Corps de l’article

Introduction

Cette réflexion critique porte sur l’expression « compétence culturelle » utilisée dans le secteur de la santé et des services sociaux. Cette juxtaposition risque de produire une expression réductrice ne permettant que peu ou pas de prendre en compte les particularités et les expériences uniques des personnes utilisatrices ou ayant besoin des services sociaux et de santé. Cette expression contribue ainsi à la construction d’une posture professionnelle, parfois inconfortable selon la compréhension et les attentes, qui tend à accentuer les enjeux liés aux principes d’équité, de diversité et d’inclusion.

Nous ouvrons ici sur une perspective féconde pour l’intervention[1]. Cette dernière, dans la relation à Autrui (toute personne que soi-même [Le Larousse, https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/autrui/6895]), s’appuie sur la singularité des personnes et de leurs besoins ; cela en dehors de la culture qui leur est associée. Prendre en compte les particularités d’une personne ou d’un groupe auprès desquels il y a intervention contribue de facto au respect des personnes utilisatrices des services sociaux et de santé, en visant un accès et des services culturellement sensibles ainsi qu’un traitement équitable.

Hendson et coll. (2015) relèvent divers obstacles pouvant fragiliser des interactions en contexte interculturel[2] dont : les normes et les croyances, la langue et les formes de communication ainsi que le processus décisionnel. La réflexion critique proposée ici questionne conséquemment l’application, l’étendue de l’applicabilité de l’expression « compétence culturelle » dans la pratique clinique pour des services de qualité et en toute équité (Kolak, 2017 ; Vissandjée et coll. 2014). Une alternative de posture professionnelle dans la relation clinique et la relation à Autrui est discutée dans cet article, afin d’assurer l’éthique professionnelle dans le respect de la dignité et des expériences vécues des personnes usagères.

La notion de compÉtence

Selon Le Petit Robert en ligne (https://www.lerobert.com/google-dictionnaire-fr?param=comp%C3%A9tence), le mot « compétence » désigne une « connaissance approfondie, reconnue, qui confère le droit de juger ou de décider en certaines matières ». Le Larousse en ligne[3] précise que ce terme peut désigner l’« aptitude d’une autorité à effectuer certains actes » ou la « capacité reconnue en telle ou telle matière en raison de connaissances possédées et qui donne le droit d’en juger » ainsi qu’une « personne qualifiée ».

Ce terme, qui apparaît au sein de diverses disciplines dans les années 1990, a donné lieu à des débats, desquels un certain consensus semble se dégager : il renverrait à un savoir-agir (Basque, 2015). Cette idée implique, selon, entre autres, Le Boterf (2000) et Tardif (2006), une mobilisation de capacités, de connaissances, de ressources et de savoirs particuliers, dans certaines situations ou dans un contexte précis qui, tous, exigent des interventions complexes. Une compétence s’acquiert par la pratique, l’expérience, l’exemple et une forme d’introspection. Elle permet d’être en mesure d’intervenir en appliquant ses connaissances théoriques et pratiques lors de situations complexes, et ce, par le biais de savoirs (les connaissances), de savoir-faire et de savoir-être (Le Boterf, 2022). La notion de compétence est aussi associée à des résultats à produire dans un contexte donné, impliquant une forme d’attentes basée sur la performance (Lenesley, 2008).

Or, associer la performance au concept de compétence, explique Coulet (2011), induit le fait que la compétence ne peut être appréciée que par un tiers, que ce soit par le biais d’un jugement social ou d’une évaluation externe. Coulet (2011) ajoute que cette évaluation se réfère à des niveaux ou des champs de compétence, en fonction de la situation ou du mandat, qui sont jugés selon des critères contextualisés dans le temps et dans l’espace. De ce fait, être compétent sur le plan professionnel, c’est posséder des savoirs, des aptitudes et une capacité de raisonnement clinique, connaître et respecter ses obligations déontologiques, savoir reconnaître ses limites et les respecter dans l’exercice de sa profession (Létourneau, 2020 ; OTSTCFQ, 2016 ; OIIQ, 2022).

Maintenir sa compétence nécessite des ressources, tant internes qu’externes, entre autres, la capacité à la pratique réflexive et l’investissement dans la multidisciplinarité et l’intersectorialité (Fernandez, 2019). Les conditions pour la mise en action de ces niveaux ou champs de compétence exigent une posture professionnelle, également une réelle volonté institutionnelle de mise en oeuvre. Dès lors, alors que la compétence en contexte clinique doit être visée, les circonstances, les conditions de santé et le contexte de la prestation des soins sont de plus en plus complexes afin d’assurer des soins et des services de qualité dans le respect de la diversité (Le Boterf, 2022).

La notion de culture

En raison de la polysémie de son sens – agraire, artistique, nationale, sociale, entre autres – et de la diversité des champs disciplinaires qui utilisent le concept de culture, définir la notion de culture reste ardu. Déjà en 1952, les anthropologues Kroeber et Kluckhorn identifiaient ainsi plus de 160 définitions (Desouches, 2014).

Toutefois, ce concept renvoie à au moins deux grands types de définitions. Il peut opposer l’idée de nature (aspects biologiques et instinctifs), à ce qui est propre à l’humain (les croyances, les attitudes, les comportements). Il peut aussi référer au domaine des arts et pratiques artistiques liés à la production et à la consommation de biens culturels (Mairesse et Rochelandet, 2015).

D’après Cuche (2010), la culture a une fonction principale, celle de permettre à l’humain de transformer la nature. De fait, l’être humain est intimement et avant tout un être social (Dupriez et Simons, 2002). Cela implique que la réponse aux fonctions physiologiques est conditionnée par des choix symboliques qui reflètent le rapport de l’humain au monde, au sein d’une multiplicité de zones tantôt communes, tantôt en intersection ou encore sans points de convergence (Cuche, 2010).

Ainsi, si des fonctions physiologiques, comme s’alimenter, s’hydrater et dormir, sont a priori intimement liées à la nature (humanité commune), elles sont codifiées selon les sociétés ; donc, la réponse à ces fonctions peut être différente (Cuche, 2010). Autrement dit, la définition de la culture doit inclure des zones tant distinctes qu’en intersections, notamment s’agissant de l’identité culturelle. Cette dernière vise à conserver une forme de cohérence de soi au travers des pratiques culturelles. Celles-ci, qui reflètent une certaine vision du monde, construisent une normalité (Nous) s’opposant à Autrui, perçu comme différent, anormal, en raison de ses pratiques (et donc de sa représentation du monde) différentes (Juteau-Lee, 1983).

L’acquisition de la culture et sa transmission s’effectuent de façon dynamique à travers le temps, les structures familiales, professionnelles et sociales (Desouches, 2014) ; cela par le biais de la langue, des expériences et de l’observation, la culture étant comprise comme un ensemble de connaissances formant un système (Ministère de la Santé et des Services sociaux [MSSS], 2021). Diverses définitions la catégorisent donc comme « savante », « populaire », « dominante », « de masse » (Desouches, 2014). Néanmoins, ce qui la compose est toujours appris, intégré et commun à un groupe de personnes. En 2023, le MSSS offre la définition suivante (2023, p. xi) :

La culture comprend des normes, des valeurs, des symboles, des objets matériels et des structures de pouvoir – y compris les arts, l’éducation, la religion et la politique – dans lesquels notre compréhension du monde est façonnée, renforcée et remise en question. […] Elle n’est pas fixe, mais souvent contestée et possède plusieurs variations et sous‑cultures. (entre autres selon les régions, les âges, les genres, les goûts)

En lien avec cette perspective dynamique, la définition d’Helman (1990), reprise par l’anthropologue Massé (1995, p. 16), nous semble pertinente à rappeler :

[La culture est] un ensemble de balises (explicites et implicites) dont héritent les individus en tant que membres d’une société particulière et qui leur disent de quelle façon voir le monde, l’expérimenter émotionnellement et s’y comporter en relation avec les Autres, les forces surnaturelles, les dieux et l’environnement naturel. Elles offrent aussi à ces gens une façon de transmettre ces balises à la génération suivante – par le recours à des symboles, un langage, l’art et le rituel.

En contexte clinique, la prise en compte de ces balises, dimensions et influences requiert, pour le personnel de santé et des services sociaux, que ce soit auprès d’une personne, d’une famille, d’un groupe ou d’une communauté, de faire des efforts conscients d’aller au-delà de leurs a priori, leurs biais tant conscients qu’inconscients, dans la mesure du possible (Lenoir, 2020).

L’expression « compÉtence culturelle »

Selon Barrett (s.d., p. 2), « [la compétence culturelle est] la capacité à communiquer efficacement et correctement dans des situations interculturelles en faisant appel à ses propres connaissances, capacités et attitudes interculturelles ». Cette définition se centre autour de la communication. Le mot « efficacement » signifie être en mesure d’atteindre ses objectifs lors d’interactions interculturelles. Le mot « correctement » implique que ces interactions ne violent pas les règles et les normes acceptées par soi-même et par son interlocuteur (Barrett, s.d.).

À ce propos, Cohen-Emerique (1993) insiste sur l’importance de l’écoute attentive et active, tout en gardant une posture objective dans l’interprétation de situations cliniques, pour en arriver à une négociation « interculturelle » qui ferait sens de part et d’autre. Chatalalsingh (2013) et la Société canadienne de pédiatrie (2018) décortiquent cette négociation en contexte clinique interculturel par des actions d’informer, d’expliquer et de s’expliquer, d’éclaircir la compréhension réciproque du besoin, d’admettre la présence de points de vue divergents et de recommander, dans une approche collaborative, le plan d’intervention clinique. Bétancourt et coll. (2002) appuient le constat que la compétence en contexte clinique interculturel exige une posture professionnelle, et surtout une réelle volonté institutionnelle de mise en oeuvre. La compétence en contexte interculturel résulte donc de l’interconnexion d’au moins quatre dimensions inhérentes à la relation clinique. En premier lieu, au niveau communicationnel, elle se manifeste par le langage verbal et non verbal, dont l’interprétation peut varier selon les perceptions. Au niveau comportemental, elle se traduit par le respect, la flexibilité et l’écoute. Sur le plan cognitif, elle fait écho à la sensibilité aux biais conscients et inconscients. Enfin, au niveau affectif, elle est notamment liée à « l’intelligence culturelle » (Rakotomena, 2005). Bartel-Radic (2009) y ajoute la capacité de comprendre l’autre, en élargissant son spectre d’interprétations et d’actions en adaptant sa pratique professionnelle et la gestion des soins.

Néanmoins, puisque la culture est polysémique, diversifiée et dynamique (Lekas, Pahl et Fuller Lewis, 2020), des questions se posent : qui détermine et est en mesure d’évaluer que les soins et les services sont effectivement culturellement adaptés ? En fonction de quelles normes et balises culturelles le sont-ils ? Conséquemment, la réflexion concernant les responsabilités de soins et de services de qualité doit faire appel à une délibération éthique qui a du sens pour les parties impliquées, pour reprendre l’idée de Quintin et Boire-Lavigne (2013). Il faut toutefois reconnaître que se décentrer culturellement est en soi un exercice plutôt difficile à réaliser. Connaître « sa culture » ne peut que permettre de dépasser ses préjugés et les éventuels biais (Puren, 2013), favorisant l’attention à apporter aux interprétations prématurées et visant l’appréciation de la culture de l’autre dans sa singularité (Puren, 2013).

La compétence culturelle, en soi, en tant que notions adjacentes, est certes un idéal à atteindre, cependant difficile à acquérir et potentiellement inaccessible, signale Bruckner (1992, dans Bartel-Radic, 2009). Il est exceptionnel d’atteindre un véritable cosmopolitisme pour « s’enraciner dans la profondeur de plusieurs mémoires, de multiples particularités, de revendiquer d’autres appartenances en plus de la sienne » (p. 19). Thomas (1996, dans Bartel-Radic, 2009) se demande, par ailleurs, si les exigences associées à « une compétence culturelle » ne dépassent pas la capacité réflexive, décisionnelle, émotionnelle et actionnelle, en contexte clinique, capacités, au demeurant, selon lui, plutôt superficielles.

Interroger les effets de l’expression « compÉtence culturelle » sur l’intervention

Nous suggérons de repenser la notion de « compétence culturelle », voire de la remplacer, à la faveur d’une pratique basée sur la capacité d’être en intelligence avec autrui, ainsi de cultiver une forme d’intelligence culturelle et de reconnaissance culturelle (Burakova et Filbien, 2019). Celle-ci contient le potentiel de favoriser la construction d’une relation clinique orientée vers une rencontre dialogique, afin de prévenir ou de dénouer de possibles impasses et malentendus culturels. C’est ainsi que les notions de « compétence culturelle » en juxtaposition s’inscrivent dans une visée d’une raison instrumentale, plutôt qu’une reconnaissance culturelle visant à être en intelligence avec autrui. De fait, la réflexion critique sur cette expression – qui s’appliquerait bien aussi à celle de « compétence éthique » – montre l’induction d’un rapport technique à la culture et à l’autre. Or, ce rapport technique s’inscrit dans une perspective plus ample d’un rapport social à l’autre. Il est associé à un système de représentations largement partagées et structurant des relations humaines. L’agir dialogique ou communicationnel, tel que défini par Habermas (1987), est au centre de la relation interculturelle. Cet agir convie ainsi à un rapport inverse à la raison instrumentale, un type de rationalité visant l’efficacité, occultant la finalité du sens vécu et nommé par la personne (Ellul, 2012). Lorsqu’il s’agit d’une recherche de sens où la dimension culturelle agit, il est essentiel de réduire le risque de créer une distance en opposition à la finalité de la relation constituée par la reconnaissance du contexte et de l’intelligence culturelle de l’autre (Honneth, 2000 ; Burakova et Filbien, 2019).

L’enjeu véritable se situe dans l’accessibilité et la qualité des services sociaux et de santé, pour une population diversifiée composée de personnes singulières. Les appellations et les termes utilisés dans les référentiels professionnels, dont celle de « compétence culturelle », et la présence de biais inconscients, sont susceptibles d’engendrer une forme d’appréhension – souvent une perception erronée des compétences attendues.

Il s’agit de déconstruire les attentes de l’impératif de connaître et de reconnaître les phénotypes, les vêtements, les langues, les us et les coutumes, et de renforcer l’impératif d’une posture et d’une attitude ancrées dans sa déontologie professionnelle avec une sensibilité de « faire sens », de part et d’autre en contexte clinique.

Il est important de déconstruire cette sémantique en juxtaposition de « compétence culturelle » qui ont un risque de renforcer des perceptions d’homogénéité, de majorité et un sentiment erroné de recherche d’équité. Barthes (1957) soulignait « qu’ils (les mots : compétence culturelle) se fondent sur des images simplifiées, élaborées ou acceptées, mais qui jouent un rôle déterminant dans les comportements à l’égard des personnes visées par ces images » (Barthes, 1957, dans Belhadj-ziane, 2020, p. 288). Morin (1982) précise que ces mythes et symboles sont potentiellement cristallisés dans des « récits imaginaires, organisés et cohérents selon une logique psychoaffective, qui prétendent se fonder en réalité et en vérité » (p. 47). Ces mots s’inscrivent dans une construction socio-politique, un langage quasi imaginaire pour des soins et des services de qualité, une « zone de haute pression imaginaire, où le mythe et le symbole tiennent une place prédominante » (Durand, 2016, dans Belhadj-ziane, 2020, p. 288).

Conclusion

Se questionner sur l’étendue inclusive de l’expression

L’identité d’une personne est multiple, qui ne peut être figée dans les limites d’un statut mythologique imaginé pour l’altérité. À travers les réflexions proposées, il ne s’agit pas de promouvoir la création d’un nouvel ensemble de mots pour remplacer l’expression « compétence culturelle », mais de reconnaître et de tenir compte des interprétations et des conséquences de cette expression en contexte clinique. Si nous nous entendons sur la complexité des expériences vécues à prendre en compte, la relation clinique requiert une attention engagée aux sens et aux conséquences des vocables utilisés (Vissandjée et coll., 2007). Les mots, les expressions utilisés ainsi que les raisons de le faire doivent ouvrir la voie à une pratique clinique personnalisée dans une perspective de sensibilité et de justice sociale. Une interaction clinique, en contexte interculturel, ne peut que s’inscrire dans l’amorce d’un dialogue porteur d’une pratique réflexive autour de la construction théorique des expressions, du raisonnement clinique, inspirée d’un sens de valorisation de sa compétence professionnelle dans ces divers aspects, en aucun cas limitée à la notion de culture.