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Introduction[1]

En France, un mineur peut être retiré du domicile familial et placé dans une structure de la protection de l’enfance lorsque sa santé, sa sécurité ou sa moralité sont en danger ou quand les conditions de son éducation ou de son développement physique, affectif, intellectuel et social sont gravement compromises. La mission première de l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE) est de protéger les mineurs qui lui sont confiés jusqu’à leur majorité. En effet, à partir de 18 ans, ces jeunes ne dépendent plus de la protection de l’enfance et doivent quitter leur lieu de placement. L’enjeu auquel font face les travailleurs sociaux qui les accompagnent est donc de préparer cette fin de prise en charge et de « travailler les liens parents-enfants ».

Depuis les années 2000, des enquêtes rendent compte de la surreprésentation des personnes ayant connu un placement dans leur jeunesse, parmi les sans domicile fixe (Fréchon, Marpsat, 2016, p. 38). C’est une conséquence du paradoxe de l’injonction à une autonomie précoce faite aux jeunes qui manquent de ressources « financières, de réseau familial et social, d’acquis scolaire, de solidité psychologique, voire de santé physique » (Dulin, 2018, p. 8).

Plusieurs études retraçant rétrospectivement les parcours d’adultes ayant été placés font état de l’isolement de nombreux jeunes au moment de la fin du placement et de l’impact du défaut de capital social sur leur insertion sociale et professionnelle (Muniglia, Rothé, 2013 ; Potin, 2012).

Certaines de ces enquêtes ont aussi pu mettre en évidence que la continuité des liens, permise par un placement long dans un même lieu, des supports pédagogiques, des relations stables, des expériences de vie communes avec les professionnels mais aussi des pairs, était déterminante dans les parcours des jeunes « qui s’en sortent » (Dubéchot et al., 2014[2]).

Mais le travail social en France, dont les pratiques professionnelles sont très influencées par les théories de l’attachement et par la psychologie de manière générale, se concentre sur les liens parents-enfants (et particulièrement mère-enfant), ne s’intéressant pas à tous les autres liens significatifs qui vont être déterminants pour l’avenir des enfants et des jeunes.

C’est à partir du constat de défaut de capital social des jeunes sortant de l’Aide Sociale à l’Enfance, et de l’hypothèse selon laquelle les liens maintenus et construits pendant le placement peuvent évoluer en un réseau durable de relations et de ressources (Bourdieu, 1980, p. 2), déterminant l’insertion sociale et professionnelle des jeunes, que nous avons conduit pendant trois ans un programme de recherche-action visant à développer les liens sociaux de près de 150 enfants et jeunes placés dans des villages d’enfants et des foyers d’une fondation oeuvrant dans le champ de la protection de l’enfance en France[3].

Car, pour que les jeunes puissent être dotés de capital social à l’âge de 18 ans, il faut travailler à cet objectif bien en amont. Ainsi, notre programme vise l’ensemble des enfants/jeunes placés dès le plus jeune âge et s’attache à développer ou à maintenir les liens d’attachement avec les pairs, ou des adultes, « autruis significatifs ». Or, au début de la démarche, sur les 148 enfants et jeunes concernés, 27 % disent ne pouvoir compter « sur aucun adulte », et 21 % ne nomment qu’un adulte sur qui ils peuvent compter[4].

Nous commencerons par présenter le contexte de la protection de l’enfance en France et les enjeux des liens entre institutions et familles. Puis, nous proposerons un état des lieux, issu de notre enquête, des situations d’enfants et de jeunes en ce qui concerne leurs liens sociaux. Enfin, nous verrons en quoi les villages d’enfants peuvent contraindre le maintien et la création de liens pour les enfants et les jeunes et comment des actions rendent des opportunités possibles.

ProtÉger et intÉgrer : l’enjeu de la protection de l’enfance en France

Une difficile transition vers l’âge adulte

Des enquêtes rétrospectives et monographiques[6] réalisées en France sont venues conforter les différentes études internationales rendant compte de la difficile transition vers l’âge adulte des jeunes placés (Chaïeb, 2013 ; Fréchon, Lacroix, 2020 ; Stein, 2008 ; Wade, Dixom, 2006). Sans surprise, alors que les jeunes Français quittent en moyenne le domicile familial à 23,6 ans, tout en continuant après leur départ de bénéficier de solidarité familiale, les jeunes pris en charge par l’Aide Sociale à l’Enfance se retrouvent dans des situations complexes à 18 ans (ou, dans le meilleur des cas, à 21 ans, lorsqu’ils peuvent bénéficier de contrats jeunes majeurs), lorsque la prise en charge de l’Aide Sociale à l’Enfance se termine.

Moins diplômés que la moyenne, 50 % des bénéficiaires du contrat jeune majeur n’ont aucun diplôme à 17 ans, alors qu’ils ne sont que 18 % dans ce cas dans la population générale. Ni en emploi ni en formation, pour 51 % d’entre eux : 18 mois après leur sortie de l’ASE, les jeunes se retrouvent majoritairement dans des situations d’hébergement précaire, dans lesquelles le risque d’être sans domicile n’est jamais loin. Parmi les jeunes sortis du dispositif contrat jeune majeur depuis un peu moins d’un an, « 8 % ont déjà connu un épisode de rue[7] ». Si « le problème résidentiel est au coeur de tous les constats [...] l’isolement est central dans la problématique de la sortie de nombreux jeunes » (Fréchon, Lacroix, 2020, p. 118, 120). Près d’un jeune sur cinq est orphelin d’au moins l’un de ses parents et 8 % n’ont pas été reconnus par leur père[8] et en ce qui concerne les autres, souvent les relations avec les parents se sont affaiblies pendant la période de placement. Pour 30 % des anciens placés, les contacts avec les parents se sont espacés, et pour 24 % d’entre eux, ils se sont effacés pendant la période de placement (Dubéchot et al., 2014, p. 9).

Liens d’attachement et protection de l’enfance

En France, l’Aide Sociale à l’Enfance, après avoir été dans une logique de « substitution aux parents », puis de protection de l’enfant « contre ses parents dangereux », se situe davantage aujourd’hui dans une logique visant à soigner les liens défectueux (Verdier, 2003, dans Potin, 2011, p. 115). Mais, si la loi du 5 mars 2007 impose de ne pas rompre les liens avec les parents lorsque le juge le permet, ce maintien de lien peut être rendu difficile par la distance entre lieu de placement et lieu de résidence ainsi que par le coût des déplacements pour des familles majoritairement pauvres (Potin, 2011, p. 125-126). À ces difficultés peuvent s’ajouter des défauts de communication entre parents et professionnels (dévalorisation de la part des professionnels ou méfiance des parents) qui ne favorisent par le maintien des liens parents-enfants. De plus, la protection de l’enfance se focalise sur les liens parents-enfant (et souvent d’ailleurs le lien mère-enfant en raison du nombre important de familles monoparentales) perçus comme défaillants et cause du placement, et qu’il s’agit donc de « soigner », « d’accompagner », « de travailler ». Les liens avec les frères et soeurs[9] ou avec la famille élargie, ainsi que les liens d’amitié ou d’attachement avec des pairs et adultes en dehors du cercle familial, passent souvent au second plan et sont moins fréquemment énoncés dans le projet rédigé pour l’enfant/le jeune.

Les questions autour des liens d’attachement en protection de l’enfance sont également à mettre en perspective avec la professionnalisation du champ de l’action sociale. Ces dernières décennies ont été marquées par l’apparition de la notion, aujourd’hui discutée, de « distance professionnelle » ou de « bonne distance »[10] entre les professionnels et les enfants qui leur sont confiés. Cette notion est souvent traduite par la croyance selon laquelle les professionnels « ne doivent pas s’attacher » aux enfants et que les changements de lieux de placement impliquent une rupture des liens professionnels-enfants[11]. L’idée selon laquelle les liens construits dans un lieu de placement doivent se substituer plutôt que s’additionner est sans doute à chercher du côté de la norme de la famille occidentale, centrée sur le modèle de la famille nucléaire. L’idée de communauté, ou « de village pour élever un enfant » est très éloignée de cette vision déterminante de l’accompagnement en travail social.

Faire de la création et du maintien des liens un objectif

Malgré le constat récurrent de situations d’isolement des jeunes sortant de l’Aide Sociale à l’Enfance, les projets d’institutions priorisent « l’accès à l’autonomie » et semblent oublier l’importance de ce qui pourrait potentiellement être le capital social des adultes en devenir (Kerivel, 2015). Pour cause, la création et le soutien au maintien de liens ne se font pas en quelques mois, mais durant toute la période du placement, c’est l’hypothèse principale de notre recherche-action. Nous faisons également l’hypothèse que des freins et des leviers à la création et au maintien de liens existent durant les parcours de placement et qu’ils peuvent faire l’objet d’un travail spécifique. Les professionnels impliqués dans la démarche de recherche-action (éducateurs familiaux, chefs de service en villages d’enfants et foyers d’adolescents, directeurs d’établissement) partagent l’enjeu de la recherche et apprécient la possibilité d’évoquer un sujet très peu développé en protection de l’enfance. En effet, s’intéresser à l’ensemble des liens des enfants et des jeunes placés, en dehors des liens parents-enfants, est peu commun. Parallèlement, tous les professionnels sont conscients du risque d’isolement des jeunes sortant de protection de l’enfance et apprécient le fait d’expérimenter une manière d’éviter ces situations d’isolement dont ils savent qu’elles peuvent freiner, voire empêcher, l’insertion sociale et professionnelle.

Notre ambition a donc été, pendant les trois ans de la démarche, d’étudier l’entourage et les liens sociaux d’enfants et de jeunes ayant entre 3 et 17 ans et de tenter d’élaborer, avec les professionnels participant à la démarche, un programme visant à développer les liens sociaux des enfants et des jeunes, au travers de la mise en oeuvre de fiches actions[12]. Ce programme a été expérimenté et évalué.

Entourage et liens sociaux : les situations hÉtÉrogÈnes des enfants et des jeunes enquÊtÉs

L’un des objectifs de la phase diagnostic de la recherche-action était de proposer un état des lieux des situations des enfants et des jeunes placés dans les villages et foyers. Le croisement des résultats obtenus par le biais des entretiens auprès des enfants/jeunes et des professionnels, ainsi que des sociogrammes individuels remplis par les enfants ou les jeunes et des questionnaires remplis par les éducateurs référents[13] des enfants/jeunes ou par les jeunes eux-mêmes, permettait d’accéder à l’entourage des enfants et des jeunes, au travers des « personnes qui comptent pour eux » et « sur qui ils comptent », pour reprendre la définition de Serge Paugam (2015). La théorie des liens sociaux de Serge Paugam (2008 ; 2015), qui rapproche la notion d’intégration et celle d’inégalité, est le cadre principal de notre recherche. Nous avons cherché à repérer ces liens qui procurent « protection et reconnaissance » (Paugam, 2015, p. 7). La protection renvoie, selon Paugam, « à l’ensemble des supports » que l’individu peut mobiliser face aux aléas de la vie (ressources familiales, communautaires, professionnelles, sociales...) » ; la reconnaissance renvoie à l’interaction sociale qui « stimule l’individu en lui fournissant la preuve de son existence et de sa valorisation par le regard de l’autre ou des autres » (Paugam, 2015, p. 7).

Notre enquête se concentre en particulier sur l’analyse du lien de filiation (les liens de l’individu avec les différents membres de sa famille) et les liens de participation élective qui « relèvent de la socialisation extra-familiale au cours de laquelle l’individu entre en contact avec d’autres individus qu’il apprend à connaître dans le cadre de groupes divers et d’institutions (le voisinage, les bandes, les groupes d’amis, les institutions religieuses, sportives, culturelles, etc.) » (Paugam, 2015, p. 10)[14].

Des liens d’attachement des enfants et des jeunes aux types de réseaux de relations

Si les travaux de Serge Paugam ont été un cadre théorique permettant de définir les liens que nous souhaitions étudier, notre volonté d’appréhender l’ensemble de l’entourage des enfants et des jeunes nous a conduits à nous inspirer partiellement[15] des travaux de Claire Bidart et de l’idée selon laquelle « aucune relation ne naît hors d’un contexte social » (2011).

L’un des premiers moyens de se rendre compte de l’ensemble des personnes « qui comptent pour l’enfant » est de lui poser la question. À partir d’un schéma, composé d’une bulle centrale où l’enfant/le jeune devait inscrire son nom, relié à plusieurs bulles où étaient indiqués : famille, école, ancienne école, village d’enfants ou foyer d’adolescents, ancien lieu de placement, vacances, loisirs, voisinage, autre, la question posée aux enfants et jeunes était la suivante : « Peux-tu écrire les prénoms des personnes importantes pour toi, qui comptent, dans les bulles qui correspondent aux endroits où tu les as rencontrées ? Précise qui est cette personne par rapport à toi (ex : parent, éducateur, ami, copain). Tu peux ajouter autre chose dans la bulle vide si besoin »[16].

Notons que cette phase de recueil de données, réalisée avec les professionnels, leur a permis une prise en compte de ces questionnements, ils n’avaient souvent pas conscience de l’isolement ou au contraire de l’entourage des enfants et des jeunes.

À partir de l’analyse des sociogrammes individuels des 148 enfants et jeunes, nous avons construit une typologie[17] des types de réseaux de relations sociales. Nous utilisons, ici, les notions de réseaux de relations sociales que nous empruntons à Claire Bidard (2011) pour rendre compte de la diversité des situations rencontrées.

-Type Restreint (moins de 15 personnes citées) et exclusif (moins de 4 groupes d’appartenance), illustré par Charly.

-Type Dense (15 personnes et plus citées) et exclusif (moins de 4 groupes d’appartenance), illustré par Johane.

-Type Restreint (moins de 15 personnes citées) et pluriel (plus de 4 groupes d’appartenance), illustré par Fatou.

-Type Dense (15 personnes et plus citées) et pluriel (plus de 4 groupes d’appartenance), illustré par Monia.

Type restreint et exclusif : Charly : « Le changement, j’ai l’habitude ! » Un jeune sans attache qui commence tout juste à se poser

Charly a 15 ans, il est en classe de troisième[18]. Lorsque nous le rencontrons la première fois, il est au foyer depuis 6 mois, après avoir, selon lui, « tellement changé de villes » qu’il « ne peut même plus les compter ». En effet, après avoir été placé en famille d’accueil à l’âge de 7 ans, il a vécu en foyer d’urgence accueillant des jeunes « qui font trop de conneries », pour reprendre la description qu’il fait de cet établissement. Ce placement qui devait être temporaire (deux mois) va finalement durer deux ans, du fait du changement d’éducateurs chargés de son accompagnement. Charly fait partie de la catégorie de jeunes qu’Émilie Potin (2012) nomme « replacés » parce qu’ils sont passés par plusieurs lieux d’accueil successifs.

Au foyer, comme à l’école, Charly « s’entend bien avec tout le monde », sans être « proche de personne ». Pour les éducateurs, Charly est assez bavard, a beaucoup d’humour et sait se faire apprécier, mais, pour les veilleurs de nuit, c’est un jeune plutôt « renfermé ». Charly ne voit que rarement, et en visite médiatisée, ses frères, sa demi-soeur et sa mère. Le veilleur de nuit constate qu’il « fait partie de ceux qui restent là le week-end ». Ainsi, Charly n’a pas d’adultes sur lesquels compter, et il indique seulement un éducateur important pour lui, Fabien, qui lui a fait découvrir le rugby.

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Type dense et exclusif : Johane, une jeune fille indépendante, qui s’adapte et sait « tisser du lien »

Johane a 15 ans, et est en classe de première[19] littéraire. Placée pour la première fois, elle est arrivée au foyer avec ses frères (partis depuis) il y a un an et demi. Ses parents sont séparés et si Johane « ne veut plus avoir de visites avec sa mère », elle est très proche de son père et attend avec impatience que sa situation se stabilise : « Quand il aura un appartement, il y aura les droits d’hébergement qui vont se mettre en place et puis ensuite ça va aller tout seul pour pouvoir habiter chez lui », explique-t-elle. Selon son éducatrice référente, Johane « ne copine pas » avec les autres jeunes du foyer et « reste la plupart du temps dans sa chambre ». La maîtresse de maison note qu’elle accepte le cadre « sans défiance », et qu’elle « s’adapte ». Une capacité d’adaptation qui lui a permis, malgré ses réticences, de changer de lycée, de se faire des amis dans son nouvel établissement, qu’elle décrit comme « plus bourgeois » et de saisir des opportunités avec des jeunes d’autres milieux, comme les étudiants en cinéma venus réaliser un court métrage au foyer. « Mûre et indépendante », elle s’est construit « une bande de potes », d’amis rencontrés au lycée, avec qui elle partage sa passion pour le dessin et pour l’art en général. Elle nomme les parents d’amis comme des « adultes sur lesquels elle peut compter ».

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Type restreint et pluriel : Fatou, une « mineure non accompagnée » très isolée[19]

Fatou a 17 ans, elle est au foyer depuis un an et demi, après deux foyers successifs et une arrivée en France en 2016. Élevée par sa grand-mère en Guinée, Fatou n’a pas eu beaucoup de contact avec son père, et surtout, est sans nouvelle de sa mère, « peut-être décédée » selon la maîtresse de maison. Fatou a une maladie grave héréditaire (drépanocytose) très handicapante au quotidien et pour son avenir. Les veilleurs de nuit décrivent la jeune fille comme particulièrement « angoissée ». Fatou a eu très peu d’expérience de sociabilité, elle explique que sa « grand-mère (ne la) laissait pas parler aux autres » et qu’elle n’avait « pas pris l'habitude » de cela. Au foyer, elle est perçue comme « très gentille » selon la maîtresse de maison et s’entend bien « avec tout le monde », sans être particulièrement proche de personnes en particulier. Au lycée, elle raconte, avec une émotion encore vive, être victime de moqueries. Au foyer, elle provoque soit la méfiance soit l’empathie des professionnels. Fatou n’a pas d’adultes sur lesquels compter, ni en Guinée ni en France, et l’échéance administrative propre à son statut de mineure non accompagnée (MNA) rend difficile toute projection.

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Type dense et pluriel : Monia, une adolescente sportive, populaire et entourée

Monia a 15 ans et est placée depuis plus de 13 ans. Elle est arrivée au village d’enfants il y a 6 ans, avec ses 4 frères et soeurs. Monia va très régulièrement dormir chez sa mère (avec qui les professionnels ont noué une relation de confiance) et chez l’une de ses soeurs, qui vit aujourd’hui en studio. Ces visites sont aussi des occasions, pour Monia, de voir sa famille élargie, avec qui sa mère est en contact. Au village, Monia s’entend bien « avec pas mal de personnes » et fait confiance aux différents professionnels. Elle explique avoir rencontré ses amis et meilleures amies à l’école, et notamment dans la section football de son établissement, dont elle fait partie depuis deux ans. Si elle partage de nombreuses activités avec ses amies et qu’elle les invite facilement au village d’enfants, elle refuse les invitations à dormir car elle trouve les démarches « trop compliquées ». Ainsi, Monia peut compter sur plusieurs groupes d’appartenance, ayant des normes différentes : sa famille (ses soeurs, sa famille élargie et sa mère), le village, dans lequel elle a une place reconnue, l’école où, bonne élève, elle a beaucoup d’amies et elle peut compter sur ses enseignants. Une capacité d’adaptation pour Monia qui joue sans doute favorablement dans son habileté sociale à créer du lien. Sa « passion » pour le football, en plus de lui conférer une identité de footballeuse en sport-étude, valorisée et valorisante, est productrice de liens : grâce à elle, elle a rencontré des amis, les parents de ses amis, mais aussi des entraîneurs, le « staff », avec lesquels elle maintient des liens soutenus.

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Isolement des enfants et jeunes placÉs : des facteurs multiples

L’analyse des sociogrammes nous a permis d’observer que, parmi les jeunes de l’enquête, certains sont particulièrement isolés, avec un faible nombre et une faible diversité chez les personnes « qui comptent ». Une interprétation, non pas centrée sur chaque jeune mais sur leur environnement, permet d’obtenir des explications.

Instabilité des liens familiaux

Comme nous l’avons évoqué, en protection de l’enfance, « les liens familiaux » sont souvent réduits aux liens parents-enfants. Les liens avec la famille élargie ne sont que très peu évoqués. Les liens familiaux renvoient généralement aux premiers instants de la vie et au besoin d’attachement, lequel participe à l’axe affectif du paradigme des douze besoins de l’humain (Pourtois, Desmet, 2016). Les parcours des enfants placés impliquent une séparation qui peut se transformer en rupture avec l’environnement familial. Dans certaines situations, selon les décisions du juge et l’évolution de l’environnement familial, les droits d’hébergement qui permettent aux parents d’accueillir l’enfant le temps de week-ends, les visites, les rencontres médiatisées par un professionnel ou les contacts téléphoniques peuvent permettre d’éviter cette rupture.

Au changement d’environnement qui accompagne la séparation de la famille peut s’ajouter une rupture culturelle. En effet, le placement peut éloigner les jeunes de leur culture d’origine (langue, fêtes, rituels, pratiques religieuses, habitudes familiales) ainsi que des autres membres de leur famille.

Q : Tes grands-parents ? 

A : Je les ai vus beaucoup de fois quand j’étais petite, mais depuis que je suis placée, je les ai pas vus. […] J’ai envie de les voir. 

Q : Et tu les as pas au téléphone ? A : Non, c’est pas prévu. […] Bah, je sais pas si on a le droit, en fait, de les appeler. En plus, je sais pas s'ils parlent français ou pas. Enfin, ils savent un peu parler français, mais enfin ils arrivent pas trop, enfin je sais pas. Surtout il y a mon grand-père du côté de mon père qui nous aimait beaucoup. (Amanda, 10 ans)

Une des missions de la fondation est d’accueillir, de protéger et d’éduquer des frères et soeurs en faisant vivre les fratries ensemble dans les structures, lorsque cela est possible. Néanmoins, les événements (retour en famille pour les uns, départ à la majorité, déménagements...) participent au fait que les jeunes sont parfois séparés de leurs frères et soeurs. Dans d’autres structures de la protection de l’enfance, les séparations des frères et soeurs sont très fréquentes, en raison d’un manque de place dans les lieux de placement.

De multiples ruptures et changements d’environnement

Comme nous pouvons le voir, notamment au travers des exemples de Charly, Johane et Fatou, les jeunes pris en charge par la protection de l’enfance rencontrent différents types de ruptures. Les jeunes de notre échantillon connaissent en moyenne quatre lieux de placements différents et restent placés en moyenne 4,6 ans. À ces changements de lieux de vie s’ajoutent des ruptures avec ceux qui apparaissent comme des figures d’attachement : les éducateurs qui se succèdent auprès des enfants et des jeunes.

Q : Tu peux me citer tes éducateurs référents ?

H : Heu Jenny, Maximilien, Aymeric, Farid, Melvin, Stefanie, Julien, Christelle [petit silence] 8 ! Après avec les autres éducateurs du village, qui travaillent sur le village là, donc 8. (Hugo, 13 ans, au village depuis 3 ans)

A : Là il va y avoir un gros changement car Aymeric va partir et c’était mon référent. C’était mon référent depuis sept ans, depuis mon placement au village. Donc son départ, c’est beaucoup pour moi. Avant c’était Justine, avant qu’elle parte. Il y avait aussi Marjorie, avec nous. Ça fait beaucoup de changements. C’est pas facile tous ces changements, parce que c’est toute mon enfance. Et quand tu vois une personne que t’aimais bien s’en aller, c’est comme si ton enfance se détruisait petit à petit, c’est ta petite planète de l’enfance qui se détruit, et moi, je ne veux pas l’oublier cette petite planète. Je ne veux pas oublier les éducateurs qui m’ont aidée à devenir ce que je suis, moi je veux garder ça, je ne veux pas que ça s’effondre. Je veux regarder en arrière pour voir qui j’étais et qui je suis aujourd’hui. (Amélie, 13 ans, placée depuis 7 ans)

Selon John Bowlby (1973), le système d’attachement a pour but de favoriser la proximité de l’enfant avec une ou des figures d’adultes afin d’obtenir un réconfort lui permettant de retrouver un sentiment de sécurité interne, nécessaire pour s’ouvrir aux autres. Les éducateurs ont conscience des difficultés occasionnées par ces changements qui parfois visent à maintenir cette fameuse « distance professionnelle » et des conséquences que cela peut avoir sur certains enfants qui finissent par refuser de s’attacher.

En fait les enfants, et c’est ce qu’ils disent, c’est que en fait dès qu’ils arrivent à créer quelque chose et bah paf l’éducateur change de maison, et du coup bah en fait, ça fait qu’il y’a des enfants comme Jason qui me disait, « de toute façon moi je ne m'attache plus à personne, parce que dès qu’on s’attache les gens ils partent, ils me laissent ».

Emma, éducatrice

La succession de professionnels auprès des enfants confiés à l’Aide Sociale à l’Enfance est un phénomène plutôt récent, effet de la professionnalisation des personnes qui accompagnent les enfants au quotidien d’une part, et de la crise de vocation qui touche le secteur, d’autre part (ONPE, 2021, p. 48)[20]. À l’échelle de la fondation, le changement est particulièrement visible. Dans l’étude rétrospective sur le devenir des enfants placés entre 1981 et 2007, concernant des anciens, 60 % des répondants citaient un professionnel, souvent une « mère éducatrice » ayant été auprès d’eux toute la durée du placement[21], comme l’un des adultes qui a le plus compté et sur lequel ils continuaient parfois de compter. Bien souvent, ces professionnels avaient un rôle de repère et de soutien au moment de la fin de la prise en charge (Dubéchot et al., 2014).

Faible porosité entre l’intérieur et l’extérieur

Les liens le moins souvent considérés par la protection de l’enfance sont ceux de participation élective (Paugam, 2015), soit les pairs et adultes rencontrés à l’école, durant les activités extrascolaires (activités sportives, culturelles, colonie de vacances) ou dans le quartier ou la ville ou encore dans les anciens lieux de placement. Ces relations sont souvent impactées par la faible porosité entre l’intérieur et l’extérieur des villages d’enfants ou des foyers, liée à la mission de protection des enfants et des jeunes, inhérente à l’Aide Sociale à l’Enfance.

Cette faible porosité est renforcée par la tendance sociétale à vouloir éviter toute prise de risque, l’autonomie laissée aux enfants ou aux jeunes étant considérée comme un risque pour les professionnels et l’institution (Dheilly, 2019).

Dans notre enquête, seuls 9,5 % des enfants et jeunes ont déjà dormi chez un ami durant l’année scolaire 2018-2019. Ce faible pourcentage est majoritairement lié aux contraintes administratives relatives à l’acceptation de ce type de demande : nécessité de demander à l’Aide Sociale à l’Enfance et aux parents parfois, demande des papiers d’identité des parents des amis, délais de réponse à la suite des demandes : « Fallait la carte d'identité de la mère, le permis, fallait, qu’est-ce qu’il fallait d’autre... fallait rencontrer les parents... voir la maison. Le temps de faire tout ça, la fête était passée » (Monia, 15 ans).

Bien souvent le problème vient du délai de réponse des personnes ayant autorité. En effet, les différentes réponses attendues par les jeunes à la suite d’une demande de leur part (par exemple, la réponse à une invitation d’amis pour une sortie, une soirée, un anniversaire) peuvent arriver bien après la formulation de cette demande. Cela occasionne un décalage entre l’expression d’une envie, d’un désir et le moment d’une réponse, positive ou négative. Plusieurs enfants et jeunes disent avoir pu être découragés par ces délais et procédures.

L’inscription dans des relations institutionnelles

Certains enfants et jeunes, comme Fatou, ne citent, parmi les personnes qui comptent pour eux, que des adultes qui les accompagnent du fait de leur situation d’enfant placé (la veilleuse de nuit) ou d’élève (deux de ses professeurs). Nous pouvons parler de relations institutionnelles qui sont associées à un mandat professionnel pour les adultes en question.

Dans cette recherche-action, la volonté de repérer des personnes autres que les parents ou les professionnels de l’établissement correspond au souhait d’anticiper le moment où les jeunes quitteront l’établissement et où le lien avec les professionnels sera rompu. Mais ce n’est pas toujours le cas. Le plus souvent, les personnes qui comptent et pour qui les jeunes comptent ont été rencontrées dans un cadre professionnel (ancien éducateur, ancien animateur, surveillant…), puis une relation privilégiée s’est construite et le lien s’est maintenu hors du cadre professionnel, comme pour certains des parrains qui se révèlent être d’anciens éducateurs que les enfants/jeunes ont pu fréquenter auparavant. Ces relations deviennent donc des opportunités de développement de capital social. Ainsi, Sophie, 17 ans, orpheline de père et de mère, placée depuis 10 ans au village et « proche des professionnels » a repris contact avec une de ses anciennes familles d’accueil qu’elle envisage de « voir l’année prochaine » quand elle sera « toute seule ».

La possibilitÉ d’agir sur les liens : l’enseignement de la recherche-action

L’objectif de cette recherche-action, une fois l’état des lieux sur la situation des enfants et des jeunes réalisé, était de construire avec les professionnels (impliqués dans la démarche) des fiches-actions que les éducateurs puissent expérimenter et dont les chercheurs puissent évaluer les effets et les conditions de mise en oeuvre. Une fiche-action n’est pas nécessairement une pratique totalement nouvelle. Il peut s’agir d’une pratique informelle, non généralisée, ou dont les effets n’ont jamais été évalués, ou repérés lors de la phase diagnostic de l’enquête ou durant les groupes de travail avec les professionnels (groupe recherche-action).

Onze fiches-actions ont été expérimentées auprès des enfants et des jeunes du département :

  • Permettre aux enfants/jeunes de fêter leur anniversaire et d’inviter des copains d’école (ou des copains rencontrés lors d’activités extrascolaires, ou bien dans le quartier).

  • Permettre aux enfants/jeunes de rendre une invitation en invitant un ou une amie dans le village ou à une activité en extérieur avec un éducateur.

  • Inscrire les enfants/jeunes à une ou plusieurs activités extrascolaires (sportives ou culturelles).

  • Inciter les enfants/jeunes à participer à une activité culturelle ou sportive organisée par une association et proposée à l’intérieur du village d’enfant ou du foyer.

  • Proposer des parrainages (par des bénévoles) aux enfants et jeunes.

  • Organiser des « temps fratrie », entre frères et soeurs en dehors du groupe.

  • Organiser des temps en famille autour d’activités, en dehors des temps de visite formels.

  • Organiser des événements ponctuels ou réguliers réunissant les enfants/jeunes anciennement placés dans l’institution et ceux qui y sont placés aujourd’hui (exemple d’une activité foot en salle une fois par mois).

  • Accompagnement dans l’accès au stage.

  • Accompagnement à l’orientation professionnelle.

  • Soutien à l’accès aux réseaux sociaux (par un smartphone) et accompagnement à son usage.

Les liens fraternels et avec la famille élargie : partage du quotidien et d’expériences

Deux fiches-actions visent le maintien et le renforcement des liens familiaux : les « temps fratrie », dont l’objectif est de proposer des temps de partage entre frères et soeurs (placés ou non dans le même établissement) et les « temps famille », favorisant des moments plus appropriés au maintien des liens d’affection que les rencontres prévues par le juge, dans des bureaux de l’Aide Sociale à l’Enfance, souvent perçus comme « froids et impressionnants ». Ces deux fiches-actions visent l’amélioration de pratiques déjà existantes : le placement ensemble des fratries (un des piliers du projet de la fondation) et les droits de visite (lorsque le juge l’autorise) des parents (ou chez les parents).

Ces actions ont indéniablement des effets. Ainsi, les enfants qui ne bénéficient pas de temps fratrie et ne sont pas placés avec leurs frères et soeurs sont ceux qui sont les plus isolés. (Fatou et Charly, par exemple). À l’inverse, les enfants dont les parents ont un droit d’hébergement, qui peuvent donc être accueillis à leur domicile, sont plus nombreux à nommer 4 adultes ou plus sur lesquels ils peuvent compter que les jeunes dont les familles n’ont pas de droit d’hébergement. En effet, 29,7 % des enfants/jeunes, parmi ceux dont les familles ont un droit d’hébergement, disent pouvoir compter sur 4 adultes ou plus. Alors que seulement 10,4 % parmi ceux dont les parents n’ont pas de droit d’hébergement ont 4 adultes ou plus sur lesquels compter. À l’inverse, on observe une forte corrélation entre le fait que la famille n’ait pas de droit d’hébergement et le fait que l’enfant/le jeune n’ait qu’un adulte (ou pas d’adulte) sur qui compter. En effet, 24 enfants/jeunes, soit 31,2 % parmi ceux dont la famille n’a pas de droit d’hébergement, n’ont pas d’adulte sur qui compter et 21 d’entre eux, soit 27,3 %, n’ont qu’un seul adulte sur qui compter. Les adultes sur lesquels les enfants disent pouvoir compter sont très souvent des membres de la famille élargie.

Activités sportives et culturelles : de nouveaux groupes d’appartenance

Pour des enfants souvent en difficulté scolaire (du fait des traumatismes à l’origine du placement, du contexte majoritairement pauvre des situations familiales puis des différents changements d’établissement liés aux placements), l’école n’est pas toujours un espace de valorisation. Des activités sportives, culturelles, associatives peuvent permettre de se construire une identité plus positive. Ces activités peuvent également être des supports de liens de participation élective. Nous le voyons avec Monia qui cite dans son sociogramme ses coéquipières de foot et dans la liste des adultes sur lesquels elle peut compter des parents de ses coéquipières. Johane, qui vient d’intégrer un nouveau lycée, explique avoir rencontré des amis qui partagent son goût pour le dessin.

Les données du questionnaire permettent de voir qu’à partir d’un an de pratique d’une activité sportive ou culturelle, les enfants/jeunes créent des liens séléctifs par ce biais. En effet, le nombre de personnes citées par les enfants et jeunes dans le groupe « loisirs » du sociogramme double.

Moments privilégiés pour construire sa relation aux autres

À propos des fêtes d’anniversaire, Martine Segalen et Agnès Martial expliquent que ces rites de nos sociétés individualistes sont : « Des évènements importants pour l’enfant […], [qui] donnent à chacun des repères qui l’aident à se situer dans son histoire » (2008). C’est aussi le moment où l’enfant intériorise les normes de donner, recevoir et rendre de la société, pour s’inclure dans ce rapport de dons/contre-dons (Mauss, 1968), intégrateur et créateur de lien. La fête d’anniversaire est aussi un événement inscrit dans la mémoire commune de la relation amicale.

Mais inviter des amis implique de montrer à ses amis d’école que l’on est placé, et organiser une fête dans un des nombreux lieux (espaces de loisirs, restaurants, magasins) proposant ce service implique un budget. Une fiche-action « fête d’anniversaire » avec un budget alloué a donc été expérimentée.

Les enfants ayant effectivement fêté leur anniversaire sont plus nombreux à citer 15 personnes ou plus « importantes pour eux » dans leur sociogramme. Aussi, les enfants/jeunes ayant invité au moins un ami de l’extérieur nomment davantage d’amis/copains dans la bulle « école » (43,5 % contre 32,7 %) que les enfants n’ayant invité aucun ami de l’extérieur.

Autonomie et autorisation, des fenêtres vers l’extérieur

Possibilité de rentrer seul de son établissement scolaire jusqu’au village ou au foyer, autorisation d’aller dormir chez un ami pour une ou plusieurs nuits, et accès à un téléphone portable à partir de 12 ans sont autant de « fenêtres vers l’extérieur » permettant d’établir des amitiés, de rencontrer les familles de camarades de classe et d’« activer [ou maintenir] des liens à distance », et d’« offrir un sentiment de famille, de fratrie » (Potin et al., 2020, p. 29).

Mais ces « fenêtres » impliquent une prise de risque, pour les professionnels, qui autorisent, et nécessitent un budget (dans le cas où le jeune ou sa famille ne peuvent pas financer l’achat d’un téléphone portable, par exemple), pour la mise en oeuvre des fiches-actions.

Majoritairement, les enfants/jeunes qui maintiennent des liens avec leurs proches (parents, autres membres de la famille, amis « d’enfance », amis d’école) par le biais des réseaux sociaux (et de leur téléphone portable), citent plus souvent 15 personnes et plus dans leur sociogramme. Les entretiens permettent également de voir que le fait d’aller régulièrement chez des amis, au-delà de renforcer les liens d’amitié, permet de créer des liens avec la famille de ceux-ci. Les parents d’amis sont alors cités dans « les adultes sur qui l’enfant peut compter » et sont souvent mobilisés lors de la recherche de stage, d’apprentissage ou de premier emploi.

Parrainage et possibilités de rencontre « d’autruis significatifs »

Le parrainage est une pratique plutôt timide en France, mais qui tend à se développer[22]. C’est l’une des fiches-actions proposées dans le cadre de la recherche-action. Un contrat de parrainage, formalisant des liens existants (avec d’anciens professionnels ou des familles de vacances) et la mobilisation d’associations, a permis la concrétisation de cette fiche-action. Pour la grande majorité des enfants parrainés, les parrains/marraines sont nommés comme des adultes sur qui compter et les familles des parrains sont citées dans une bulle du sociogramme (la bulle « autre », la bulle « vacances » et parfois même la bulle « famille »). Car le parrainage n’est pas uniquement une relation entre un enfant et un ou deux adultes, mais une relation entre l’enfant et une famille, souvent élargie.

Je les appelle tata et tonton. Ma tata c’est Sybile, mon tonton c’est Franck. Ils ont deux filles, Louisa et Caroline […] je connais tout le monde, les parents, les cousins, cousines, parce qu’on les voit souvent pendant les vacances. Chez le frère de ma tata on est partis on a fait du quad. Ils habitent pas loin, il y a même les arrière-grands-parents. Des fois je fais le tour du village en vélo.

Marius, 12 ans

Lorsque le lien se fait, souvent par l’expérience du quotidien en famille, de fêtes de Noël, d’anniversaire ou de vacances, les parrains et leur famille deviennent des personnes sur qui les enfants peuvent compter et pour qui ils savent qu’ils comptent.

En fait il y a une association, et Séverine m’a emmené chez cette famille, et cette famille elle a trouvé que j’étais très calme et tout, du coup elle m’a pris en famille de coeur.

Nolan, 12 ans

Si cette fiche-action ne concerne, pour le moment, que peu d’enfants et de jeunes, c’est qu’elle implique un travail en amont de communication auprès des parents, des professionnels, des parrains et des enfants, mais surtout des temps de rencontre et d’expériences communes, qui s’inscrivent dans la durée, avant d’être des supports indispensables à la construction de liens d’attachement.

Pour conclure

Aujourd’hui, en France, 13 % des enfants placés ont un père ou une mère ayant été maltraité ou placé (INED, 2018). Si les causes de placement se caractérisent par « la coexistence et l’intrication de problèmes multiples » (David, 2008), le défaut de capital social et l’isolement amplifient les risques de grande pauvreté et les conséquences de troubles psychiques à l’origine du placement. Alors que les lieux de placement et personnes accueillantes sont de moins en moins des figures d’attachement stables pour les enfants confiés à l’Aide Sociale à l’Enfance, il est nécessaire de faire de la question des liens d’attachement et du capital social une des priorités de l’accompagnement des enfants et des jeunes placés. La protection de l’enfance, trop concentrée sur le soin des liens défaillants entre parents et enfants met souvent de côté tous les autres liens et, dans sa mission de « protection », elle fait pire en isolant parfois les enfants et les jeunes. Si l’empêchement de maintenir et de créer des liens et du capital social est une conséquence non voulue, ce n’est pas encore un objectif à part entière du champ du travail social que de travailler cet aspect. Pourtant, le développement du capital social s’avère déterminant pour traiter un problème majeur, celui de l’insertion professionnelle et sociale des jeunes sortant de la protection de l’enfance et l’arrêt de la reproduction des situations de dépendance aux aides et à l’accompagnement social.

Cette recherche-action a montré que des actions favorisaient le maintien des liens avec les frères et soeurs, la famille élargie ou encore les amis de l’ancienne école et que d’autres permettaient la création de nouveaux liens avec des alters ou autrui significatifs (Goyette et al., 2011). Activités sportives ou culturelles, temps de vacances en colonie ou chez des parrains, ou encore temps libre en autonomie sont autant de possibles pour créer des liens et apprendre à créer et maintenir des relations sociales qui pourront potentiellement permettre aux jeunes de sortir de l’Aide Sociale à l’Enfance dotés de capital social. Un capital social que les jeunes mobilisent même avant la fin du placement, au moment de la recherche de stage ou d’apprentissage par exemple.

Un défi reste à relever, celui des enfants en situation de handicap qui constituent plus d’un quart des enfants placés[23]. En effet, dans notre recherche, la moitié des enfants qui n’ont passé aucune nuit hors de l’établissement et qui ne mentionnent aucun adulte « sur qui ils peuvent compter » suivent une scolarité liée à leur situation de handicap. Un travail reste à réaliser pour ces « enfants invisibles » (Défenseur des droits, 2015) de la protection de l’enfance.