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Introduction

Avec la présence aujourd’hui prégnante des médias socionumériques, l’émergence de plateformes de sociofinancement ainsi que de nouvelles pratiques mettant à profit les données numériques comme sources d’information pour optimiser les stratégies de collecte de dons ou la gestion de personnel, nous assistons à la mise en place d’une nouvelle forme de philanthropie. Celle-ci se fonde sur le modèle des plateformes, soit des infrastructures numériques mettant en rapport plusieurs groupes, tout en capitalisant sur la production de données induite par cette mise en rapport et les effets de réseau que cela permet (Srnicek, 2018, p. 48). Cette « philanthropie de plateforme » se caractérise notamment par l’influence sociale d’une nouvelle médiation technique de type algorithmique : un traitement automatisé de données numériques suivant une suite d’opérations mathématico-logiques dans le but d’anticiper et d’orienter les comportements. L’objet de notre analyse est donc ici celui de l’influence sociale de cette médiation technique sur l’émergence de formes contemporaines de philanthropie. S’il ne s’agit pas d’un angle privilégié dans les études actuelles et antérieures sur la question de la philanthropie, il nous permet néanmoins d’offrir une lecture participant à élargir les horizons analytiques de ce domaine à partir d’une problématique sociotechnique. Si la médiation technique des plateformes n’est pas à percevoir comme déterminisme absolu ni comme simple instrument, elle gagne à être saisie comme médiation participant aux dynamiques sociétales. Si l’action sociale est toujours symboliquement chargée, cette charge ne peut être pensée en dehors des extériorités techniques qui la soutiennent. La « morphologie sociale » en réseau des sociétés contemporaines ne peut pas plus se penser en l’absence de l’émergence de la micro-informatique (Castells, 2001) que l’administration moderne de la vie sociale en l’absence de la révolution industrielle (Fressoz, 2015). Technique et langage (symbolique) peuvent ainsi être pensés comme un agencement constitutif des formes de la société comme l’auront d’ailleurs démontré des travaux d’anthropologie (Leroi-Gourhan, 1989), de philosophie (Stiegler, 2018) ou de sociologie (Freitag, 2002). Nous nous questionnons donc ici sur les formes de la reproduction sociétale à laquelle participent les plateformes comme nouvelle condition de médiation technique, et ce, en rapport à la philanthropie.

Pour ce faire, nous effectuons un aperçu sociohistorique des conditions de son « renouveau » identifié depuis les années 1980 et le rôle structurant qu’y jouent les technologies numériques. À partir de cet aperçu, nous traitons plus spécifiquement de la forme contemporaine de la philanthropie que nous identifions comme une « philanthropie de plateforme ». Cette dernière se caractérise par une dynamique de co-renforcement entre, d’une part, des pratiques de philanthropie de masse reposant sur les services des plateformes et, d’autre part, les effets structurants de la philanthropie élitaire sur l’organisation sociale. Nous proposons également un aperçu de l’état des pratiques philanthropiques en contexte québécois pour offrir une démonstration des mutations sociales que nous identifions. Le cas du Québec est choisi en raison de l’absence de littérature sur le sujet et du fait que le Québec se présente comme un acteur qui mise sur le déploiement de l’analyse des données et de l’intelligence artificielle dans le cadre de ses stratégies de développement socioéconomique (Duhaime, 2022). Nous tirons finalement des conclusions critiques sur les horizons de la philanthropie telle qu’ancrée dans des logiques de reproduction sociétale structurées par ce type de médiation.

Contextualisation sociohistorique 

D’abord, il nous apparaît important de procéder à une brève contextualisation sociohistorique portant sur ce que certains identifient comme un « renouveau philanthropique » depuis le tournant du 21e siècle (Vaccaro, 2012 ; Lefèvre, 2015 ; Fortin, 2019) afin d’identifier certaines tendances sociétales qui sont prolongées dans ce que nous nommons une « philanthropie de plateforme ». Une certaine montée en puissance de la philanthropie, particulièrement sous une forme élitaire (de gros dons provenant des élites économiques de la société) et en contexte nord-américain, est observable depuis les 30 dernières années. Dans le cas du Canada par exemple, le nombre de fondations croît entre 1994 et 2014 de près de 70 % (Lefèvre, 2015) et ses dernières sont très impliquées dans les structures sociopolitiques auprès desquelles elles s’investissent (Fortin, 2019). Ce déploiement plus vaste et plus politique de la philanthropie lui accorde un intérêt sociopolitique important. En effet, comme le soulignent déjà certaines analyses, l’organisation contemporaine de la philanthropie devient aujourd’hui un incontournable de l’analyse sociopolitique (Lefèvre, 2015 ; Skocpol, 2016). Toutefois, il nous semble important d’inscrire cette résurgence en lien avec l’émergence des technologies numériques et leur effet structurant sur la reproduction de la société.

Sur le plan économique, ce renouveau s’inscrit dans le déploiement du néolibéralisme qui, depuis l’après-guerre, critique le poids de l’interventionnisme étatique au profit d’une fluidification des échanges et d’une dérégulation des marchés sur la base d’une reconfiguration de ce dernier à partir de sa capacité à transmettre de l’information (Nik-Khah et Mirowski, 2019, p. 38). Comme le résume très clairement l’économiste Friedrich Hayek dans un texte fondateur :

[...] le problème économique fondamental que la société doit résoudre, si elle veut instituer un ordre économique rationnel, n’est pas d’abord celui de l’allocation des ressources rares, mais plutôt celui de l’information par nature dispersée et incomplète.

1986, p. 136

Pour les historiens de l’économie Edward Nik-Khah et Philip Mirowski, cela résulte d’une inévitabilité pour les individus de s’en remettre à la seule entité capable de réellement juger, valider et interpréter la totalité d’information : le marché (2019, p. 42). Par extension, toute tentative de gestion centralisée et bureaucratique de la société, soit dans une forme étatique, est discréditée pour son impuissance inhérente à faire état de la totalité de l’information. Le marché est alors réinterprété comme un vaste outil de calcul informationnel (Nik-Khah et Mirowski, 2019).

Comment dès lors faire état de cette complexité économico-informationnelle ? En s’en remettant aux technologies comme outils de gestion d’une économie à la circulation fluidifiée. Les années 1980 et 1990 sont à cet effet le théâtre d’importantes démarches de dérégulation qui favorisent la financiarisation de l’économie (caractérisée par la circulation comme vecteur de création de capital) sur fond de déploiement technologique. La déréglementation d’inspiration néolibérale participe à et s’inscrit dans le déploiement des technologies numériques dans le cadre d’une globalisation grandissante qui permet l’émergence rapide de fortunes colossales s’appuyant sur des phénomènes d’achat, de fusion et de concentration de capital qui sont alors facilités (Mondoux, 2011, p. 21). Les technologies numériques deviennent donc une composante structurelle importante de l’économie contemporaine et de la nouvelle philanthropie élitaire. Les dimensions techniques d’informatisation, de circulation et de mise en réseaux se traduisent par une « mise en ordre » de la société au bénéfice des entreprises privées et d’une concentration des richesses.

Si le renouveau de la philanthropie et les technologies numériques s’inscrivent dans une restructuration économique néolibérale, cela se conjugue sur le plan des structures politiques et des manières de gouverner des États par le passage vers une logique de gouvernance – en opposition à une logique de gouvernement. Cette dernière peut se comprendre selon Maxim Fortin comme :

[...] une redéfinition du rôle et de la place de l’État dans la société. Il s’est d’abord traduit par un repli, un désengagement et un recentrage de l’État. Délaissant progressivement sa « position d’opérateur économique », l’État tente de se placer dans une « position d’extériorité » qui doit lui permettre de surplomber les différents champs, sphères et secteurs et d’y jouer, lorsque cela s’impose, le rôle de gardien des « grands équilibres ».

2019, p. 12

On assiste au déclin de l’État comme agent fort de la régulation sociale au profit de celui d’une sorte de médiation régulatrice, laquelle tend plutôt à s’accorder avec les besoins du marché et non des populations puisque le marché serait l’outil de régulation sociale par excellence. Cette transition participe notamment à accorder une place grandissante aux fondations philanthropiques comme acteurs de l’élaboration des politiques publiques. Délaissant son rôle d’institution garante de la protection sociale au profit d’une stratégie de « pilotage stratégique », l’État favorise l’habilitation d’acteurs du marché et de la société civile dans la prise en charge des problématiques sociales (Fortin, 2019, p. 13). Au Québec, cette distinction maintenant floue entre l’action publique et l’action philanthropique est représentée par l’exemple du partenariat entre la Fondation Lucie et André Chagnon et le gouvernement québécois qui « a permis d’octroyer plusieurs centaines de millions de dollars depuis 2007 à divers projets s’adressant aux saines habitudes de vie, à la petite enfance et aux proches aidants » (Lefèvre, 2015, p. 77). Notons au passage que cette fondation doit sa création à la vente d’une entreprise de télécommunication canadienne de taille, Le Groupe Vidéotron. La philanthropie relève dès lors, et comme retombée partielle de la financiarisation et de la numérisation de la société, « d’un sport de poches très profondes et de gens capables de s’attaquer à des problématiques relevant auparavant des États » (Vaccaro, 2018, p. 200). Cette transition ouvre à une influence grandissante des logiques de marchés sur la gestion des problématiques sociales et tend à faire retomber la responsabilité vers les individus eux-mêmes, comme en témoignent les politiques d’austérité allant de pair avec cette transition. Or, cela ne fait que renforcer comme une évidence le recours à la philanthropie comme remplacement du « filet social » gouvernemental propre au régime fordiste et à l’État-providence.

En arrière-plan de ces tendances sociologiques, les bénéfices de l’autorégulation du marché semblent faire défaut. En effet, les revenus des 10 % les plus pauvres ont augmenté de moins de 3 $ par an entre 1988 et 2011, tandis que l’augmentation des revenus des 1 % les plus riches est 182 fois supérieure (Hardoon, 2017, cité dans Fortin, 2019, p. 5). L’économiste Thomas Piketty souligne également que les inégalités sociales sont fortement reparties à la hausse dans les pays riches depuis les années 1970 et que la concentration des revenus a atteint, dans les années 2000-2010, des niveaux similaires à des années records telles que 1910-1920 (2013, p. 37).

Ainsi, le renouveau philanthropique que l’on observe ne semble pas s’inscrire dans une démocratisation et un progressisme lié aux bénéfices portés par les technologies numériques. Il serait plutôt à identifier comme cache-misère de leur participation à la polarisation des revenus s’inscrivant au coeur d’une problématique de hausse des inégalités sociales, tout en faisant apparaître de nouvelles grandes fortunes faisant office de grands mécènes par le biais de méga-fondations (Vacarro, 2018). De plus, ces grandes fortunes bénéficient de politiques fiscales importantes (Alepin, 2011, p. 87, cité dans Fortin, 2019, p. 4) alors que les gouvernements promeuvent des politiques d’austérité. Nous sommes donc aux prises avec un paradoxe : si les grandes fortunes émergent dans un contexte participant d’une montée des inégalités sociales, elles bénéficient, d’une part, d’allègement fiscal important, mais, d’autre part, d’une influence renouvelée auprès des États. La logique technico-économique du marché tend ainsi à se suppléer à la médiation politico-institutionnelle de l’État.

Suivant ce portrait sociohistorique, il nous apparaît que la forme de la reproduction sociale (les structures et logiques qui régissent la reproduction des sujets dans le temps) qui se met en place correspond à ce que le sociologue Michel Freitag identifiait comme un mode « décisionnel-opérationnel » (2013) : une forme de systémisme technico-économique se présentant comme une absence de médiation (le marché comme autonome, les structures politiques en retrait et l’occultation du politique). Or, le paradoxe est double : non seulement la technique constitue une médiation (elle structure notre rapport au monde), mais sa subtile influence se trouve renforcée lorsqu’elle n’est pas considérée ainsi. Elle est, au contraire, perçue comme simple outil d’agrégation d’un réel donné comme tel plutôt que ce qu’elle est, une production active du réel (d’où la condition paradoxale d’occultation du politique). Cette occultation empêche de voir le rôle social structurant de la médiation technique.

À cette contextualisation sociohistorique, il pourrait nous être opposé qu’une bifurcation est actuellement observable, celle d’un déploiement parallèle et encore en chantier d’une philanthropie de masse favorisée par les nouvelles technologies, mais orientée vers l’altérité, vers l’entraide populaire. Les médias socionumériques et les plateformes ne renouvellent-elles pas en effet le regard vers l’altérité en offrant des moyens de communication inédits ? Notre questionnement se tourne donc maintenant sur ces technologies et sur leur horizon potentiel à travers la structure contemporaine des plateformes.

Vers une philanthropie de plateforme ?

Ce qui se présente comme une nouvelle structure de la philanthropie peut se comprendre à travers le rôle aujourd’hui prépondérant des plateformes et la réorganisation de l’action philanthropique qu’elles créent. Largement identifiées comme des infrastructures qui permettent la mise en rapport de plusieurs groupes en capitalisant sur la production de données numériques induite par cette mise en rapport (Srnicek, 2018, p. 48), ces dernières sont des incontournables. En effet, ces nouvelles structures de communication, ayant émergé dans la période suivant la crise financière de 2008, se présentent comme un passage accessible et simple pour le partage d’informations relatives à des problématiques sociales. Les plateformes se caractérisent par le rôle structurel qu’y jouent les données numériques. Ces dernières alimentent des algorithmes qui permettent de capitaliser sur la coordination de services plutôt que sur les services eux-mêmes, tout en personnalisant ces derniers. Aussi, bon nombre de campagnes de financement d’organisations à but non lucratif passent aujourd’hui par les outils offerts par les plateformes. Cela participe à favoriser et à redéfinir à nouveaux frais ce qui est identifié comme la « philanthropie de masse ». Le sociologue et historien Olivier Zunz définit cette dernière comme le prélèvement de petits dons à une très grande échelle auprès de toutes les couches de la population à l’aide de campagnes de collecte orchestrées par des associations, afin de répondre à une cause précise (2012). La philanthropie n’est donc pas le simple fait de grandes fortunes, mais également de tout un chacun. Si Zunz identifie aux années 1920 l’intégration de cette tendance à la « norme sociale américaine » (2012, p. 82) et que Sylvain Lefèvre en souligne même des formes antérieures (2015, p. 68), les plateformes d’aujourd’hui participent à en faire une modalité incontournable de la philanthropie. La grande majorité des acteurs philanthropiques abordant le rôle des technologies numériques abonde d’ailleurs vers le fait qu’il est devenu incontournable d’adapter les stratégies de collectes aux structures des plateformes (Petit, 2015).

Ainsi, depuis l’émergence du renouveau de la philanthropie, les nouveaux acteurs du secteur des technologies numériques constituent à la fois les nouvelles fortunes de la philanthropie élitaire, mais également les pourvoyeurs des structures qui organisent la philanthropie de masse. Comme le souligne Diane Alalouf-Hall, la combinaison de la philanthropie élitaire et de la philanthropie de masse, « un nombre très important de petits dons individuels et un nombre limité de dons majeurs », est représentative de l’approche privilégiée par les organisations à but non lucratif contemporaines (2018). Il se dessine donc, dans ce modèle, une logique particulièrement adaptée à l’entretien et à la reproduction d’une structure socioéconomique toujours davantage fondée autour de l’effet structurant des technologies numériques.

Nous pouvons percevoir ainsi un phénomène structurel de co-renforcement entre la philanthropie élitaire et la philanthropie de masse sur le modèle des plateformes. Les grandes fortunes des technologies et de la finance capitalisent sur la numérisation de la société et ses effets concomitants. L’effet de cette transition participe à promouvoir l’idéologie néolibérale et le retrait de l’État. En retour, cela favorise les inégalités sociales et la polarisation des revenus, poussant les fondations à prendre en charge de plus en plus de problématiques sociales. Ces mêmes fondations adoptent le modèle des plateformes et le déploient sous la forme d’une philanthropie de masse nouveau genre. Cela participe à renforcer l’effet structurant des plateformes qui se concrétise notamment par la capitalisation des entreprises de technologies à partir des données numériques produites à travers l’usage des plateformes pour les dons de masse et l’organisation sociale. Ce retour en capitalisation contribue finalement à renforcer la posture dominante des plateformes et des grandes fortunes qui y sont associées, et donc à promouvoir leur nécessaire implication philanthropique, ce qui complète la boucle. La structure sociotechnique des plateformes constitue ainsi la médiation centrale qui articule le renforcement tendanciel de ce cycle, comme l’illustre le schéma suivant.

Figure 1

Cycle de la reproduction sociale de la philanthropie de plateforme

Cycle de la reproduction sociale de la philanthropie de plateforme

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Suivant ce schéma, nous percevons le rôle des plateformes comme une médiation renforçant les tendances que nous avons précédemment identifiées, plutôt qu’y répondant. Il est pertinent, selon nous, d’inscrire notre analyse dans le cadre plus large que le politologue Maxime Ouellet identifie comme la « révolution culturelle du capital » (2016). Ce dernier identifie, en effet, l’influence des technologies numériques comme vecteur d’une restructuration du capitalisme ayant mené à reformuler son effet socialement structurant. Là où certaines personnes louangeaient le rôle de ces technologies à titre de structure décentralisée et dématérialisée oeuvrant à la dissolution de la domination capitaliste, Ouellet identifie plutôt la nouvelle structure de domination, un capitalisme cybernétique : une structure économique fondée sur la circulation de l’information comme source d’accumulation du capital. Ses analyses sont d’ailleurs partagées par Shoshana Zuboff ou Nick Srnicek qui identifient de leur côté ce qu’elle et il nomment respectivement un « capitalisme de surveillance » (2018) et un « capitalisme de plateforme » (2016), tous deux fondés sur un renouveau de l’accumulation du capital articulé autour de l’agrégation de données numériques et la numérisation de la société.

L’économiste Cédric Durand souligne le danger d’une telle restructuration qu’il identifie comme un « techno-féodalisme » en écho aux structures socioéconomiques féodales du Moyen Âge (2020). Il s’agit d’une structure rentière fondamentalement monopolistique dont la nature de la ressource qui fonde le modèle (les données numériques) est qualitativement différente des ressources naturelles classiques. En effet, « tandis que le monopole lié à la rareté absolue de la terre est contrebalancé par des rendements décroissants, le monopole sur les données numériques originales est redoublé par des effets d’économies d’échelle et de complémentarité de réseau » (Durand, 2020, p. 212). L’investissement n’est ainsi plus orienté vers le développement des forces de production, mais vers des « forces de prédation » qui perturbent le « processus de compétition réelle qui constitue le moteur du capitalisme » (p. 214). Il se développe donc un rapport de dépendance du fait de coûts de sortie élevés, autant économiques que sociaux, pour quiconque cherche à se soustraire au modèle. Sur le plan de la philanthropie, il n’est pas anodin de voir une restructuration autour des plateformes puisque ces dernières se présentent comme un passage obligé. Aucun organisme à but non lucratif ne peut exploiter les données adéquatement ni profiter des économies d’échelle et des effets de réseau.

L’influence des plateformes radicalise le retrait de l’État préalablement identifié pour cette fois-ci se traduire par une gestion structurée sur la médiation algorithmique. Identifiées comme une « gouvernementalité algorithmique » (Rouvroy et Berns, 2013), une « société automatique » (Stiegler, 2015) ou une « société de plateforme » (van Dijk et al., 2018), ces nouvelles modalités de gouvernance poussent la logique du pilotage vers une automatisation parfaitement affranchie de la nécessité de produire un idéal de société politique et normatif. Cet idéal est plutôt technologiquement synthétisé de façon autonome par la compilation algorithmique des données que permet la technologie. La médiation technique des algorithmes remplace la médiation politico-institutionnelle normative moderne et se présente comme nouveau mode de régulation sociale. Cette médiation peut se comprendre comme un évitement des subjectivités. Les modalités de la gouvernance ne s’adressent plus aux réalités subjectives vécues des individus, mais à l’agencement de leur représentation numérique, leurs profils. On ne cherche pas à engendrer une prise de conscience politique, mais un « passage à l’acte » (Rouvroy et Berns, 2013, p. 177). Comme l’avait déjà amorcé le passage vers la gouvernance, le pouvoir donne place au contrôle. Là où le pouvoir consiste en la capacité d’agir sur la norme qui régule l’activité sociale, le contrôle vise à agir directement sur la pratique. On agit directement sur le comportement des individus (contrôle) au moyen d’un mécanisme bévahorial de type stimulus-réflexe généré automatiquement par le traitement des données. On ne vise pas la norme sociale, mais l’agir im-médiat.

Sur le plan des organisations à but non lucratif, les « data philanthropes » proposent de redéfinir les stratégies des organisations autour des données numériques comme le font les plateformes. Comme le souligne Charlène Petit, les fondations philanthropiques adaptent de plus en plus leurs stratégies de marketing: captation de l’attention, micro-ciblage, capitalisation sur l’information, etc. (2015). À cet effet, et en écho à la gouvernance algorithmique, on parle souvent de « susciter l’attention » des donateurs ou de mobiliser des techniques prédictives propres aux formes contemporaines de l’intelligence artificielle par le biais de l’exploitation stratégique des données (Petit, 2020). Il s’agit de colliger les historiques de dons, les comportements en ligne, les informations personnelles et autres sources dans le but de procéder à des techniques semblables au « nudge[1] » (coup de pouce) pour conserver les donateurs dans l’écosystème philanthropique et optimiser les retours en dons. On choisit ainsi le bon moment pour une publicité, une sollicitation directe ou l’envoi d’une infolettre en rapport à son potentiel à engager l’action (le don), le tout sur la base de la prédiction algorithmique. Il s’agit d’optimiser la pratique philanthropique par production de comportements reposant sur l’agrégation des données et des profils numériques. On produit artificiellement des habitudes dites « philanthropiques », plutôt qu’une culture réelle orientée vers l’altérité. La philanthropie devient moins une réalité politique et sociale qu’une modalité de gestion opérationnelle.

La philanthropie nous semble donc être inscrite dans un cycle de reproduction sociale problématique. Les pratiques qui se développent sous l’égide des plateformes et de la science des données nous semblent masquer les grandes tendances sociologiques qui en constituent l’arrière-plan. On assiste à une augmentation de la richesse privée inversement corrélée au déclin de la richesse publique (Chancel et al., 2022, p. 14). Si la nouvelle philanthropie de plateforme permet de faciliter de nouvelles pratiques de dons au sein d’une population ne faisant pas nécessairement partie d’une classe riche, cela nous apparaît comme un constat paradoxal. Ce serait une portion de population à la « part de tarte » toujours plus mince qui répondrait des lacunes d’un État-providence en crise. En prenant la forme structurelle de l’accumulation contemporaine du capital, soit des gains obtenus par le biais de l’analyse algorithmique des données, la philanthropie de plateforme peut être interprétée comme une « révolution culturelle de la philanthropie » ancrée dans la « révolution culturelle du capital » (Ouellet, 2016). Toutes deux se restructurent autour de la médiation algorithmique. Or, axée principalement vers les multiples dons individuels et une logique d’optimisation, la médiation algorithmique reporte le fardeau financier social sur la population moins fortunée, alors même que les inégalités de revenus s’accentuent.

Regard sur les pratiques en contexte quÉbÉcois

Un bref regard sur les pratiques philanthropiques québécoises nous permet de percevoir l’influence des tendances sociologiques identifiées. Si l’on n’observe pas une identique concentration des grandes fortunes dans le secteur des technologies en comparaison avec les États-Unis par exemple, les tendances et leurs effets restent identifiables. Au courant de l’année 2019-2020, l’Institut Mallet – une institution philanthropique fédératrice au Québec – a organisé une série de tables rondes avec des acteurs du milieu québécois et leurs propos sont révélateurs des mutations identifiées plus haut.

Sur le plan de la santé et du bien-être, la réforme Barrette de 2015 – réforme visant la centralisation du réseau de santé – qui s’inscrivait dans le programme politique d’austérité du Parti libéral du Québec (PLQ) a infligé une pression énorme sur les groupes communautaires (Institut Mallet, 2020, p. 3). Le désengagement de l’État a rendu la prestation de service plus difficile, bien que certaines personnes interprètent cela comme une possibilité de faire de la flexibilité des organisations le moteur de nouvelles pratiques (2020, p. 3). Le déploiement grandissant des inégalités sociales se fait également sentir et la pauvreté tend à revêtir de nouveaux visages additionnels (personnes retraitées ou qui reçoivent de l’assurance emploi par exemple) (2020, p. 3). Les problématiques tendent également à être multiples, des problèmes pour se nourrir venant avec ceux de logements et d’insertion professionnelle.

Les formes de la culture du bénévolat changent également. Le temps alloué au bénévolat est en déclin, comme le souligne un intervenant : « Le grand changement avec les dons en temps, c’est que les gens n’en ont plus » (2020, p. 10). De plus, les dons prennent de plus en plus la forme de « dons dédiés », des dons destinés à des causes bien précises en lien avec les intérêts des donateurs et qui ne peuvent être utilisés que dans ces optiques bien précises. Comme le souligne le rapport de l’Institut Mallet :

Les organismes communautaires qui recevaient avant 95 % de leur financement de l’État doivent dorénavant trouver d’autres sources de financement et ils ne sont pas toujours outillés pour le faire. La réduction du financement par mission conduit également à une perte de transversalité dans les besoins, à une perte de vision d’ensemble de la pauvreté. Par exemple, tout ce qui concernait la prévention est mis de côté. De plus, plusieurs organismes se plaignent de voir leur mission détournée par les fondations.

2020, p. 11

Ainsi, les fondations philanthropiques façonnent les besoins des gens selon leurs intentions propres, plutôt que les besoins des gens façonnent les démarches des fondations.

Les grandes modifications technologiques observées sont sans trop de surprises l’importance accrue des médias socionumériques et des nouvelles plateformes (notamment de sociofinancement). Selon certains acteurs, cela correspond à une coupure dans la communication interpersonnelle (Institut Mallet, 2020, p. 6). Ces nouveaux médias conduiraient également à une « mondialisation » des problèmes qui a tendance à occulter les problématiques locales. Il y aurait aussi une culture de l’instantanéité ainsi qu’un détournement de la philanthropie vers des besoins plus personnels que sociaux. Cette culture se perçoit sur les plateformes de sociofinancement où, comme le soulignent les membres de la table ronde :

[..] les gens veulent voir directement l’impact [...]. La robe de mariée de mon amie, je la vois, j’ai contribué à l’acheter, elle s’est mariée avec, donc je vois l’impact de mon don. C’est ça la concurrence que Go fund me fait à la philanthropie, c’est direct l’impact et les gens veulent du « je ». Le « je » veux dire : « Je veux voir l’impact ».

Institut Mallet, 2020, p. 6

Certaines personnes identifient toutefois certains effets positifs des médias socionumériques et des plateformes sur l’organisation de groupe, la capacité à rejoindre des donateurs ou à recruter des bénévoles (Jebenevole.ca, par exemple).

Si ces propos nous permettent de percevoir les tendances sociologiques préalablement identifiées (retrait de l’État, hausse des inégalités sociales en lien avec des problématiques sociales, nouvelles pratiques autour des plateformes), l’élaboration d’une philanthropie de plateforme, telle que nous l’avons décrite, en est pour sa part à ses débuts. Sa mise en place se perçoit notamment à travers certaines nouvelles pratiques de « data philanthropie ».

Un exemple intéressant est la collaboration du laboratoire Ivado (un laboratoire de recherche en intelligence artificielle) avec HEC Montréal, des entreprises et des OBNL dans le cadre du Carrefour de philanthropie des données. L’enjeu est d’offrir une expertise d’analyse des données aux organismes afin d’aider le milieu social à tirer un meilleur avantage de ses bases de données. L’initiative a été créée à la suite d’un partenariat entre Ivado et l’entreprise Aimia, une firme de marketing propulsée par les données (Delacour, 2020, s.p.). L’intention est explicite, importer les nouveaux modèles d’optimisation de la gestion du milieu des affaires vers le milieu communautaire. Le modèle est bénéfique pour les entreprises qui offrent du « bénévolat de compétence » puisqu’elles en retirent une meilleure image ainsi qu’une opportunité de formation pour leurs employés (Delacour, 2020, s.p.). Le milieu social apparaît ainsi comme un terrain d’expérimentation pour les techniques d’analyse de données des entreprises privées.

L’organisme Centraide du Grand Montréal a également intégré l’analyse des données dans son virage numérique des dernières années. Comme le souligne Julie Gagné, vice-présidente en marketing et communication, le virage numérique s’est présenté comme un incontournable et incorpore une automatisation des communications avec les donateurs et une relation plus personnalisée par les données (Delorme, 2021, s.p.). En 2019, une soixantaine d’organisations partenaires s’étaient dotées d’une plateforme permettant à leurs employés de faire des dons à Centraide. Avec la pandémie, le chiffre a bondi à 207 % et représente 96 % des revenus de Centraide en milieu de travail (Delorme, 2021, s.p.).

L’appel à l’exploitation des données pour optimiser les opérations des OBNL est récurrent. Il est notamment abordé dans un éditorial du PhiLab de 2021 qui souligne le « pouvoir des données philanthropiques » (Khovrenkov, 2021). Ce dernier est d’ailleurs introduit par la citation suivante « Data really powers everything that we do », de Jeff Weiner, membre du conseil d’administration de la fondation Grace Science et PDG de la plateforme LinkedIn au moment de la publication. Cet impératif de numérisation est également présent dans le rapport Épisode sur les tendances en philanthropie au Québec qui souligne la nécessité d’effectuer des campagnes de publipostage et de publicourriels personnalisées à partir de l’analyse des données (2021, p. 52). Le Rapport sur les dons 2023 de l’organisme CanaDon souligne également à quel point le virage numérique représente un point central pour « préparer un organisme de bienfaisance et sa productivité aux défis à venir » (p. 47).

Ces multiples appels au rôle structurant des données traduit l’influence sociale des médiations techniques propres aux plateformes. En intégrant les multiples pratiques de l’analyse des données, la question de la répartition inégale de la richesse passe subtilement d’une problématique sociale à une problématique technique qui se doit alors d’être intégrée dans la culture des organismes. La logique organisatrice des plateformes fondée sur la captation et le traitement des données contribue ainsi à restructurer les pratiques culturelles de la philanthropie. Également, si la majorité des organismes de bienfaisance estime incontournable d’effectuer ce virage numérique, plus de 55 % de ces derniers n’ont pas les ressources nécessaires pour le faire (CanaDon, 2021, p. 5), ce qui accentue les asymétries de capacités entre petits et grands organismes. En dernière instance, les plus grands prestataires de services infonuagiques publics – lesquels sont nécessaires pour stocker, traiter et analyser les données – en contexte canadien sont Amazon (Amazon Web Services), Microsoft (Azure) et Google Cloud (Blair, 2023). On peut donc faire l’hypothèse (dont la confirmation nécessiterait plus de données, notamment en contexte spécifique québécois) que cela s’inscrit dans et participe de la logique monopolistique de l’économie de plateforme identifiée plus haut.

Conclusion

Comme nous l’avons proposé, l’analyse de la philanthropie gagne à s’inspirer de l’analyse de la médiation sociale de la technique. Cette dernière est pour l’instant pratiquement absente des analyses contemporaines. Cela participe à ne pas percevoir les changements fondamentaux qui s’articulent à travers l’adoption actuelle de la science des données et des logiques algorithmiques propre aux plateformes dans le domaine de la philanthropie. À travers un cadre d’analyse fondé sur l’influence de la médiation de la technique sur les formes de la reproduction sociale, nous avons mis de l’avant que cela concourt à instaurer ce que nous appelons une philanthropie de plateforme. Cette dernière se caractérise par une logique structurelle de co-renforcement entre philanthropie élitaire et philanthropie de masse ainsi qu’une influence structurante de la logique organisatrice des plateformes dans la régulation sociale. Cette logique masque la trame de fond sur laquelle se déploie cette philanthropie : une polarisation des revenus, une augmentation draconienne des inégalités sociales, un déphasage du rôle de l’État qui catalyse les deux éléments précédents ainsi qu’un rapport à l’altérité appelé à être médié par la technique plutôt que par le politique. Pour ces raisons, nous défendons l’idée que l’avènement de la philanthropie de plateforme doit être compris comme le symptôme d’une société dont le filet social est en crise. Cet état de fait ne peut être adéquatement saisi en dehors d’une prise en compte de l’influence des médiations techniques sur les formes de la reproduction sociale. À cet effet, de plus amples recherches devraient être menées pour approfondir ce lien et la mise en chantier relayée ici.

Notons que cela ne consiste pas à proposer en retour une approche technophobe du développement de la philanthropie. Cette dernière peut très certainement intégrer les technologies numériques et l’analyse de données. Nous proposons toutefois que cette intégration doit se (re)penser à partir de l’influence sociale des médiations techniques. À titre de proposition prospective, une philanthropie digne de ce nom pour un 21e siècle numérique gagnerait à s’inspirer d’une rencontre entre la technicité de la reproduction sociale, ici analysée, et l’approche de la capacitation et des indices de bien-être développée notamment depuis les travaux de l’économiste Amartya Sen (1999 ; Zheng et Stahl, 2011). En ce sens, le potentiel philanthropique des technologies numériques ne serait pas à évaluer en termes de capacité à produire du « passage à l’acte » philanthropique, mais dans sa façon de constituer le support d’une réelle « culture philanthropique » dans son sens profond et non strictement économiciste.