Résumés
Résumé
Au Québec, plusieurs animatrices et animateurs utilisent, dans leur discours quotidien, le vocabulaire de l’intervention. Partant d’entrevues menées auprès de personnes travaillant dans des organismes culturels, cette contribution vise à explorer les caractéristiques de l’intervention culturelle qui émergent des propos recueillis. L’intervention culturelle y apparaît comme une action visant à mettre en oeuvre un changement ou à affecter des personnes, des contextes ou des collectifs, à partir d’un regard discriminant et de régimes de valeurs qui permettent de juger des orientations à prendre. Elle propose une première exploration de la diversité des formes d’intervention culturelle telle qu’exprimée par celles et ceux qui l’incarnent.
Mots-clés :
- intervention culturelle,
- clinique,
- régime de valeur,
- animation,
- problématisation
Abstract
In the Province of Québec, several facilitators use the vocabulary of intervention in their daily discourses. Based on interviews conducted with people working in cultural organizations, this contribution aims to explore the characteristics of cultural intervention that emerge from the comments collected. Cultural intervention emerges as an action aiming to initiate a change or to affect people, contexts or groups, from a discriminating eye and from systems of values which make it possible to judge the orientations to be taken. It offers a first exploration of the diversity of forms of cultural intervention as expressed by those who embody it.
Keywords:
- cultural intervention,
- clinic,
- values,
- animation,
- problematisation
Corps de l’article
Introduction
Au Québec comme ailleurs, les acteurs des milieux communautaires et parapublics proposent une grande diversité d’interventions, des plans d’intervention, des politiques étatiques d’intervention auprès de populations ciblées ; des organismes sociosanitaires offrent une large gamme d’interventions, etc. Les milieux culturels ne font pas exception, alors qu’on y rencontre de plus en plus le vocabulaire de l’intervention dans toutes sortes de contextes, des bibliothèques publiques aux théâtres, en passant par les musées (Paquin, 2015) et les arts visuels, notamment. Par exemple, le Regroupement des centres d’artistes autogérés, organisation qui fédère plus de 60 centres d’artistes, mentionne dans son énumération des diverses compétences attendues des travailleuses et travailleurs de la culture au sein des centres d’artistes, la « capacité d’intervenir » (RCAAQ et CQRHC, 2008, p. 47). Ce vocabulaire est d’autant important que les personnes qui oeuvrent auprès de groupes ciblés – les « jeunes », les « nouveaux arrivants », etc. – dans ces différentes organisations sont régulièrement qualifiées « d’intervenantes » ou « d’intervenants ». Il n’est ainsi pas surprenant que cette multiplication des références à l’intervention soit aussi marquée dans les milieux culturels ainsi que chez les animatrices et animateurs québécois.
Cet engouement pour l’intervention est doublé depuis quelques années de l’importance grandissante prise par la culture comme objet d’intérêt des décideurs locaux « instrumentalisant » celle-ci dans une grande variété d’actions qualifiées d’interventions, visant le développement économique ou la cohésion sociale, par exemple (Vivant, 2007). En effet, la culture est devenue l’un des thèmes dominants des politiques de développement des villes au cours des dernières décennies et s’est imposée au coeur des projets de réaménagement urbain comme outil « […] au service du développement territorial, de la résolution de situations conflictuelles, potentielles ou avérées, ou encore pour prévenir ou pallier un déficit en termes de participation citoyenne ou d’insertion sociale et économique » (Arnaud, 2018, p. 7). À cela s’ajoute l’enthousiasme récent au Québec pour la médiation culturelle, parfois définie comme une stratégie d’intervention auprès de différentes populations. Dans l’ensemble se dessine un vocabulaire mouvant, mais récurrent de l’intervention dans les milieux culturels.
Cette contribution se veut un regard à quelques caractéristiques permettant de penser l’intervention culturelle dans sa multiplicité et de tracer des lignes rendant possible d’y décerner tant des cohérences que des distinctions. Ainsi, qu’est-ce qu’une intervention culturelle ? Quelles en sont les caractéristiques ? Cette contribution suggère notamment que ce qu’en disent les animatrices et animateurs, leurs hésitations, leur utilisation changeante d’expressions pour décrire l’intervention culturelle, ne relève pas d’un manque de précision, mais est au contraire une façon de mettre l’accent sur ses singularités, les normes et rapports de pouvoir qui l’informent ainsi que les relations qu’elle entretient avec d’autres pratiques.
Pour y arriver, nous proposons de nous inspirer des propos d’une douzaine de personnes travaillant dans les organismes culturels québécois de la grande région de Montréal, rencontrées dans le cadre d’entretiens semi-dirigés afin de discuter de l’intervention culturelle. Certains de ces organismes sont des institutions publiques, d’autres des entreprises privées et d’autres encore des organismes culturels, certains à vocation artistique alors que d’autres ont une vocation de travail auprès de parties ciblées de la population. D’une durée d’environ une heure chacun, les entretiens se sont déroulés sur une période de deux années, avant la pandémie et les mesures sanitaires qui en ont découlé. Les personnes rencontrées – dont 10 sont des femmes – ont été contactées sur la base de leur description de poste, de leur fonction officielle au sein de l’organisme les employant ou encore à la suite de propos dans les médias locaux décrivant certains des projets auxquels elles ont participé ou de leurs pratiques comme des « interventions » dans les milieux de la culture. Ainsi, bien que certaines personnes rencontrées hésitaient à définir leur pratique comme de l’intervention, ces entretiens ont tout de même permis une première exploration de la diversité des formes d’intervention culturelle et des acceptions de celle-ci. Ces entretiens ont par la suite fait l’objet d’une analyse thématique, permettant de faire émerger, dans le cadre d’une démarche inductive, quelques figures de l’intervention. Il ne s’agit donc pas ici de proposer une conception exclusive, aux frontières bien gardées, qui établirait quelles pratiques relèvent de l’intervention et lesquelles n’en sont pas, ni de proposer une lecture conceptuelle définitive de l’intervention. Il s’agit plutôt d’explorer les différentes acceptions de l’intervention qui émergent des propos recueillis et leurs rapports aux différentes pratiques des personnes rencontrées qui s’en réclament ou, pour certaines, s’en éloignent.
Pour une conception de l’intervention
Qu’est-ce donc qu’une intervention ? Si la notion est décrite comme « évanescente » (Ruelland, Lafortune et Rhéaume, 2020, p. 1), elle a tout de même fait l’objet d’un nombre considérable de travaux. Plusieurs approches disciplinaires font même de l’intervention le coeur de leur développement : la sociologie d’intervention, l’intervention psychosociale, le travail social (ou l’intervention sociale), les études stratégiques, l’intervention artistique et, plus généralement, la « recherche-intervention », etc. Malgré leurs fondements pluriels, l’intervention s’y impose comme « […] une catégorie générale d’action qui s’incarne dans des manières de penser et de faire […] » (Ruelland et al., 2020, p. 1) partageant quelques caractéristiques. En effet, elles visent toutes à apporter un changement concret, direct, sur une situation jugée inadéquate ou nécessitant une amélioration. Par exemple, la recherche-intervention est fondée sur l’idée que ce qui est l’objet de l’investigation est le résultat d’une « intervention » de la part des chercheurs auprès d’un groupe, d’une communauté ou d’une organisation, notamment afin d’en évaluer le changement (DeLucia et Pitts, 2010 ; Fraser, 2009). On peut également penser aux études internationales et aux études stratégiques où l’intervention est pensée comme l’interférence d’un État dans la politique interne ou internationale d’un autre État (MacFarlane, 2002).
Dans un tout autre registre, on peut également penser à l’art d’intervention qui regroupe un large éventail de pratiques se déployant à l’extérieur des espaces traditionnels de l’art et interagissant avec ceux-ci afin d’en affecter le contexte politique ou économique, notamment. Dans ces cas, comme dans bien d’autres, l’intervention est donc perçue comme une action venant d’un tiers – un autre État, une intervenante, un artiste, etc. – afin de modifier un contexte particulier et d’optimiser le bien-être, la productivité ou encore la richesse d’un groupe, d’une société, d’un organisme ou même d’un État. En ce sens, il est possible de comprendre la suggestion de Jonathan Sterne (2017) qui souligne que toute intervention est en quelque sorte politique. Pour lui l’intervention est toujours menée dans un contexte sociopolitique particulier, depuis une position institutionnelle et culturelle précise. En d’autres mots, qu’au-delà des formes explicitement émancipatrices ou politiques de l’intervention (Ruelland et al., 2020), sa pratique générale – quelle qu’elle soit – n’est pas extérieure aux rapports de pouvoir qui organisent nos sociétés.
Inspirés par les travaux portant sur l’intervention sociale, Karen R. Foster et Dale C. Spencer suggèrent que l’intervention serait constituée des multiples façons par lesquelles des acteurs « […] a) get involved in the lives of individuals with the aim of altering them, or b) intentionally “come between” the individual and events, spaces, and life stages » (2013, p. 3). Cette conception de l’intervention comme une façon d’intercéder dans la vie des personnes ou encore comme un entre-deux situé à la limite entre des personnes, des collectifs et des événements, des transformations ou différentes menaces et difficultés recoupe plusieurs définitions qui circulent. Celles-ci mettent en lumière une intervention pensée tant individuellement que collectivement. C’est en partie en cela qu’elle rejoint l’animation socioculturelle. Par exemple, Heinz Moser, Emanuel Müller, Heinz Wettstein et Alex Willener définissent l’animation comme « […] une intervention censée induire des changements dans un contexte socioculturel » (2004, p. 126). En effet, pour les animateurs et animatrices, leur pratique est souvent pensée comme une action sur, avec ou pour un collectif qui pourra, à terme, affecter positivement des individus. L’animation est alors, dans sa mise en oeuvre, en partie une intervention.
Cette conception de l’intervention comme une manière d’affecter des personnes, des contextes ou des collectifs est partagée par plusieurs personnes rencontrées dans le cadre de ces entretiens. Elle y est décrite comme un geste servant à stimuler une transformation. En effet, certaines suggèrent « [qu’]une intervention est une action qui vise à créer un changement ». Si l’objet du changement est parfois décrit comme la trajectoire de vie des personnes, d’individus, d’autres proposent plutôt que ce sont des ensembles plus larges, des collectifs voire des contextes qui sont affectés par l’intervention. Ainsi, l’intervention n’est pas uniquement une façon de créer un changement pour un individu, mais aussi d’affecter un individu indirectement, par le travail sur le contexte. Une intervenante rencontrée souligne en ce sens : « Une intervention pour moi, c’est d’aller dans un endroit et de le transformer, intervenir sur une situation donnée. » En agissant sur le milieu, il est possible, par un ensemble de relations et d’influences qui le composent, d’agir sur les individus en tant que membres d’une collectivité. L’intervention est alors une manière d’altérer la vie des personnes en tant qu’elles font partie d’un ensemble plus grand et sont insérées dans un contexte. Chaque individu est ainsi pensé comme affecté par un large faisceau d’influences sur lesquelles l’intervention a une prise.
Cependant, dès le départ, une part des personnes rencontrées a tenu à prendre ses distances du vocabulaire de l’intervention. Pour elles, celui-ci est peut-être souvent mobilisé dans le discours quotidien, mais il ne permet pas de rendre compte adéquatement de leurs pratiques complexes. L’une des personnes rencontrées suggère que : « Nous ne faisons pas de l’intervention à proprement parler. » Pour une autre, le vocabulaire de l’intervention est discursivement lié à une approche considérée comme « clinique ». Elle propose de s’en éloigner en suggérant une autre acception de l’intervention :
L’intervention pour nous elle est plus […] unidirectionnelle. Tandis que […] tel que nous on l’entend, on en fait partie. On est partie prenante, et on parle vraiment plus d’une posture d’entre-deux, de quelqu’un qui va agir par présence et qui doit, du coup, s’intégrer lui-même dans le modèle de l’intervention.
Ainsi, pour elles, et pour d’autres, l’intervention a partie liée avec une volonté unidirectionnelle, positionnant la personne qui intervient à l’extérieur – ou « au-dessus » – de la situation ou du contexte sur lequel elle agit. Cette distance s’est incarnée de diverses manières dans les propos recueillis. Pour certaines personnes, tout acte visant à mettre en oeuvre un changement dans la vie de groupes de personnes ou le contexte au sein duquel ceux-ci se situent peut être considéré comme une intervention, alors que d’autres préfèrent marquer la distance entre l’intervention et leurs pratiques. Par exemple, une personne rencontrée signale cette distance en affirmant que la qualité d’intervention de l’un de ses projets repose sur la présence d’une autre participante, jugée experte : « Je ne me considère pas comme une intervenante. Je me considère comme… ou c’est vrai, une intervention. […] Je ne suis pas une intervenante, mais j’ai une intervenante jeunesse dans le projet qui est là tout le temps. » Les personnes rencontrées signalent plusieurs positions de l’intervenante ou de l’intervenant par rapport à l’objet de son intervention. Si plusieurs suggèrent que la personne qui amorce l’intervention est en quelque sorte à une certaine distance, voire « extérieure » à la situation, d’autres suggèrent plutôt « [qu’]il faut être “dedans” le contexte ». Cette ambivalence signale des positionnements différents et des rôles contrastés qui répondent à des conceptions diverses de l’objet de l’intervention.
Intervention et culture
À cette multiplicité de conceptions de l’intervention s’ajoutent des acceptions contrastées de la culture. En effet, si les recherches montrent de manière convaincante la diversité des définitions de la culture qui circulent (Cuche, 2010) – allant même jusqu’à proposer qu’il s’agisse de l’une des notions les plus difficiles à définir (Cobley, 2008 ; Williams, 1985) – les personnes rencontrées ne font pas exception. Ainsi, comment l’intervention, comprise comme une manière d’affecter des personnes, des situations, des contextes ou des collectifs, peut-elle être « culturelle » ? À cela, plusieurs personnes suggèrent, premièrement, que la culture y est conçue comme un outil, un instrument permettant d’atteindre d’autres buts : elle est une méthode pour amorcer des changements sociaux, politiques ou économiques, par exemple (Bourassa-Dansereau, Goulet-Langlois et Robert, 2020). Bernard Lahire soulignait cette tendance dominante en France – et au Québec, pourrait-on ajouter – qui conçoit la culture (légitime) comme un instrument permettant, comme par magie, de s’attaquer à « […] des problèmes publics, politiques (la démocratie, la citoyenneté, l’accès à l’emploi…) » ainsi que « des questions privées […] telles que l’épanouissement individuel, l’accomplissement personnel, le bonheur, la dignité ou l’humanité […] » (Lahire, 1999, p. 312). Cette conception de la culture comme d’un outil multiusage, qui apporte « largeur d’esprit et capacité de compréhension, […] une vision et une pratique pacifiées du monde social » (Lahire, 1999, p. 312), est également portée par quelques personnes rencontrées. Ainsi, l’une d’entre elles signale son usage de l’intervention – artistique, dans son cas – pour éperonner certains changements :
Je crois beaucoup à l’intervention artistique, je parlais de changement, mais pour brusquer les conformismes, pour provoquer […], pour nous permettre d’avoir un regard différent sur des choses établies. Je crois que l’artiste a un rôle, pas de pacification, mais de perturbation, mais qui peut être très soft, alors les interventions artistiques sont souvent bouleversantes.
Cette acception de la culture présuppose qu’elle aurait quelque chose que d’autres modes d’intervention ne peuvent offrir, que par sa présence elle induit des transformations d’elle-même : la culture – et les arts en particulier – aurait ce surplus d’âme qui agirait en lui-même. Que la culture serait un outil efficace pour amorcer certains changements, à différentes échelles, de l’individu à des classes sociales entières (Bennett, 1998).
La citation précédente laisse entrevoir une deuxième acception de la culture, comprise cette fois comme un ensemble de symboles à changer : des représentations, des stéréotypes, des discours, des valeurs, etc. La culture est alors non pas un outil, mais l’objet même de l’intervention. Il s’agit d’agir afin de la transformer, et d’opérer du même coup un changement. Dans ce cadre, la culture n’est pas nécessairement ce qui est mobilisé comme outil ou méthode propre à l’intervention : elle en est plutôt l’objet. C’est également en ce sens – la culture comme objet de l’intervention – qu’il est possible de comprendre plusieurs commentaires recueillis soulignant la volonté de rendre la culture accessible – ce qui est souvent décrit comme de la démocratisation de la culture. Une intervenante souligne :
Faire en sorte que la culture soit accessible dans la rue, que le citoyen qui n’a pas la chance de côtoyer l’art ou les arts visuels, l’histoire, le patrimoine dans sa vie, dans sa vie familiale, puisse être confronté à cette réalité et peut-être allumé à cette réalité. […] On se demande, comment on intervient, pour assurer l’accessibilité à la culture ?
À une culture – comprise ici comme les arts légitimes – qui se serait éloignée, l’intervention chercherait à intercéder afin de combler la distance d’avec le reste de la société. Si nous connaissons ce projet général sous le nom de démocratisation de la culture, il est ici le reflet d’une conception bien particulière de la culture – et de certaines cultures plus que d’autres – comme objet. Cette deuxième acception présentant la culture à la fois comme un ensemble de symboles et comme « arts » sous-entend qu’au-delà de son rôle d’outil multiusage, elle serait une part autonome de la société, pouvant en être isolée, transformée en objet par l’intervention.
Enfin, une troisième acception de la culture qui émerge dans les propos des personnes rencontrées est en tant que milieu de travail ou de pratique. Elle y est conçue comme un ensemble d’artistes et de personnes travaillant dans un milieu de la culture qui nécessite intervention, que ce soit pour l’amélioration des conditions de travail, pour appuyer la création, pour le développement de public ou pour la formation, par exemple. Présentant un projet d’accompagnement et d’appui aux artisans du milieu culturel québécois, une intervenante souligne :
[nous voulions] quelque chose qui ferait vraiment une différence. […] On s’est rendu compte des difficultés quotidiennes que rencontrent les [travailleurs culturels]. Quand on se rapproche de ces gens-là, on comprend davantage leur réalité. […] Comment peut-on faire une différence dans la vie de ces gens-là ?
La culture est ici conçue comme un ensemble d’artistes et d’artisans liés par des enjeux ou des réalités qui leur sont spécifiques. Ainsi conçue, l’intervention culturelle amène à agir afin de transformer les différents mondes (Becker, 1988) qui incarnent et font être la culture : elle est alors pensée comme un secteur de travail, par exemple, que les interventions permettront d’améliorer. Dans l’ensemble, ces conceptions contrastées de la culture qui émergent des témoignages des intervenantes et intervenants rencontrés, loin de les épuiser, témoignent de la grande diversité des formes d’intervention culturelle qui cohabitent au Québec.
Le problÈme ou le regard discriminant de l’intervention
La description préalable de l’intervention comme unidirectionnelle et extérieure, offerte par quelques personnes rencontrées, laisse entrevoir la relation qu’elle entretiendrait avec le regard clinique. En effet, dans son étude de l’émergence de la médecine moderne, Michel Foucault (1963) soulignait l’importance de la transformation corollaire du regard clinique qui, à partir du 18e siècle, organise, analyse et discrimine de manière inédite. Pour Foucault, cette transformation sous-entend une conception différente du corps humain comme objet de savoir, et ouvre à une pratique naissante de la médecine et à des formes nouvelles de légitimité. L’intervention s’insère dans cette large transformation qui s’opère à cette époque et fait de l’ensemble de la société un objet à connaître, sur lequel appliquer le regard clinique, pour permettre d’y intervenir de manière adéquate (Rabinow, 1989) : la ville, les jeunes, les classes ouvrières, les femmes, sont tous des groupes ciblés sur lesquels le regard clinique permet d’isoler des besoins, des difficultés, des enjeux[1] depuis un point de vue dominant qui se conçoit comme neutre. L’intervention demande elle aussi, donc, de reconnaître une situation, un contexte, une caractéristique individuelle ou collective, comme un problème, et de le poser comme tel. Comme le suggérait Helmut Willke : « Chaque acteur qui se fait une idée de la situation dans laquelle il souhaite intervenir, construit sa représentation à partir de ses observations » (1996, cité par Moser et al., 2004, p. 127). L’intervention, donc, insinue un regard qui discrimine, qui établit un jeu complexe de différences au sein du social, qui identifie des éléments, qui les hiérarchise et les juxtapose pour les comprendre. Le social y joue un rôle comme un ensemble à connaître, évaluer et changer.
Malgré qu’il se présente comme désincarné, ce regard est cependant loin d’être neutre. Comme le mentionnent Rémi Deslyper et Florence Eloy (2020) à propos des professionnels oeuvrant au sein du dispositif El Sistema au Venezuela, les personnes rencontrées dans le cadre de cette contribution appartiennent aux classes moyennes et supérieures et possèdent un capital culturel considérable. Leurs représentations des groupes ou personnes avec qui elles travaillent ainsi que des formes culturelles chargées positivement ne sont pas neutres non plus : elles les appréhendent à l’aune de normes dominantes. Ainsi, plusieurs personnes rencontrées partagent une vision de l’intervention fondée sur le déficit : des jeunes « dans le besoin », des travailleuses et travailleurs culturels « qu’il faut aider », des communautés « sans reconnaissance », etc. Ce regard discriminant porté sur le social, des situations, des contextes ou des événements permet d’organiser les éléments observés, de les classer, afin de les constituer en problème, enjeu ou constat qui appelleront une intervention. Par exemple, une personne souligne :
Être conscient des besoins, d’établir avant tout quels sont les constats et quels sont les besoins. Ça nous permet d’être plus lucides […]. Toute la question d’établir les besoins, mais aussi l’analyse de l’environnement […]. Il faut être conscient de l’environnement actuel dans lequel on vit. Quels sont les autres joueurs, que font-ils ? En quoi je vais apporter une plus-value ?
Ainsi, le regard de l’intervention organise les éléments, les discerne – « il faut être conscient des besoins », disait cette intervenante, « sois conscient du terrain, vois », insistait une autre – et les pose de telle manière qu’une solution pourra être proposée. Le « problème », la « situation », les « besoins », pour lesquels elle est posée comme une solution, émergent donc de cette grille de discernement propre à l’intervention, informée par des normes dominantes : ils leur sont consubstantifs. Le regard de l’intervenante ou de l’intervenant suggère de discerner, dans le contexte, ce qui est jugé comme des symptômes d’un problème ou d’un enjeu qui sera à son tour l’objet de leur action. Le problème, les « besoins », les enjeux sont alors loin d’être donnés, mais plutôt le fruit d’un travail, construit, organisé par des rapports de pouvoir afin qu’ils appellent une solution qui prendra la forme d’une intervention.
L’intervention demande de reconnaître un contexte, une situation et de la qualifier comme ce sur quoi l’intervention portera. C’est en cela que Claude de Jonckheere suggère que la constitution même du problème est en soi cruciale. S’intéressant à l’intervention en travail social, il présente le problème comme le coeur de l’intervention :
Le problème est construit de telle sorte qu’il est possible d’opérer sur lui. Comme c’est le problème qui requiert la solution, l’acte créateur ne se trouve pas dans la manière de trouver la solution, mais dans la manière de poser le problème. Un problème a toujours la solution qu’il mérite […].
de Jonckheere, 2010, p. 321-322
Si le problème – tout comme la solution qu’il appelle – n’est donc pas « donné », sa construction est pour sa part profondément ancrée dans un ensemble dominant de représentations organisant le monde. Cette importance de la constitution de l’objet de l’intervention, qu’il soit un problème, un besoin ou un contexte particulier, est soulevée par une des personnes rencontrées. Celle-ci suggère que le discernement de ce « besoin », la lecture de l’environnement, est au coeur de l’intervention, voire permet d’en assurer la pertinence – ce qu’elle nomme la « grille de faisabilité » :
On peut imaginer une intervention, mais elle reste très utopique, parce qu’elle ne répond pas à un besoin, parce que le timing n’est pas bon, […] il faut quand même répondre à une grille de faisabilité […] de quoi j’ai besoin pour vraiment arriver à l’intervention terrain.
En d’autres mots, l’intervention relève tant de la capacité de discernement et de la construction d’un problème que de l’aptitude à trouver le bon moment afin de proposer la « solution qu’il mérite ». La grille appliquée sur la situation donne au regard de l’intervention une prise pour en évaluer la pertinence : elle rend significatifs les contextes, les besoins, les événements, etc. Dans l’ensemble, ce qui semble s’imposer est une intervention qui construit l’enjeu pour lequel elle se présentera comme solution grâce à une lecture dominante qui détermine les éléments importants, les moments ou les conditions pertinentes.
Intervention et rÉgimes de valeurs
À ce regard de l’intervention marqué par des normes et des représentations dominantes s’ajoute une évaluation de la situation, du contexte, des événements ou des caractéristiques ainsi que des changements qui devraient avoir cours. L’intervention est alors issue d’un jugement porté qui s’appuie sur un ensemble de connaissances et de valeurs qui sont loin d’être neutres et en affectent l’orientation : quelle devrait-être la situation idéale ? Quelles sont les idées à mettre en lumière ? Qu’est-ce qui devrait être valorisé ? Ces questions qui accompagnent l’intervention relèvent d’évaluations faites à partir de valeurs. Celles-ci n’ont rien d’universel, alors qu’elles sont dépendantes des conditions sociales, historiques, des classes et du contexte culturel qui les voient émerger (Wallace, 2003). Luc Boltanski et Laurent Thévenot (1991) suggèrent que ces valeurs, ces références situées – en France, fin du 20e siècle dans leur cas – permettent aux personnes de porter un jugement au quotidien et de guider leurs conduites sociales. Pour John Frow (2007), l’usage du jugement au quotidien relève de l’interprétation continue de ces valeurs conjoncturelles. Ainsi, chaque évaluation de la situation, chaque diagnostic accompagnant et orientant l’intervention est en quelque sorte déterminé par le contexte dans lequel il s’insère ainsi qu’au sein duquel s’insère la personne intervenante. Frow suggère que les conditions de possibilités de telles évaluations sont tributaires de « régimes de valeurs » contingents qui déterminent les critères, les étalons, les conditions du jugement et policent ainsi ce qui est possible.
Ces régimes de valeurs sont le fruit de discours dominants qui établissent ce qui peut être valorisé, ce qui peut ou doit être fait ou dit à propos d’une situation, d’un groupe ou d’un État. Dans l’ensemble, Frow suggère qu’aucune situation, événement, ou caractéristiques n’a de signification ou de valeur intrinsèque du fait de sa nature : une situation ne serait pas bonne ou mauvaise en soi, mais les régimes de valeurs contingents au sein desquels l’intervention se situe permettent d’en déterminer la valeur. En intervention, ces régimes sont tributaires des discours dominants, mais aussi des formations des intervenantes et intervenants, des financements, des politiques et des choix partiaux qui orientent en quelque sorte l’action.
Pour plusieurs personnes rencontrées, l’objectif de l’intervention est « de rendre le monde meilleur », d’améliorer la situation de groupes ou de parties de la population pour lesquels l’intervenante ou l’intervenant juge qu’il y a un manque ou un besoin. Comme le suggère une personne rencontrée :
Au départ […] tu as une vision du monde à un moment donné, dans lequel il y a des failles, des besoins à combler, pour rendre le monde meilleur. Tu arrives avec ton projet, qui est ton intervention, […] et tu fais tout ça pour arriver à un changement de situation, qui sont tes effets ou tes résultats escomptés.
Ces « résultats escomptés », ce « changement de situation », ces effets souhaités, cet état final espéré répondent point par point au regard discriminant de l’intervention : poser le problème, c’est déjà le mettre à l’examen, en proposer un jugement. C’est surtout le poser « en tant » que problème, qualifier la situation et du même souffle en proposer un état futur jugé « meilleur ». Ces choix et orientations sont insérés dans de profonds rapports de pouvoir et réaffirment diverses formes de domination, voire d’oppression.
Ces visions du monde que l’on tente de réaliser par l’intervention font écho à des conceptions dominantes qui circulent. Elles relèvent de ce qui est considéré comme un enjeu important auquel il est nécessaire – du point de vue des intervenantes et intervenants, notamment – de s’attarder à une époque et dans un espace donné. Ainsi, il y a des enjeux qui sont non seulement liés à la situation spécifique qui est construite par le regard discriminant de l’intervention, mais aussi à une évaluation plus large des questions importantes de l’époque. Une personne rencontrée dans le cadre de cette recherche soulignait justement :
Quelque chose qui est beaucoup plus d’intervention sociale. Amener de jeunes décrocheurs à avoir une petite production artistique pour les amener à raccrocher socialement. Ça c’est l’intervention beaucoup plus sociale [que nous mettons de l’avant par] la médiation culturelle.
S’attarder aux jeunes par l’intervention – grâce à des outils inspirés de la médiation culturelle, dans ce cas – c’est notamment participer plus largement à lutter contre le décrochage scolaire, ou à s’insérer dans de plus larges projets collectifs visant à offrir à des « populations visées » des modes d’expression. Il s’agit alors de guérir les « maux » qui sont socialement conçus comme importants dans la conjoncture actuelle. Une personne rencontrée souligne la proximité entre cette façon d’orienter les interventions et une pratique « thérapeutique » :
Il ne s’agit pas de lui sauver la vie, mais d’amener à lui ouvrir une nouvelle porte, un nouvel univers, qui peut être un déclencheur à une carrière ou tout le moins à une pratique artistique ou une pratique créative. Ça vient rejoindre un peu le bout thérapeutique de l’intervention culturelle.
Dans l’ensemble, ce qui semble apparaître parmi les personnes rencontrées est une première conception de l’intervention et des valeurs qui l’orientent relevant de régimes qui n’appartiennent pas en propre aux personnes qui en sont l’objet, aux communautés auprès desquelles ou avec lesquelles les interventions sont menées. En d’autres mots, les jugements qui orientent l’intervention proviennent de l’interprétation de régimes de valeurs dominants, partagés par les intervenantes et intervenants et, plus largement, par une grande part de la population. Appelons ces régimes de valeurs des régimes « majoritaires ».
Malgré tout, des régimes de valeurs concurrents aux régimes majoritaires sont aussi possibles et sont sous-entendus par quelques personnes rencontrées. Ceux-ci apparaissent plus fluides, mouvants, localisés : ils sont propres et émergent des groupes ou communautés mêmes qui accompagnent, sont l’objet ou le lieu de l’intervention. Ces régimes de valeurs pourraient ainsi être appelés « minoritaires », non seulement parce qu’ils ne sont pas partagés par l’ensemble de la population et sont donc propres à certains groupes, mais surtout parce qu’ils ouvrent à des espaces d’évaluation indéterminés. Gilles Deleuze et Félix Guattari, décrivant la littérature minoritaire, suggéraient ceci :
[…] nous devons distinguer : le majoritaire comme système homogène et constant, les minorités comme sous-systèmes, et le minoritaire comme devenir potentiel et créé, créatif […]. C’est la variation continue qui constitue le devenir minoritaire de tout le monde, par opposition au Fait majoritaire de Personne.
Deleuze et Guattari, 1980, p. 134
Par opposition à l’abstraction du régime de valeur majoritaire – qui n’appartient à personne en propre, mais à des référents distants et dominants – les régimes de valeurs minoritaires proposent des variations et des indéterminations qui mettent en doute l’évidence des jugements portés, montrent et rendent explicite la construction de ces valeurs comme « allant de soi ». Alors qu’elle tente d’expliquer comment les objectifs et même la raison d’être des interventions qu’elle mène émergent des groupes avec lesquels elle travaille, une intervenante souligne la nécessité pour elle de s’attendre à l’inattendu et « […] supporter un changement qui vient du participant ». Dans l’ensemble, il est possible de comprendre que plusieurs régimes de valeurs cohabitent au sein de l’intervention et guident les jugements qui affecteront ce vers quoi celle-ci cherchera à tendre.
Conclusion
Si l’intervention est une « notion courante, mais néanmoins mal circonscrite », comme le suggèrent Moser et al. (2004, p. 126), les propos recueillis permettent tout de même d’en esquisser les pourtours changeants et les conceptions contrastées. Sans surprise, l’intervention est conçue comme une manière d’amorcer un changement ou d’affecter des personnes, des contextes ou des collectifs, alors que la position de la personne qui l’amorce apparaît pour sa part plutôt mouvante : parfois « à l’intérieur », d’autres fois à une certaine distance de l’objet du changement. Elle est fondée sur un regard discriminant, orienté par des normes dominantes, qui rend significatif, permet de classer et de hiérarchiser les éléments observés afin de les constituer en un problème ou un enjeu pour lequel il est nécessaire d’agir. Elle tire sa pertinence de régimes de valeur qui l’orientent et permettent de juger des changements qui doivent être mis en place, des objectifs à atteindre ou des situations idéales visées. Plusieurs régimes de valeurs permettent d’établir comment l’intervention peut « rendre le monde meilleur ». Alors que des régimes « majoritaires » font écho aux valeurs dominantes d’une société, des régimes « minoritaires » reflètent les groupes ou contextes changeants propres à la situation d’intervention et ouvrent à un monde idéal pluriel. Enfin, les propos recueillis portant sur l’intervention culturelle ont montré la diversité des conceptions de la culture qu’elle sous-entend : pour certaines personnes, il s’agissait d’une culture outil, servant de méthode à l’intervention, pour d’autres, d’une culture objet de l’intervention ou encore d’une culture comme milieu au sein duquel elle se déploie.
Parmi les éléments qui émergent de ce portrait esquissé de l’intervention culturelle, la volonté partagée par plusieurs personnes de s’en distancier est à souligner. En effet, certaines personnes rencontrées semblaient ambivalentes quant à leur légitimité à se dire intervenantes ou encore à insérer leur pratique sous la bannière de l’intervention. Malgré le fait qu’elles aient tout de même décrit leur pratique en la liant à l’intervention, ce doute mérite d’être pris au sérieux. Plutôt que d’y voir une simple précaution langagière ou encore une distance de façade, il me semble dénoter l’ambiguïté de l’intervention culturelle ainsi que certaines différences et rapports de pouvoir qui la traversent et l’organisent. Les distinctions, les distances affirmées, mettent en lumière la variabilité des réalités et les conceptions contrastées tant des personnes rencontrées que de l’intervention. Elles permettent de constater que cette dernière est également informée par des fondements ontologiques, épistémologiques et axiologiques qui rendent possibles et guident les positions diverses des personnes rencontrées. Ces fondements de l’intervention représentent d’ailleurs un filon à explorer au cours des prochaines années.
Parties annexes
Note biographique
Martin Lussier est professeur au Département de communication sociale et publique de l’UQAM. Il s’intéresse aux musiques populaires et aux pratiques des organismes qui coordonnent les artistes, interviennent auprès d’eux et permettent d’articuler des politiques, des industries, des pratiques artistiques, des publics ainsi que des travailleurs culturels. Membre du laboratoire Culture populaire, connaissance et critique (CPCC) ainsi que du Centre de recherche interuniversitaire sur la communication, l’information et la société (CRICIS), il a publié un livre dédié aux musiques émergentes à Montréal : Les musiques émergentes. Le devenir-ensemble (Éditions Nota-Bene, 2011) et a co-dirigé Essor de la culture au XXIe siècle (PUM, 2019, avec M. Paquin, M. Lemonchois et J.-M. Lafortune). Il co-dirige avec Anouk Bélanger l’Atelier de chronotopies urbaines, un dispositif de recherche et de collaboration sur les cultures populaires. lussier.martin@uqam.ca
Note
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[1]
On peut noter que pour Foucault et Gilles Deleuze, qui s’intéressent tous deux en partie aux marges de la littérature et de la psychiatrie, le regard clinique se situe à la croisée des arts et de la médecine : l’artiste, par sa pratique créatrice et son regard particulier, est en mesure de diagnostiquer le monde qui l’entoure. L’art permet de comprendre et de percevoir des phénomènes en les exposant et devient expérimentation, au sens clinique du terme (Sauvagnargues, 2005 ; Smith, 2005).
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