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L’ouvrage Messy Ethics in Human Rights Work ne suit pas le modèle traditionnel des livres universitaires. Le livre se veut un espace inclusif des différentes sources de savoirs et cherche à bousculer les normes du monde de la recherche afin de faire davantage de place à une pluralité de voix. Chaque chapitre (tous écrits à la première personne) narre un épisode vécu par un collaborateur.trice à l’occasion duquel un défi éthique est survenu : s’ensuit une explication quant au processus et à la réflexion qui ont précédé sa prise de décision, quant à ses sentiments vis-à-vis de la situation et quant à sa décision finale. Étant donné la richesse et la diversité des parcours des collaborateur.trice.s, les chapitres ne suivent pas un modèle précis. En réunissant une variété d’histoires, l’ouvrage vise à créer des liens et à générer des échanges et des introspections sur le domaine des droits humains. Ici, l’expérience est considérée comme une source légitime de savoir.
Le livre s’articule autour du fait que le travail dans le domaine des droits humains ne peut être enfermé dans un lieu ou une période fixe et que, par conséquent, les dilemmes éthiques sont nombreux, récurrents et peuvent prendre toutes sortes de formes. Qu’on soit journalistes, chercheur.euse.s, artistes, bénévoles, travailleur.euses.s humanitaires ou qu’on participe à la création de nouvelles politiques, il arrive d’être confrontés à des incompatibilités entre nos valeurs, les procédures et nos responsabilités liées à notre poste.
L’ouvrage étant constitué de 13 situations plus différentes les unes que les autres, il serait impossible de les résumer toutes ici; des exemples seront cependant présentés dans le but d’illustrer avec plus de précision les fils conducteurs susmentionnés. J’ai tenté de diversifier les exemples, c’est-à-dire de prendre des situations issues de différents milieux, et non uniquement du milieu de la recherche. Cependant, deux fils conducteurs se dessinent à travers l’ouvrage et permettent de distinguer deux catégories distinctes de cas : 1) les dilemmes éthiques qui surgissent du respect des règles telles qu’établies par les institutions ; et 2) les dilemmes éthiques qui apparaissent lorsqu’on s’éloigne des règles établies en adoptant une approche distincte.
La première partie du livre – Dilemmes éthiques lorsqu'on suit les règles – nous force à reconnaître que les institutions occupent une place importante dans la gestion des dilemmes éthiques. Cependant, le fonctionnement, les mesures et les règles des institutions ne sont pas toujours exempts d’éléments non éthiques : parfois, ces éléments ne sont clairement pas éthiques (par exemple, lorsque l’institution s’appuie sur le colonialisme, le nationalisme, le patriarcat, bref des systèmes d’oppression). Parfois, ces éléments sont ambigus éthiquement parlant.
Parmi les exemples les plus marquants, notons celui de Maritza Felices-Luna, criminologue et professeure agrégée à l’Université d’Ottawa. Dans le cadre d’une demande de subvention[1] pour financer un projet de recherche, la professeure devait établir le budget détaillé du projet. Le dilemme éthique est apparu lorsqu’est venu le temps de déterminer le salaire de l’assistant de recherche congolais (le projet prévoyait d’embaucher deux assistants : un Canadien et un Congolais). Trois options s’offraient à elle : 1) verser le même salaire aux deux assistants, 2) verser à l’assistant congolais un salaire proportionnellement équivalent à celui de l’assistant canadien dans le but de lui fournir un pouvoir d’achat semblable ou 3) verser à l’assistant congolais un salaire correspondant aux normes locales. Cependant, aucune des trois options ne lui semblait idéale. Les options 2) et 3) créaient une grande inégalité entre les deux assistants. La première option comptait elle aussi son lot de zones grises, car payer l’assistant congolais selon les normes canadiennes signifiait que l’assistant congolais allait se voir verser un salaire bien plus élevé que celui de ses collègues, et même plus élevé que des employés occupant des postes plus élevés que le sien dans la hiérarchie. En fin de compte, ce ne fut pas la chercheuse qui trancha, mais le facilitateur de recherche de l’Université d’Ottawa : ce dernier signala que l’organisme subventionnaire exigeait de payer les assistants selon les taux locaux. Cependant, malgré le fait qu’elle ait respecté les lignes directrices établies, le malaise ne s’est jamais réellement dissipé chez l’autrice du chapitre.
Jason Philipps, professeur adjoint à l’Université Carleton, décrit un exemple qui s’est présenté à lui alors qu’il était travailleur humanitaire pour l’International Rescue Committee en Grèce, plus précisément dans le camp de réfugiés Moria. La question morale qu’il a dû affronter résidait dans la façon dont pouvait être interprété le travail de l’organisme au sein du camp. En effet, le camp ne respectait pas les standards de base en termes de qualité de vie ; qui plus est, c’est le ministère grec de la Politique migratoire qui administrait le camp, sans oublier la présence d’acteurs de l’Union européenne. En travaillant pour l’organisme, Jason Philips et ses collègues craignaient que leurs actions ne légitiment le camp et ne se rendent complices des autorités qui le gèrent – ainsi que, plus largement, l’approche en matière d’asile de la Grèce et de l’expansion ou l’institutionnalisation du régime de détention dans le pays. Finalement, il a été décidé de mettre de l’avant les besoins des résidents du camp plutôt que la réputation de l’organisme, tout en trouvant un juste milieu de façon à ne pas lancer de signaux contradictoires quant à la position de l’organisme vis-à-vis du régime de détention. En d’autres termes, l’organisme estime avoir réussi à offrir des services d’aide humanitaire aux résidents du camp (par exemple, une aide juridique et des services de santé mentale) sans pour autant soutenir le régime de détention de l’État grec.
La deuxième partie du livre – Dilemmes éthiques lorsqu’on remet en question les règles – regroupe les histoires des personnes qui ont cherché à casser le moule préexistant. Les collaborateur.trice.s partagent la manière dont iels ont affronté le problème éthique dans leurs propres pratiques.
Myrto Papadopoulos, photographe, réalisatrice et éducatrice, raconte une rencontre particulièrement marquante l’ayant forcée à repenser sa façon de travailler. Lors d’une discussion avec une travailleuse du sexe bulgare en Grèce, Myrto Papadopoulos fut confrontée au refus de la femme qu’on la prenne en photo. Cette dernière lui expliqua qu’elle ne souhaitait pas être photographiée, car cela ne montrerait qu’une seule partie de sa personne, de son histoire. C’est à ce moment que la photographe se rendit compte qu’il lui fallait utiliser un outil qui donne la parole aux personnes photographiées, afin qu’elles puissent reprendre le contrôle de leur narratif. Or, dans le milieu de la photographie, il n’est pas coutume de demander la permission avant de prendre une photo, le but étant de capter un moment précis. L’autrice a donc décidé de faire autrement et d’adopter des outils participatifs : en travaillant de concert avec une ONG, elle anima des ateliers visant les travailleuses de rue, qui ont débouché sur une exposition dont les photos avaient été prises par les participantes de l’atelier.
Lara Rosenoff Gauvin[2], dans sa recherche doctorale en Ouganda auprès du peuple Acoli, nous éclaire sur la manière dont les exigences du milieu universitaire peuvent parfois être contraires à l’éthique, et sur celle dont notre statut de chercheur.euse influence la manière dont on fait de la recherche. L’autrice est la petite-fille d’une survivante de l’Holocauste et explique que cela a influencé sa manière de faire de la recherche. En effet, ayant grandi avec sa grand-mère, elle a appris de cette dernière que les gens racontent leur histoire lorsqu’ils sont prêts, et que les histoires de survie et de guérison ont parfois plus de valeur que celles de violences et de destructions. Le but de sa recherche consistait donc à explorer les pratiques et concepts de justice et de réparation sociales du peuple Acoli dont plusieurs membres vivent dans des camps pour déplacés intérieurs en raison du conflit civil entre le gouvernement ougandais et l’Armée de résistance du Seigneur. Cependant, sa recherche ne s’inscrivait pas dans les tendances du moment, le milieu universitaire préférant une lentille mettant l’accent sur les conflits et la violence en Afrique. L’autrice explique avoir dû constamment naviguer entre le choix moral et solidaire de ne pas réduire les peuples à des communautés affectées par la guerre, et les attentes du milieu universitaire.
Cet ouvrage étonne par son originalité. On finit ce livre, écrit à plusieurs mains, avec un portrait riche de la question de l’éthique dans le milieu des droits humains. En effet, la qualité de Messy Ethics in Human Rights Work réside dans la pluralité des épisodes narrés par les contributeur.trice.s. Chacun.e explique son raisonnement derrière la décision finale, invitant à superposer sa propre réflexion à celle des auteur.trice.s. Si personne ne prétend avoir une réponse claire et définitive à ses propres questionnements, l’assemblage des histoires sélectionnées permet de faire la lumière sur les angles morts de l’éthique dans le milieu des droits humains, et pousse à replacer l’éthique au centre de la pratique.
Parties annexes
Note biographique
Cassandra Fournier est candidate au doctorat en service social à l’Université d’Ottawa. Elle s’intéresse à la question des migrations, particulièrement aux réfugiés, mineurs non accompagnés et aux intervenants qui oeuvrent auprès d’eux. Avant d’entamer des études doctorales, Cassandra était Chargée de dossiers principale, politique du Commonwealth, à Affaires mondiales Canada. cfour040@uottawa.ca
Notes
Bibliographie
- Plaut, S., Bilotta, N., Rosenoff Gauvin, L., Clark-Kazak, C. et Felices-Luna, M (dir.). (2023). Messy Ethics in Human Rights Work. Vancouver : University of British Columbia Press.