y sont désormais rares. Les traditions qu’eux-mêmes véhiculent, héritées en ligne directe du xixe siècle, sont, à l’est de l’Atlantique, considérées comme obsolètes ou singulières... Entre 1973 et 1982, j’ai eu l’occasion de séjourner de nombreuses semaines à Namur, Wisconsin, et d’y enregistrer et y filmer les derniers témoins d’une culture en détresse, des hommes et des femmes qui se tournaient avidement vers un passé révolu, en essayant d’y trouver l’énergie pour combattre une assimilation forcée dans le « melting pot » américain. La communication au colloque comporta donc deux parties : un « état des lieux », présentant, à l’aide d’un film tourné en 1975 par la Radio-télévision belge de langue française, les traditions culturelles de cette petite communauté « marginale », et une réflexion plus vaste sur la pertinence de la sauvegarde d’un patrimoine culturel, fondement d’une « ethnicité positive ».
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Béarnais émigrés en Amérique : des marges qui résistent?
Ariane Bruneton
p. 189–206
RésuméFR :
Les Français qui émigrèrent vers les Amériques au xixe siècle furent très largement issus des marges géographiques de la France, le plus fort contingent étant fourni par les groupes basques, béarnais et bigourdans originaires des Pyrénées occidentales. Si des observateurs ont remarqué que des groupes de migrants conservaient, voire revivifiaient leurs traditions culturelles dans les pays d’arrivée, il ne semble pas en avoir été de même pour les Béarnais et les Bigourdans. (Nous laisserons de côté les Basques qui, par leur langue et statut spécifiques, ainsi que par le rôle de l’Église catholique, furent davantage amenés à maintenir, en l’organisant, leur identité.) Si l’on se base principalement sur les lettres de ces émigrés, il apparaît que l’identité béarnaise à la première génération se maintient dans un entre-soi à travers la perpétuation du parler béarnais, de la cuisine locale, de la pratique de certains jeux, et s’exprime et se renforce au travers d’un fort lobbying; en revanche, dès qu’il s’agit de présentation de soi dans la société environnante (par les vêtements notamment), on observe le souci de ne pas se singulariser; par ailleurs, quand les émigrés créent des sociétés d’entraide, c’est sous la bannière française qu’ils le font. On se demandera alors si la perpétuation de leurs traits culturels, plus que l’affirmation d’une identité, ne correspondait pas surtout à la nécessité de renforcement d’un groupe, tremplin et gage de l’intégration souhaitée. Cette hypothèse sera replacée dans la nature et l’époque de l’émigration pyrénéenne.
Troisième partie : les ambiguïtés de la marge. Mise en scène de la marge
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Au-dessus de la marge? Les commémorations au Collège Sainte-Anne 1940–1955
Caroline-Isabelle Caron
p. 207–220
RésuméFR :
Les Acadiens de la Nouvelle-Écosse sont au xxe siècle triplement minoritaire, d’une part en tant que franco-catholiques dans un milieu majoritairement unilingue anglais protestant, ensuite en tant que mince part d’une francophonie canadienne dominée par le Québec, et enfin en tant que minorité dans une Acadie dominée par le Nouveau-Brunswick. Pourtant, les Acadiens de la Nouvelle-Écosse ont beaucoup de raisons de célébrer au milieu du xxe siècle. On y découvre une concentration d’événements dignes d’être commémorés : le centenaire du décès de l’abbé Jean-Mandé Sigogne (1944), les cinquantième et soixantième anniversaires de la fondation du Collège Sainte-Anne (1940, 1950), le 300e de la fondation de la Baronnie de Pobomcoup (1951), le bicentenaire de la Déportation (1955), la survivance communautaire (le Festival acadien de Clare dès 1956). Malgré ce faste commémoratif, les célébrations commémoratives en Acadie de la Nouvelle-Écosse n’attirent pas l’attention des chercheurs. Ainsi, la majorité des études sur les commémorations acadiennes examinent uniquement les conventions nationales acadiennes et le bicentenaire de la Déportation en 1955 au Nouveau-Brunswick. Dans cette présentation, il apparaîtra que le discours commémoratif des Acadiens néo-écossais diffère du discours manifestement programmateur des commémorations acadiennes dites « nationales ». L’accent est mis sur les réussites, les fondations, les innovations et la survivance locales, tout en cherchant à compenser la suprématie des discours historiques proposés par les Anglo-protestants et les Acadiens du Nouveau-Brunswick.
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Quand des institutions cherchent à sortir de la marge… Exploration de mots choisis pour raconter la Bretagne aux touristes
Marie-Armelle Barbier-Le Déroff
p. 221–232
RésuméFR :
À partir d’une mise en perspective des contenus de dépliants touristiques et pages Internet valorisant « les » atouts de la Bretagne et plus particulièrement du Finistère, il s’agissait d’interroger les processus de dynamique des marges qui s’expriment au travers des catégories de mots et expressions utilisés pour attirer différentes clientèles de touristes. Lorsque des institutions, dans des opérations de communication/séduction, disent le « pays » en donnant un caractère exceptionnel à de nombreux éléments et en attribuant une valeur emblématique à différents patrimoines, peut-on faire l’hypothèse que ces manières d’invoquer le territoire expriment une volonté de s’imposer et d’entrer ainsi dans une revanche des marges? En même temps, une stéréotypisation des expressions identitaires et l’uniformisation des façons de dire ne peuvent que soulever des questions. Ces pratiques ne pourraient-elles pas conduire à un effet inversé, annihilant les efforts d’attraction des « gens d’ailleurs » et contribuant ainsi à renforcer l’état de marge?
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La migration d’un savoir-faire traditionnel : la cuisine des crêpes bretonnes au Québec
Linda Guidroux
p. 233–247
RésuméFR :
Depuis le début du xxe siècle, les Bretons ont migré en masse vers les États-Unis et le Canada. Certains ont fait fortune dans le domaine de la restauration, notamment en ouvrant des crêperies bretonnes. En se promenant dans les rues de grandes villes comme Montréal ou de plus petites, telles que Québec, l’on peut en croiser quelques-unes dont les propriétaires sont d’origine bretonne. Par le biais de cette communication, je propose d’aller à la rencontre de ces Bretons qui confectionnent des crêpes à 6 000 km de la Bretagne. Qu’ont-ils fait de leurs traditions culinaires et de leur ethnicité au cours du processus de migration? Quelle image de leur culture ont-ils choisi de véhiculer? Qu’est-ce qui expliquerait un tel phénomène de maintien et de renouvellement de leurs traditions? Comment cet élément culturel a-t-il été adapté à la réalité économique? En m’inspirant des enquêtes ethnologiques menées sur les restaurants étrangers à Québec, j’ai privilégié la méthode par observation participante et entretien avec trois propriétaires de crêperies à Québec et à Montréal. J’ai également mangé dans les restaurants concernés afin de prendre note de leurs caractéristiques. Dans cette présentation, j’exposerai d’une part la façon dont cette tradition culinaire s’exprime à travers des lieux, des pratiques et des objets. Autrement dit, je présenterai ce qui fait l’ethnicité des crêperies bretonnes. D’autre part, je soulignerai les divergences et convergences avec les crêperies situées en Bretagne, les métissages réalisés, les représentations véhiculées par les détenteurs de ce patrimoine.
Troisième partie : les ambiguïtés de la marge. Ambivalence de la marge
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Relations et perceptions entre un peuple et son clergé à la fin du xixe siècle
Micheline Laliberté
p. 249–264
RésuméFR :
L’époque étudiée couvre en gros les années 1890–1900. Cette période a été choisie parce qu’elle correspond à l’arrivée de la congrégation des eudistes à la baie Sainte-Marie en Nouvelle-Écosse. Ce qu’il nous a semblé intéressant d’analyser ici, ce sont les premières années de la rencontre entre ces pères venus de France et la communauté acadienne qui vivait dans le sud-ouest de la Nouvelle-Écosse depuis environ un siècle. L’objectif est donc d’étudier différents types de sources disponibles sur l’époque, soit la correspondance des eudistes, le journal L’Évangéline et la tradition orale, et ce afin de mieux comprendre les zones d’échanges culturels mais aussi de résistance entre les pères et les Acadiens. Les trois pistes qui ont été retenues — pratiques religieuses, perceptions mutuelles et croyances superstitieuses — permettent de montrer la variété des situations en fonction des documents utilisés.
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La résistance des marges : le cas de la religion populaire
Pietro Boglioni
p. 265–283
RésuméFR :
Ma communication se propose de vérifier si, et jusqu’à quel point, dans le domaine particulier de la religion populaire canadienne-française, on peut appliquer les mêmes hypothèses aux rapports entre le centre et les marges que l’on applique dans les autres domaines de la culture populaire. En ce qui concerne la religion, en effet, la dynamique autogène de l’évolution culturelle est entravée par l’intervention massive d’une autorité ecclésiastique qui modifie, favorise ou censure à son gré, avec un poids auquel il est difficile de résister. On pourrait même se demander si, dans le domaine de la religion populaire, le schéma ne serait pas renversé par rapport aux autres domaines de la culture : cette religion se maintient fortement en France, et elle s’effiloche jusqu’à disparaître, ou presque, au Québec et en Acadie. Plusieurs variables, par ailleurs, viennent modifier un tel tableau. Il faut d’abord distinguer entre religion populaire en tant que « christianisme popularisé » et religion populaire en tant que forme originale de symbiose entre christianisme et cultures ethniques. Il faut aussi différencier l’action du clergé non seulement selon les temps et les lieux, mais selon les diverses thématiques : depuis toujours, en effet, la pastorale chrétienne distingue entre ce qui est prescrit et ce qui est suggéré, ce qui est déconseillé et ce qui est défendu. Il se peut aussi que la religion populaire se soit maintenue dans une existence souterraine, avec une vitalité que nos sources ne nous permettent pas d’apprécier pleinement.
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Une charrette qui a traversé l’océan? Les reflets de l’Ankou breton en Acadie
Ronald Labelle
p. 285–293
RésuméFR :
Les croyances traditionnelles de Bretagne et d’Acadie sont remplies de récits où des signes d’une mort imminente sont perçus par les humains. La voyance est en effet une caractéristique dominante dans les folklores de ces deux peuples. Le fait d’interpréter des bruits mystérieux ou des visions en tant que signes venus de l’au-delà n’est pas unique au folklore de l’Acadie et de la Bretagne, mais ces deux peuples partagent une légende tout à fait particulière. En Bretagne, on appelle « Ankou » la figure de mort qui conduit une charrette aux roues grinçantes, avertissant d’une mort prochaine. À divers endroits en Acadie du Nouveau-Brunswick, on trouve des légendes locales qui se rapportent à une voiture ou une charrette fantôme. Les informateurs expliquent les manifestations mystérieuses soit par association à un décès tragique qui eut lieu au même endroit, soit comme un avertissement possible d’une mort prochaine. Sur l’île de Lamèque, en revanche, on trouve des récits légendaires au sujet d’une charrette aux roues grinçantes qui se manifeste à la veille d’un décès et qui semble correspondre à la charrette de l’Ankou breton, quoiqu’on ne mentionne pas la présence d’un charretier. Ma communication examinera les récits racontant « la charrette de la mort » à Lamèque, tels que je les ai trouvés dans diverses collections archivistiques et publications. Je me référerai aussi à l’adaptation littéraire qu’en a fait Antonine Maillet, pour tenter de déterminer si la légende serait une adaptation en terre acadienne d’une croyance venue de Bretagne.
Troisième partie : les ambiguïtés de la marge. Marge et identité
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La création des « vrais Métis » : définition identitaire, assujettissement et résistances
Denis Gagnon
p. 295–306
RésuméFR :
À partir des trois types de résistances et de luttes définies par Michel Foucault (contre les formes de domination, d’exploitation et d’assujettissement), je propose une analyse des revendications identitaires récentes des Métis canadiens, en mettant l’accent sur les relations de pouvoir entre les Métis et les gouvernements provinciaux et fédéral, entre les Métis francophones et anglophones du Manitoba et entre les associations métisses de l’Ouest et les représentants des Métis de l’Est (Québec, Labrador, Maritimes). Cinq points nous permettent d’analyser ces relations de pouvoir : 1) le système des différenciations qui permettent d’agir sur l’action des autres; 2) le type d’objectifs poursuivis par ceux qui agissent sur l’action des autres; 3) les modalités instrumentales; 4) les formes d’institutionnalisation; et 5) les degrés de rationalisation. Cette grille analytique foucaldienne nous permet de mieux comprendre les luttes identitaires à l’oeuvre dans les communautés métisses canadiennes et les dangers inhérents à la définition de l’identité métisse par l’imposition de critères d’authentification, entre autres, celui de l’extinction à moyen terme du statut métis.
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Migrations des peuples africains en Europe et transferts des habitudes culturelles : le cas des Burkinabè de France
Patrice Kouraogo
p. 307–320
RésuméFR :
La migration, vécue dans le contexte africain en deux temps (pendant et après la colonisation) et en deux modes (contraignant et volontaire), est un vecteur privilégié de transferts culturels. Quand un groupe d’individus se déplace, c’est un échantillon représentatif d’une nation qui se déporte d’un espace à un autre. Il y a forcément une reproduction sociale et culturelle qui est assurée dans ce nouvel espace par la poignée de personnes déplacées, aussi petite soit-elle. Autant il y a eu migrations et transferts culturels de l’Europe à l’Amérique, autant on peut observer ce même phénomène du côté de l’Afrique vers l’Europe. Le Burkina-Faso, ancienne colonie française, compte plusieurs milliers de ses fils dans l’Hexagone. Ces derniers ont emporté avec eux des traditions, us et coutumes de leur pays. Consciemment ou inconsciemment, en terrain favorable ou hostile, ils reproduisent ces pratiques. Parmi elles, on peut citer la solidarité, la polygamie, le partage, le regroupement… Dans ce thème, nous allons démontrer que ce qui est valable en Amérique pour l’Europe l’est en Europe pour l’Afrique à travers l’exemple des Burkinabè vivant en France.
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Les nouvelles frontières culturelles du Québec : le rôle des musées comme marqueurs identitaires
Yves Bergeron
p. 321–333
RésuméFR :
La mondialisation et la globalisation qui traversent le monde conduisent à une nouvelle configuration des cultures. Autrefois considérée au coeur de ce que certains intellectuels appelaient l’Amérique française, la culture francophone du Québec traverse sa plus grave crise identitaire. Le Québec ne serait-il pas en voie de devenir une nouvelle marge? Après de multiples replis, le territoire culturel du Québec se fragmente et de nouvelles frontières semblent de dessiner. Comment se sont opérés ces changements? Quels sont les mécanismes et les stratégies qui permettent de sortir la culture québécoise de ce processus de marginalisation? Les récents travaux sur le patrimoine au Québec nous donnent des indices de cette crise identitaire et des efforts entrepris pour redéfinir une nouvelle identité collective. Quels sont les nouveaux repères qui balisent le territoire culturel du Québec et qui redéfinissent ces nouvelles frontières? Quel est le rôle de l’ethnologie dans ce processus de résistance et de redéfinition des identités? En somme, cette communication propose une réflexion sur la crise identitaire observée à travers le processus de patrimonialisation de la culture française en Amérique du Nord.
Quatrième partie : les marges, lieux de résistance. La Mi-carême ou la mémoire vive de la marge
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Se masquer à la mi-carême : perspectives de renouveaux communautaires
Barbara Le Blanc
p. 335–342
RésuméFR :
La communauté acadienne de la région de Chéticamp en Nouvelle-Écosse a conservé la mi-carême, tradition qui a été amenée par les premiers migrants français dans leurs bagages culturels. La mi-carême, exemple d’un transfert culturel de l’Europe à l’Amérique, est une fête qui utilise le pouvoir du masque dans un rituel collectif de dérision. Pendant cette fête le masque protège, libère, garantit l’anonymat, transforme, épouvante et autorise la confusion. Nous voyons des exemples de fêtes semblables au Canada et ailleurs dans le monde, comme la mi-carême au Québec, le Mummering à Terre-Neuve, le mardi gras en Louisiane, dans les Antilles et au Brésil, et le carnaval en Europe. Nous proposons d’explorer les raisons pour lesquelles ces traditions ont pu traverser le temps et l’espace tout en se maintenant et en se renouvelant. Nous regarderons les éléments que ces célébrations ont en commun, comme la nourriture, la boisson, la musique, la chanson, la danse et le masque. L’étude des changements et de la continuité de ces traditions nous amène à conclure que ces fêtes ont su résister parce qu’elles permettent une ouverture à l’imagination et à la créativité. Cette ouverture permet aux groupes de répondre à certains besoins universels de l’être humain. De plus, ces groupes ont su partager ces expériences de dérision et de célébration communautaire dans le cadre du phénomène du tourisme culturel. Grâce à la force vive de ces fêtes, l’écho puissant du rire du Moyen-Âge vit dans le monde contemporain.
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La Mi-Carême distributrice de friandises : survivance d’une tradition française à l’Île-du-Prince-Édouard
Georges Arsenault
p. 343–353
RésuméFR :
La tradition de la mi-carême la mieux connue au Canada est celle qui consiste à se déguiser et à faire la tournée des maisons en groupe. Il y a une autre tradition, celle-ci moins connue, qui a survécu chez les Acadiens de l’Île-du-Prince-Édouard. Il s’agit de la Mi-Carême distributrice de friandises. Le soir de la mi-carême, elle se présente dans les maisonnées où il y a de petits enfants. À ceux qui ont été sages, elle donne un biscuit, une pomme, des bonbons ou autres friandises. Dans cet article, nous décrivons la tradition telle qu’elle a été observée dans le passé et la façon dont elle se perpétue de nos jours. Nous verrons aussi que cette coutume a jadis été connue dans certaines régions du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Écosse. Enfin, nous évoquerons les origines françaises de la tradition.
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Fonction sociale de la mi-carême à Natashquan
Bérangère Landry
p. 355–363
RésuméFR :
En 1855, les immigrés acadiens des Îles-de-la-Madeleine débarquent à Natashquan avec cette coutume de courir la mi-carême, déguisés, masqués. Présente partout au Québec au siècle dernier, elle s’est éteinte peu à peu dans les années 1920. Comme par magie, elle s’est enracinée dans certains milieux à caractère insulaire : Île-aux-Grues, Îles-de-la-Madeleine et Natashquan; et, en Nouvelle-Écosse, elle est vivante dans la région de Chéticamp. Bruut! bruut! bruut! Cette formule magique ouvre les portes à Natashquan aussi sûrement que le « Sésame, ouvre-toi » d’Ali Baba! Lors de la troisième semaine du carême, des personnages masqués, déguisés, se promènent dans le village et frappent aux portes. Ils entrent dans les maisons, parfois muets et immobiles, parfois gesticulant comme au théâtre. Quant aux hôtes, ils essaient de découvrir qui se cache sous le masque. C’est cela, le véritable enjeu! Qu’on soit reconnu ou non, cela mérite bien un petit verre. Et là, c’est aussi la fête de la parole qui éclate. Pour perdurer, l’accueil est l’élément essentiel à la survivance de cette coutume. On peut bien se demander ce qui fait encore courir la mi-carême en 2007… Si l’on n’a plus à défier le carême, cela reste un temps fort de la vie sociale, qui favorise la communication en apportant un peu de rêve et de merveilleux. Les jeunes y trouvent leur compte et se mêlent aux aînés. Lever son verre, lever son masque, après être passé incognito dans un milieu où tout le monde est parent, ami, voisin, c’est tout un défi qu’on ne relève qu’à la mi-carême. Ce doit être cela, la résistance des marges…
Quatrième partie : les marges, lieux de résistance. Les rythmes de la marge : inventer sans renier
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Marginalité et modernité : l’évolution de la musique cadienne
Barry-Jean Ancelet
p. 365–371
RésuméFR :
Comme toute tradition vivante, la musique cadienne a subi plusieurs changements stylistiques pendant les quelques dernières générations. Certains de ces changements sont dus à la créativité individuelle des musiciens et chanteurs, y compris Amédé Ardoin, Dennis McGee, Harry Choates et Iry Lejeune, entre autres. D’autres changements sont dus à l’évolution du contexte de la musique : changements sociaux, comme dans le passage des bals de maison aux salles de danse publiques; changements technologiques, tels que l’effet de l’amplification dans une tradition autrefois acoustique, de l’enregistrement dans une tradition basée sur l’innovation, ou bien encore de la diffusion en ondes dans une tradition autrefois forcément locale et intime. Une autre évolution s’est produite avec le développement des festivals et concerts, en ce qui concerne l’effet de jouer pour des gens assis qui écoutent plutôt que pour des danseurs, ainsi que devant des foules sur une scène élevée et à l’extérieur, ce qu’on n’aurait pas pu imaginer avant, contrairement à l’expérience des salles de danse typiques. Les changements de style qui ont été produits par ces évolutions contextuelles sont évidents quand on compare les enregistrements des années 1920–1930 avec ceux qui ont suivi la Deuxième Guerre mondiale, et surtout quand on compare les enregistrements qui ont précédé les festivals avec ceux qui les ont suivis. La musique cadienne contemporaine a dû se négocier une place dans un monde tout à fait moderne pour survivre. Elle semble être aussi l’arme principale dans l’effort de conservation de la langue française en Louisiane dans sa spécificité cadienne. Malgré quelques expérimentations, on semble continuer à croire que la musique cadienne doit être en français. En même temps, il reste à voir si les jeunes, qui ne parlent plus le français, pourront continuer encore longtemps à chanter pour un auditoire qui comprend de moins en moins cette langue.
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Choisir le chemin moins fréquenté : regard sur la musique traditionnelle
Lisa Ornstein
p. 373–380
RésuméFR :
Au cours du xxe siècle, la musique et les danses traditionnelles régionales et communautaires ont presque complètement disparu autant au Canada qu’aux États-Unis. La majorité des musiciens locaux ont soit délaissé leur legs musical devenu marginal en faveur d’un répertoire plus à la mode soit simplement cessé la pratique de leur instrument. Il y a cependant des musiciens qui ont consacré leur vie à maîtriser et à perpétuer leur héritage musical. Pourquoi ces personnes ont-elles choisi un chemin si peu fréquenté? Nous allons aborder cette question à travers la vie de deux musiciens qui ont suivi cette route : Louis Beaudoin, violoneux franco-américain de Burlington (Vermont), et Louis « Pitou » Boudreault, violoneux de Chicoutimi (Québec). Ces hommes, issus de familles de musiciens, ont vécu leur jeunesse dans des milieux où la musique et la danse traditionnelles jouaient un rôle social fort important au sein de leur famille et de la collectivité. Malgré la disparition de ces contextes, ces deux musiciens ont continué d’apprécier la richesse de leur vécu, ainsi que la spécificité et la valeur de leur héritage musical. Comprendre leur loyauté et leur plaisir à l’égard de cette musique, c’est aussi entrevoir le pouvoir évocateur et transcendant des arts traditionnels.
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La gigue québécoise dans la marge de celle des îles Britanniques
Pierre Chartrand
p. 381–389
RésuméFR :
La gigue québécoise, comme plus largement celle des Canadiens français, est presque essentiellement tributaire de la danse irlandaise et écossaise. À cela s’ajoutent quelques apports anglais, principalement aux alentours de Montréal. Le même fonds commun se retrouve dans le répertoire gigué des Métis de l’ouest, des Saguenéens ou des Acadiens du Cap-Breton. L’influence du rant step britannique est indéniable, et représente sans doute le socle commun de toute la gigue du Canada français, comme du Canada anglais. Comme pour les formes musicales associées à la gigue (particulièrement les 3/2), le Québec semble avoir conservé d’anciens pas et un ancien style largement disparu dans les îles Britanniques. D’autre part, les disparités régionales, dans le style comme dans les pas, semblent s’estomper lorsqu’on recule dans le temps, renforçant ainsi la thèse d’un fonds identique. Cet exposé fait l’analyse et la comparaison des formules d’appuis avec leurs patrons rythmiques, et il présente des documents de collectes.
Quatrième partie : les marges, lieux de résistance. Les chants de la marge : paroles entretenues
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Singularités et survivances dans le répertoire de chansons traditionnelles françaises du Détroit
Marcel Bénéteau
p. 391–405
RésuméFR :
La région du Détroit, dans le sud-ouest ontarien, est sans doute le terrain de marge par excellence. Situé à la frontière des États-Unis et séparé des autres centres francophones du Canada par des centaines de kilomètres, le Détroit était historiquement la plaque tournante entre les centres établis de la Nouvelle-France et les possessions françaises des pays d’en haut (donc une marge d’abord, mais un centre par rapport à une aire encore plus marginale). Les communautés de la rivière Détroit ont maintenu tout au cours du xxe siècle un répertoire de chansons traditionnelles françaises qui est très différent — tant dans la variété de ses chansons types que dans les catégories de chansons qu’il favorise — de celui qui, évoluant dans la vallée laurentienne, s’est répandu dans les régions du Québec, ainsi qu’en Nouvelle-Angleterre et dans le nord et l’est de l’Ontario. Cette communication examine les caractéristiques de ce répertoire et l’éclairage qu’il apporte à l’étude de la chanson traditionnelle française en Amérique française.
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Sources orales et mémoire historique dans la Bretagne d’Ancien Régime : la représentation des héros
Éva Guillorel
p. 407–419
RésuméFR :
Le répertoire ancien de tradition orale en langue bretonne — se rapportant à des faits antérieurs au xixe siècle — reflète un discours issu d’une source orale, bretonnante, partiellement populaire et massivement rurale, soit l’inverse des sources écrites, urbaines, lettrées et francophones qui constituent les bases de la documentation historique. Or, en qui concerne le regard porté sur les héros politiques, le propos de la chanson s’avère souvent différent de celui des archives écrites, reflet du discours officiel. Il s’agit donc de s’interroger sur la subjectivité de cette expression de la marge afin d’apprécier en quoi elle constitue une forme de résistance face au discours du centre. Le choix des héros retenus par la tradition pose la question d’une mémoire sélective et longue, qui perpétue le souvenir de personnages dont l’identification et les références historiques ont souvent perdu de leur sens. Le traitement des épisodes retenus invite à s’interroger sur les processus de mythification des héros, la question de la réécriture de l’histoire officielle ou encore la capacité de conservation de la réalité historique au fil de la transmission. La question de l’origine des chansons à contenu politique se pose également : celles-ci sont-elles toujours d’inspiration plus ou moins lettrée? Quelle place existe-t-il pour un discours de création plus proprement populaire? De même, l’interrogation porte sur les destinataires des chansons et sur l’utilisation de la chanson comme arme de propagande, mais également sur le réinvestissement de la marge par le centre lorsque le politique estime pouvoir en tirer profit, ou sur la question de l’assimilation d’un discours lettré dans la tradition populaire.
Quatrième partie : les marges, lieux de résistance. Revanche et revivification des marges
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Les avatars d’une quête chantée : de l’eginane à la guignolée
Fañch Postic
p. 421–446
RésuméFR :
Attestée en France dès la fin du xive siècle, au moment du changement d’année, la quête d’(o)guilaneu ou (a)guiloneu a très tôt induit une interprétation fantaisiste par « au gui l’an neuf », en référence au cri supposé des druides cueillant le gui à l’aide de leur serpe d’or. Dès le début du xviiie siècle, certains avaient pourtant sans doute vu juste en interprétant le cri des quêteurs (eginane en breton) comme un dérivé du mot egin, germe, bien attesté dans différentes langues celtiques. Cette origine « celtique » pourrait trouver confirmation dans le fait qu’une quête du même type, et sous des appellatifs qui paraissent bien appartenir à une même famille linguistique, a existé sur toute la façade ouest de l’Europe, de l’Écosse au nord jusqu’à l’Espagne au sud. En Espagne, les mots Aguinaldo ou Aguilando désignent encore les étrennes et, en Écosse, Hogmanay a parfois pris la forme d’un grand événement festif pour le nouvel an. En France, cependant, on ne trouve plus guère de traces de l’ancienne quête que les colons ont introduite en Amérique du Nord : aux États-Unis, la Guiannée fait parfois encore partie des festivités du mardi gras; au Québec, la Guignolée a conservé l’aspect caritatif qui était souvent le sien en France, devenant même aujourd’hui une véritable institution qui, en décembre, mobilise médias et organismes publics ou privés. Après une réflexion sur l’origine, le sens et la fonction de la quête, l’intervention s’attache à analyser son évolution ou sa disparition en Europe, et son adaptation et sa diffusion dans les minorités franco-américaines.
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Le rôle des marges linguistiques dans la transmission des chansons de tradition orale – Quelques remarques sur les versions du « Roi Renaud » en Bretagne
Donatien Laurent
p. 447–455
RésuméFR :
En matière de culture populaire, l’innovation et le renouvellement viennent en général des milieux dits « lettrés ». Empruntés et assimilés par des milieux analphabètes, de culture orale, les textes écrits reçoivent une seconde vie, que ces milieux populaires leur offrent en en faisant leur bien. On se trouve donc en face de deux « objets » : un antécédent figé, daté, accompagné de ses éventuelles copies, qui va vivre, le temps que la mode lui conserve une actualité ou lui concède un intérêt, et une adaptation vivante et mouvante, portée par une culture orale qui va continuer à se nourrir de l’oeuvre et à la transmettre tant qu’elle conservera sens et valeur. Si l’oeuvre première passe, aux marges, dans un univers linguistique différent, elle va prendre un relief particulier, acquérir une autonomie qui donnera du prix à sa descendance « sauvage ». Notons que ce type de processus est observable aussi bien en matière de prose narrative que de poésie, de musique que de théâtre ou même de danse, et concerne finalement toutes les formes d’art.