Nouvelles perspectives en sciences sociales
Volume 15, numéro 1, novembre 2019 Sur le thème du tatouage Sous la direction de Mélanie Girard, Simon Laflamme et Claude Vautier
Sommaire (9 articles)
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Avant-propos
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Corpus religiosum. La question des marques corporelles dans le christianisme latin
Jean-Pierre Albert
p. 19–43
RésuméFR :
La recherche de marques corporelles en contexte chrétien (ici réduit au seul christianisme latin) offre un panorama contrasté. Les modalités de l’inscription de l’identité religieuse dans le corps laissent presque entièrement de côté le domaine, pourtant fourni à l’échelle des religions du monde, de marquages rituels intentionnels (mutilations, tatouages, etc.). Les ancrages corporels d’un habitus chrétien offrent une plus large moisson, s’agissant en particulier des pratiques concernant les seuls spécialistes ou virtuoses religieux, avec les aspects ascétiques et pénitentiels de l’excellence dévotionnelle. La rubrique la mieux pourvue est celle de marques supposées d’origine surnaturelle, dont l’exemple le plus typique est la stigmatisation. L’étude essaie de comprendre cette situation en la mettant en relation avec les spécificités de la théologie chrétienne, tout en prenant en compte leur rencontre avec des déterminants anthropologiques généraux du religieux.
EN :
Research on body markings in a Christian context (here reduced to latin Christianism) offers a contrasting picture. The ways in which religious identity is inscribed in the body seem to exclude almost entirely – despite their presence in all religions across the world – the realm of intentional ritualistic body markings (mutilations, tattoos, etc.). The corporal anchorage point of a Christian habitus offers a broader spectrum, particularly through its exploration of the ascetic and penitential aspects of devotional excellence. The most commonly studied rubric is that of supernatural markings, of which stigmatization remains the most typical example. In this study, we attempt to understand this phenomenon through the specifics of Christian theology, all the while taking into account their interaction with general anthropological determinants of religiosity.
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Le tatouage comme archive, de la trace de l’écriture à l’écriture de la trace
Simone Wiener
p. 45–63
RésuméFR :
Ces dernières années, les tatouages font l’objet d’un véritable engouement mais, à la différence de ceux des sociétés traditionnelles, ce sont des motifs originaux et choisis individuellement.
Comment saisir cette pratique qui consiste à inscrire quelque chose sur la peau, de façon indélébile ? Pourrait-elle avoir la fonction de nous arrimer à un lieu, à un nom, à un collectif ?
Je partirai du corps en tant qu’espace pour ouvrir ma réflexion sur la pluralité des tatouages.
Je ferai quelques hypothèses sur les formes différentes d’inscriptions corporelles allant du stigmate à la parure érotique donnée à voir jusqu’à la marque identitaire. Le tatouage, dans certains cas, pourrait-il constituer une sorte d’appui symbolique, l’écriture d’une trace visible sur le corps dont la nécessité serait d’empêcher l’oubli ?
EN :
In recent years, tattoos have become the object of infatuation but, unlike those of traditional societies, they are original and individually chosen motifs.
How can one grasp this practice which consists of putting something on the skin indelibly? Could it have the function of connecting us to a place, a name, a group?
I will treat the body as a space to open my reflection on the plurality of tattoos.
I will make some hypotheses on the different forms of corporal inscriptions, from the stigma, to the erotic ornament which is given to see, to the mark of identity. Could tattooing, in some cases, constitute a kind of symbolic support, the writing of a visible trace on the body whose necessity would be to prevent forgetfulness?
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De la scarification au tatouage : une écriture intime
Catherine Rioult
p. 65–92
RésuméFR :
Dans les sociétés traditionnelles, le corps sert de carte d’identité. L’anthropologie a mis en évidence que le corps marqué par des scarifications et/ou des tatouages porte le système de signes d’un groupe social qui permet à un individu d’en identifier un autre au premier regard.
La psychanalyse permet, elle, d’accéder au discours que le jeune ne peut pas énoncer verbalement mais qu’il inscrit sur sa peau, dans les scarifications et les tatouages.
L’histoire de plusieurs adolescentes, au travers de leur parcours psychothérapeutique, montre comment elles sont passées des scarifications qu’elles s’infligeaient dans le secret de leur douleur de vivre à un tatouage choisi et assumé aux yeux de tous.
Le tatouage, élément ornemental de marquage corporel, a eu pour elles une fonction de sublimation de leurs pulsions destructrices.
EN :
In traditional societies, the body serves as identification. Anthropology has shown that the body marked by scarifications and/or tattoos carries the system of signs of a social group which allows an individual to identify another at first sight.
Psychoanalysis provides access to the discourse that the young person cannot express verbally but that he/she writes on his/her skin through scarifications and tattoos.
The story of several teenage girls, through their psychotherapeutic journey, shows how they went from the scarifications they inflicted on themselves in secret, out of their pain of living, to a tattoo chosen and assumed and for all to see.
The tattoo, an ornamental element of body marking, served in helping them to sublimate their destructive impulses.
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Représentations du tatouage : le paradoxe de la différenciation et de l’assimilation
Mélanie Girard, Simon Laflamme et Claude Vautier
p. 93–171
RésuméFR :
La technique du tatouage serait, en principe, aussi vielle que l’humain. Réservée à peu près exclusivement aux sous-cultures de la déviance pendant la majeure partie du XIXe siècle, on voit s’étendre son usage, en Occident, depuis les années 1980, 1990, période pendant laquelle on assiste à une expansion des modifications corporelles en général. La question se pose donc de savoir comment expliquer cet engouement récent pour les bodmods dont, au premier chef, le tatouage. Dans ce texte, nous soutenons, d’une part, que sa montée en popularité peut s’expliquer par une épistémè qui prend racine dans quatre phénomènes distincts, mais interreliés : le rapport à l’espace qui se noue dans les années d’après la première guerre et qui se cristallise en 1969 avec les premiers pas sur la lune ; la montée en puissance des super héros, portés par des plateformes comme Marvel Comics et DC Comics ; la révolution sexuelle et le mouvement hippie qui en est le corollaire ; l’apparition d’internet et des réseaux sociaux en particulier. Nous avançons, d’autre part, que le fait de se faire tatouer ne peut être qu’un geste à la fois individuel et collectif, qu’en se singularisant, on intègre forcément une communauté, les sociétés humaines ne pouvant se construire que sur une logique du paradoxe, d’une tension nécessaire entre homogénéité et différenciation. À travers les données tirées d’une enquête franco-canadienne et en distinguant entre personnes non tatouées, peu tatouées et très tatouées, nous démontrons que, bien que la dimension artistique soit plus présente dans le discours français et la dimension symbolique, plus caractéristique du propos canadien, le tatouage éveille globalement, chez les individus interrogés, des référents liés à sa dimension artistique et esthétique, à la santé et au fait qu’il amène à transgresser des normes et à repousser ses limites physiques et psychologiques. Le tatouage apparaît ainsi comme un processus individuel qui inscrit dans le collectif, le rapport au collectif étant tantôt extérieur, tantôt secondaire, tantôt implicite, tributaire qu’il est du fait que l’on soit plus ou moins tatoué.
EN :
Tattoos, it would seem, are as old as humankind. Although they were mainly used and displayed by members of deviant subcultures throughout most of the nineteenth century, the 1980’s and 1990’s have given way to a rise in body modifications in general, and tattoos in particular. The question arises as to how we can begin to explain this craze for tattoos in the Western world. In this paper, we suggest that this newly constructed infatuation is the product of an episteme which is built on four century-defining, distinct, all the while interrelated, phenomena: the Space Odyssey, the rise of Superheroes and Comic Books, the sexual revolution and the emergence of the internet in general and of social networks in particular. We also argue that the act of getting tattooed is necessarily both individual and collective: by differentiating oneself through the use of tattoos, one joins a collective or community. This reminds us that human societies are paradoxical in nature, their components constantly evolving between homogeneity and differentiation. Through the study of a Franco-Canadian sample divided into three separate groups – not tattooed, somewhat tattooed, very tattooed – we show that tattoos evoke arts, esthetics and health as well as the transgression of social norms and the extension of physical and psychological limits in all groups within both countries, although the French sample is more defined by art and the Canadian sample, by symbols. The marking of the body with ink thus appears as a collectively inscribed individual process in which the collective is either outside of, secondary to, or implicitly part of oneself, depending on the category with which we identify.
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Se détatouer : furtivité identitaire ou vivacité corporelle ?
Bernard Andrieu
p. 173–203
RésuméFR :
Le détatouage pourrait être compris comme un effacement : effacer son passé pourrait être le moyen de recommencer à zéro, de retrouver une peau d’origine et de donner un sens nouveau à sa peau. Si le sel a pu être utilisé sans succès, les nouvelles techniques font l’objet d’évaluation et d’évolution.
Mais les techniques d’effacement sont si invasives et comportent de telles séquelles que le détatouage apparait bien comme un désengagement assumé et risqué : tant du point de vue de l’état de la peau détatouée, qui ne revient jamais à l’état de page blanche sur laquelle on pourrait réécrire immédiatement, que du point de vue physiologique qui voudrait renouveler l’âge de la peau.
Nous démontrons qu’il n’y a pas un arrangement avec sa peau mais un « agenrement » à opérer pour redonner un style et un genre à un corps déconsidéré par ce qui serait maintenant un défaut à éliminer.
EN :
Tattoo removal could be understood as an erasure: erasing one’s past could be the way to start from scratch, to find an original skin and to give new meaning to one’s skin. If salt has been used unsuccessfully, new techniques are subject to evaluation and evolution.
But the erasure techniques are so invasive and their sequelae so important that tattoo removal appears as a form of disengagement which is both assumed and risky: from the point of view of the state of the torn skin, which never recovers the state of blank canvas on which one could rewrite immediately, as well as from a physiological perspective which would like to renew the skin’s age.
We demonstrate that there is not an arrangement with the skin but an “agenrement” to operate to give back a style and a type to a body discredited by what would now be a defect to eliminate.
Article hors thème
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Le concept de sujet-entrepreneur : analyse de nouvelles formes de subjectivités à partir d’une enquête effectuée au Cameroun
Gérard Amougou
p. 207–245
RésuméFR :
Cet article est un effort de conceptualisation du sujet-entrepreneur, effectué à partir d’une recherche de terrain au Cameroun. S’il émerge au sein d’un environnement précarisé, ce sujet semble préserver certaines spécificités qui le distinguent des formes d’entrepreneurs connus jusque-là et des acteurs émergents révélés par la littérature. Se présentant au départ comme une individualité en constant procès, le sujet-entrepreneur se construit progressivement comme un individu-sujet-acteur qui informe les transformations sociales en coulisse tout en offrant un matériau inédit aux nouvelles sociologies du sujet.
EN :
This article is an effort to conceptualize the subject-entrepreneur, carried out from a field research in Cameroon. If it emerges in a precarious environment, this subject seems to preserve certain specificities that distinguish it from the forms of entrepreneurs known until then and emerging actors revealed by the literature. Presenting itself initially as an individuality in constant process, the entrepreneur-subject is gradually built as an individual-subject-actor who informs the social transformations behind the scenes while offering a new material to the new sociologies of the subject.