Résumés
Résumé
Cet article articule une réflexion théorique sur les partenariats entre policiers et travailleurs sociaux à la suite des crises qui secouent nos sociétés. Je démontre que les luttes abolitionnistes et le concept d’État carcéral (Richie et Martensen, 2020) peuvent nous aider à comprendre comment le travail social s’engage avec ces partenariats, notamment dans un contexte de crise. Enfin, j’argumente que ces partenariats sont au centre des débats actuels qui divisent le travail social, alors que ces crises amènent le champ à se positionner en rupture ou en continuité à l’État carcéral.
Mots-clés :
- carcéral,
- soins,
- police,
- travailleurs sociaux,
- crises
Abstract
This article articulates a theoretical reflection on partnerships between police officers and social workers following the crises that shake our societies. I demonstrate how abolitionist struggles and the concept of the carceral state (Richie and Martensen, 2020) can help us understand the expansion of these partnerships and their consequences. Finally, I argue that these partnerships are at the center of current debates that divide social work, while these crises lead the field to position itself in rupture or continuity with the carceral state.
Keywords:
- carceral,
- care,
- police,
- social workers,
- crisis
Corps de l’article
Introduction
Début 2020, les collectivités à travers le monde sont désorganisées par l’arrivée de la pandémie de COVID-19 qui créera une crise de santé publique. Les différents gouvernements mettent des mesures sanitaires en place (distanciation physique, couvre-feu, port du masque, etc.) visant à restreindre la propagation du virus. Cette crise, ainsi que sa réponse politique et sociale, révèlent l’ampleur des inégalités sociales qui existent au Canada et qui frappent inégalement les différentes communautés (Quirouette et al., 2022). Au Québec, les populations pauvres et noires sont plus à risque d’être contaminées par le virus en raison de facteurs environnementaux, sociaux et politiques (Taï et al., 2020). De plus, la gestion de la pandémie a été qualifiée de « punitive » par différents chercheurs (Fortin et al., 2022) et des rapports suggèrent des inégalités dans le contrôle social plus soutenu dans les quartiers pauvres et racisés. De surcroît, des rapports soutiennent une exacerbation des actions haineuses commises à l’égard de différents citoyens appartenant à des communautés racisées (SPVMa, 2022).
C’est dans cette conjoncture sociale que survient le meurtre de George Floyd commis par des policiers à Minneapolis. La seconde vague de Black Live Matters déferle alors sur l’Amérique du Nord. Ces mobilisations donnent naissance à un appel au définancement de la police, une thématique phare de l’abolitionnisme pénal. Mariame Kaba, abolitionniste de renom, publie « Yes, We Literaly Mean Abolish the Police » au sein des pages du New York Times. Au Canada, plus de 1000 universitaires et juristes appellent à définancer la police afin de réinvestir massivement dans les soins et dans les services sociaux (Moore et al., 2021, 16 juin). Rapidement, le champ du travail social est appelé à se positionner vis-à-vis de sa relation avec l’institution policière.
L’objectif de cet article est d’articuler une réflexion théorique sur les partenariats police-intervenants à l’aube des crises convergentes. Inscrit dans une posture abolitionniste, je propose de répondre à la question suivante : comment ces luttes peuvent-elles nous aider à comprendre comment le travail social s’engage avec les partenariats police-intervenants ? Je propose d’éclairer le débat explorant une revue de littérature portant sur les crises et l’abolitionnisme pénal et en analysant la littérature grise dont les réponses institutionnelles des organisations en travail social et du Service de police de la ville de Montréal (SPVM).
Les crises : des occasions de changer qui fait quoi et comment
La crise de la COVID-19 a poussé les chercheurs à s’intéresser aux conséquences des crises sur les organisations en travail social. Différentes études soulèvent que la crise de la COVID-19, soit une crise aiguë, converge avec d’autres crises chroniques, notamment celles des surdoses, de l’itinérance et de la santé mentale amplifiant les processus de marginalisation et de discriminations préexistants (Quirouette et al., 2022). Ces crises s’exacerbent l’une l’autre, affectant disproportionnellement le bien-être des populations marginalisées et discriminées. Les inégalités dans la répartition de la contamination aux savoirs sur les crises, les personnes marginalisées sont plus à même de contracter les virus pour différents enjeux liés aux déterminants sociaux de la santé (proximité, accès aux soins, barrières, etc.). En parallèle, plusieurs chercheurs ont documenté une « gestion punitive » de la COVID-19. À cet égard, plusieurs auteurs, notamment des activistes qui travaillent auprès des communautés 2SLGBTQ+, ainsi que des chercheurs dans le champ de la santé publique ont très tôt dénoncé la gestion punitive de la pandémie, en puisant dans les études sur la criminalisation du VIH/sida (Molldrem et al., 2020). Les populations les plus contaminées sont au même moment celles les plus contrôlées, punies et criminalisées dans une crise de santé publique (Luscombe et McClelland, 2020 ; Hasting et al., 2021). Pourtant, les leçons issues de la crise du VIH/sida, qui nous rappellent l’importance de miser sur la sensibilisation, l’éducation, la réduction des méfaits ainsi que la confiance envers les citoyens ont été exclues de la gestion de la crise de la COVID-19, relevant d’ailleurs de « choix politiques » selon Fortin et al. (2022). La peur de la criminalisation et sa stigmatisation ont des effets paradoxalement négatifs sur le taux de propagation, comme elle décourage les citoyens à prendre connaissance de leur statut d’infection et de le dévoiler, notamment au sein des groupes les plus marginalisés (Kruger et Karim, 2022).
Les savoirs sur les crises peuvent être riches pour comprendre l’organisation des institutions lors des moments de crises, notamment pour le travail social. Lors des crises, les travailleurs sociaux seraient les mieux placés pour intervenir et réduire la vulnérabilisation des personnes marginalisées selon Wu et Karabanow (2020). D’ailleurs, ces derniers ont largement été mobilisés durant la pandémie de COVID-19, et ce, partout au Canada (Wu et Karabanow, 2020). Ils ont dû s’adapter pour maintenir en place les services destinés aux usagers dans un contexte marqué par une pauvreté d’allocation. Plus globalement, ils ont pris part à ce que Matthewman et Uekesa (2021) désignent de « communitas », soit les innovations prosociales et les stratégies qui sont développées lors des moments de crises. Effectivement, les collectivités à travers le Canada ont fait preuve de résilience, mettant en place des solutions vers le bas, axées sur le pouvoir des communautés et des initiatives axées sur la sensibilisation, l’éducation et une offre de besoins matériels. Ces réponses ont largement été portées et coordonnées par les organisations communautaires et les travailleurs sociaux (Bellot, 2020, 15 octobre).
Les crises demandent de mettre des mesures en place rapidement, celles-ci faisant moins l’objet de décisions communes qu’en temps habituel (Koselleck et al., 2006). Les organisations vont partager des tâches et des ressources ensemble, toutefois, en raison de l’imprévisibilité et du manque de familiarité, ces tâches ne sont pas clairement définies et attribuées, ce qui peut générer des conflits entre les organisations (Brodkin, 2021). Les crises peuvent mener à la création de nouvelles organisations et au démantèlement de certaines autres (Brodkin, 2021). Ce sont des épisodes qui peuvent amorcer une réallocation de tâches et de ressources susceptibles de se pérenniser post-crise, affectant qui fait quoi et comment (Brodkin, 2021). Ainsi, il s’agit de moments idéaux, des occasions à saisir, pour revendiquer des nouvelles fonctions et tâches, comme elles le sont pour résister, s’opposer et imaginer un futur différent.
L’abolitionnisme pour rÉimaginer les soins
Luttes abolitionnistes
La question des soins est revenue à l’avant-plan en temps de crise et d’exacerbation des vulnérabilités, permettant à des récits alternatifs d’émerger socialement, notamment le récit abolitionniste (Piché, 2021). La quête d’une justice raciale est au coeur du projet abolitionniste et ses défenseurs revendiquent l’abolition de la justice pénale, ainsi que des organes qui la légitiment : les frontières, systèmes de régulation des familles, centre de détention, prisons, hôpitaux psychiatriques, etc. Si la pensée abolitionniste s’est d’abord penchée sur l’étude des prisons, rapidement l’institution policière est devenue d’intérêt. Les penseurs abolitionnistes se sont intéressés à la police d’un point de vue historique, en contexte américain. Dans le Sud des États-Unis, elle émerge pour contrôler les esclaves noirs (Hadden, 2003). Plusieurs abolitionnistes entrevoient l’utilisation du système légal contemporain comme découlant des lois esclavagistes et ségrégationnistes dites Jim Crow. Les formes de contrôle sont vues comme intimement liées au projet colonial et à la suprématie blanche, recréant les inégalités sociales et raciales par l’enfermement, le contrôle et la surveillance. Des analyses similaires ont été réalisées dans le contexte canadien, alors que la police est intrinsèquement liée au projet de colonisation de peuplement du pays qui vise la dépossession des terres des Premières Nations et la surveillance des corps noirs (Maynard, 2018 ; Pasternak, 2022 ; Defund the Police Coalition, 2022).
L’abolitionnisme trouve racine dans l’analyse féministe, notamment le féminisme noir (Davis, 2022). En effet, les féministes noires ont fait ressortir les imbrications entre suprématie blanche et patriarcat (Bergen et Abji, 2020 ; Kim, 2012). À l’intersection entre ces pensées, des organisations telles qu’INCITE ! et Critical Resistance ont contribué à l’émergence d’un féminisme anti-carcéral, soit qui exclut le recours à l’appareillage légal et judiciaire pour mettre fin aux violences contre les femmes. Ce féminisme s’est imposé comme voie alternative aux féminismes dominants. Les féministes noires critiquent la tendance des mouvements antiviolence et des campagnes contre l’exploitation sexuelle à se replier massivement sur l’incarcération pour faire face aux violences basées sur le genre (Whalley et Hackett, 2017). Elles dénoncent un contrôle accru dirigé à l’égard d’elles-mêmes, de leur famille et de leur communauté et une protection inégale favorisant les femmes blanches (Kim, 2012). En somme, elles soulignent l’incapacité du système judiciaire et, plus largement, de l’appareillage professionnel de contrôle (cliniques en santé mentale, ressources en violence conjugale, etc.) à assurer leur sécurité et à s’atteler aux causes profondes de cette violence en dépolitisant la violence basée sur le genre et l’affront au système patriarcal.
L’État carcéral et le travail social
Issues de ce féminisme anti-carcéral, Richie et Martensen (2021) utilisent le concept d’État carcéral pour souligner l’expansion de l’appareillage punitif, à l’extérieur des murs de la prison. Cette posture soutient que l’ensemble des institutions adopte les logiques et les pratiques des institutions carcérales, en plus de créer des liens avec ce dernier. Elles soulignent que cet appareillage punitif a envahi les services sociaux et sert plutôt la criminalisation de populations surveillées et contrôlées, plutôt que de leur apporter protection et sécurité. Elles soutiennent que 1) l’expansion carcérale n’est pas reliée à l’augmentation de la criminalité, 2) que l’investissement dans cette carcéralité a pour effet de réduire le financement dans les autres sphères sociales et que 3) ces expansions sont principalement dirigées pour contenir des populations déjà visées par le contrôle social et l’exclusion : les personnes racisées, autochtones, queer et trans, les pauvres et les personnes vivant avec des handicaps. Au Canada, de relativement nouveaux phénomènes témoignant de cette extension de l’État carcéral peuvent concerner la présence de policiers au sein des écoles, un enfermement croissant des jeunes et des pratiques carcérales dans le champ de la jeunesse (Sallée et al., 2020), une introduction des logiques de risques au sein des organisations communautaires (Quirouette, 2023), un lien soutenu entre les programmes destinés aux femmes victimes de violences basées sur le genre et des partenariats police-intervenants (Jacobs et al., 2021).
Au sein de l’État carcéral, le travail social est vu comme étant enraciné dans des systèmes colonialistes, de suprémacisme blanc, mais aussi du néolibéralisme. Ainsi, le travail social renforce, tout en étant renforcé par ces systèmes, en misant sur des valeurs telles que l’individualisme et l’autonomie personnelle. Ces valeurs sont souvent cristallisées dans les codes d’éthique comme le révèle Weinberg (2022). Les chercheurs qui s’inscrivent dans cette posture (Dettlaff et al., 2023 ; Jacobs et al. ; Paynter et al., 2021) retracent le rôle historiquement joué par la profession dans la reproduction des systèmes de domination, relevant ainsi son ancrage oppressif qui persiste encore aujourd’hui. Ces études tissent une continuité quant au rôle joué par les travailleurs sociaux au sein des pensionnats autochtones, lors des Sixties Scoops, au rôle que jouent toujours les travailleurs sociaux dans des phénomènes contemporains tels que le profilage excessif des familles racisées et autochtones au sein des systèmes de régulation des familles (au Québec DPJ) (Boatswain-Kyte et al., 2023)
Ainsi, les abolitionnistes ont depuis longtemps réfléchi à l’importance de créer des nouvelles structures de soins comme alternatives à la criminalisation, suivant une formule célèbre qui indique « qu’abolir c’est créer ». Pour les abolitionnistes, il faut massivement miser sur l’éducation, la sensibilisation et la reconstruction des communautés, en prévention. La pauvreté, l’exclusion et les discriminations systémiques étant vues comme les principales génératrices de la violence et de la criminalité (Richie et Martensen, 2020). D’ailleurs, des auteurs soulèvent que nous avons récemment assisté à une « réimagination de masse » des systèmes de soins collectifs. Collins et al. (2022) parlent explicitement d’une reconnaissance généralisée des acteurs sociaux à reconnaître et à discuter de l’impossibilité de la police et du système judiciaire à répondre aux problèmes sociaux qui traversent nos sociétés. Ainsi, les auteurs parlent d’une possibilité de transformation sociale soutenant « [qu’]ensemble, les chocs jumeaux de COVID-19 et du mouvement BLM ont exercé une pression énorme sur le système de gouvernance de la pauvreté déjà fragmenté et déstabilisé (Collins et al., 2022, p. 11) ». Plus particulièrement auprès des travailleurs sociaux impliqués dans les milieux communautaires, ces crises permettent de faire avancer des discours critiques de la police et du système judiciaire, auparavant impossibles à mettre en place, qui font écho aux luttes abolitionnistes : la police ne peut pas servir à prendre soins. En somme, ces crises permettent de « réécrire stratégiquement les règles du jeu » pendant un moment pour la mouvance abolitionniste (Collins et al., 2022).
Les partenariats police-intervenants sous le prisme de l’abolition
Sous le prisme de l’abolitionnisme pénal, les partenariats policiers-intervenants sont vus comme menant à une « carcéralisation des soins » (Nguyen, 2021). Plusieurs universitaires (Rutland, 2021 ; Rutland et al., 2023 ; Beauchesne, 2010) ont sévèrement critiqué la mise en place de ces partenariats, faisant écho aux études critiques sur les modèles de police communautaire. Les partenariats police-intervenants s’inscrivent dans l’extension sans précédent des tâches policières en contexte nord-américain au cours des 40 dernières années comme l’a soulevé Vitale (2017) (santé mentale, itinérance, violence conjugale, situation de crise, etc.). Au Québec, des analyses similaires ont été effectuées et des chercheurs tels que Beauchesne (2010) et Rutland (2021) abordent les rapprochements entre le social et le judiciaire comme étant « des écrans de fumée » qui jettent éventuellement sur une criminalisation du social et qui permettent de faire la guerre aux franges marginalisées des communautés. Des foucaldiens y repèrent d’ailleurs une tentative de l’État d’infiltrer les relations tissées dans la communauté pour opérer des logiques de contrôle à l’intérieur des lieux de soins (Stuart, 2016). Plusieurs auteurs, comme Dej (2020) et Herring (2019), décrivent comment cette « carcéralisation des soins » complexifie le travail des intervenants à rejoindre leurs populations qui évitent l’espace public, tout en accentuant le contrôle de comportements non criminels. Ces partenariats nuisent aux relations entre les personnes marginalisées et leurs intervenants : plusieurs mettent fin aux longues relations qu’ils ont construites avec leurs intervenants, craignant que le principe de confidentialité soit brimé (Quirouette et al., 2022). D’autres études suggèrent plutôt qu’ils augmentent les interactions entre les individus et les policiers (Koziarski et al., 2021), exacerbent les problématiques vécues, se déroulent à travers un script policier, limitent les appels des proches (Hirshi, 2021) et finissent, d’autres fois, en homicides (Vitale, 2018 ; Sakala et Doyle, 2021).
Une expansion des partenariats police-intervenants
Cette section présente un état des lieux non exhaustif des partenariats entre policiers et travailleurs sociaux à Montréal. Dans l’optique que les crises représentent des occasions pour changer qui fait quoi et comment, différentes études soulignent le tournant que représente la crise de la COVID-19 dans l’implantation de partenariats police-intervenants à travers l’Amérique du Nord (Sakala et Doyle, 2021). En contexte québécois, un rapport de Rutland et al. (2023) note une prolifération des escouades mixtes et de leur financement qui a lieu, malgré un manque de débats publics sur la question.
Les partenariats police-intervenants prennent différentes formes selon le contexte local où ils sont mis en place, ils sont souvent répartis en trois modèles (duo police et intervenants, police spécialisée en santé mentale ou le modèle partenarial qui est davantage orienté vers l’intervention). Il va au-delà des intentions de ce texte de détailler les paramètres de ces différents partenariats. Ici par partenariats, on entend un spectre large de collaboration entre travailleurs sociaux et policiers, allant de travailleurs sociaux qui patrouillent avec des policiers, à des programmes moins ambitieux qui misent sur des communications fréquentes et liens privilégiés avec la police (Ouellet et al., 2021). À Montréal, nous pouvons noter la mise en place de l’Équipe mobile de référence et d’intervention en itinérance (EMRII, 2009) et de l’Équipe de soutien aux urgences psychosociales (2012). Depuis 2020, ces escouades semblent se multiplier avec E=MC2 (2020), l’Équipe de concertation et de rapprochement (2021), l’Équipe de métro et de concertation (EMIC, 2021) et ECHINOPS (2022).
Les recherches dans le champ des études policières et en criminologie soutiennent le déploiement de ces partenariats, en mettant l’accent sur le potentiel d’efficacité à désamorcer les crises et à déjudiciariser (au Québec voir Blais et al., 2019). D’ailleurs, selon le SPVM (2021), ces initiatives : « […] réduisent le nombre d’interventions répétitives auprès des mêmes personnes et diminuent les tensions provenant des problèmes de cohabitation ». Ce désir soutenu d’infiltrer les soins se retrouve au sein de plusieurs documents rendus publics par le SPVM. À titre d’exemple, le directeur du SPVM (2020a) déclare dans un message aux citoyens :
En 2020, nous avons reconnu plus que jamais l’importance d’assurer le meilleur support aux organisations qui travaillent dans le domaine de la prévention et de la santé. Ainsi, nous croyons qu’il est essentiel de continuer à développer et à consolider les partenariats qui supportent le public. L’initiative, déployée l’été dernier à la place Émilie-Gamelin, qui visait à offrir aux personnes vulnérables dans le secteur un accès aux à des services communautaires, sociaux et de santé adaptés à leurs besoins, est un exemple de cela. (traduction libre)
D’autres communications (SPVM, 2020c) réaffirment la pertinence du projet en soulignant que :
Avec l’arrivée des grands froids et les circonstances particulières de la pandémie, une toute nouvelle équipe spécialisée SDS/SPVM/STM a vu le jour à la fin du mois de novembre dernier. L’Équipe métro d’intervention et de concertation (EMIC) patrouille l’ensemble du réseau de métro afin d’offrir un accompagnement aux personnes en situation d’itinérance et les guider vers les bonnes ressources.
Éventuellement, cette collaboration a mené à la création d’EMIC pour superviser le métro et les transports publics. La période pandémique a aussi vu naître un projet-pilote EMMIS entre la SDS et le SPVM (Goudreault, 2023, 18 janvier). Aujourd’hui, le projet a été pérennisé et reçoit un financement de 10 millions de dollars par année (au moins pendant 5 ans) et des fonds supplémentaires qui atteignent au moins 2,6 millions pour son extension à d’autres quartiers de Montréal. Cette volonté se retrouve aussi au sein du dernier budget de la ville qui incite à : « bonifier le nombre d’intervenants sociaux dédiés aux diverses équipes mixtes du SPVM et de la STM (ESUP, EMRII, EMMIS, EMIC) (Ville de Montréal, 2023, 14 mars) ». Enfin, E=MC2 a été mis en place dans la foulée de la pandémie au parc Émilie-Gamelin, un espace incluant différents services offerts par des travailleurs sociaux et des policiers, aujourd’hui pérennisé (SPVM, n.d.). De plus, le SPVM (2022b, 10) nomme dans ses objectifs atteints en 2022 : « Avoir développé une approche innovante de concertation avec le milieu communautaire […] misant sur une approche partenariale et basée sur les préoccupations citoyennes […] en vue de renforcer les liens avec les diverses communautés et les organismes […] ».
Le récent mémoire déposé par le SPVM (2020b) indique que le contexte pandémique : « […] a permis d’observer que ces vulnérabilités, présentes dans la population, ont été exacerbées, et l’on peut s’attendre à ce qu’elles continuent d’augmenter dans le futur (SPVM, 2020b, 23) ». Ainsi, le SPVM (2020b, 24) avance « vouloir donner un second souffle à la police communautaire […] en encourageant le partenariat avec les organismes communautaires ».
Ainsi, suivant le postulat selon lequel les crises mènent à une organisation des tâches, à savoir qui fait quoi et comment, il est possible d’émettre que la crise de santé publique a représenté une occasion pour la police de s’infiltrer dans les questions de santé et de prévention. Faisant moins l’objet de critique, les situations de crise forcent à mettre des solutions rapides qui sont moins discutées socialement en raison de l’urgence d’agir. Selon Logan et al. (2023), le « travail social policier », soit le travail social qui se déroule dans un contexte policier, est en pleine expansion et les écoles de travail social répondent rapidement à l’appel pour faire face à la demande.
Positions ambivalentes en travail social
Des organisations qui dénoncent, mais en continuité
Au Canada, au niveau organisationnel, l’Organisation canadienne du travail social (CASW, 2022, p. 33) a statué que les partenariats police-intervenants constituent « une fausse promesse » qui a des conséquences importantes sur les capacités des travailleurs sociaux à soutenir les communautés vulnérables. L’organisation s’inquiète des retombées qu’aura cette mouvance du rôle de la police sur les services sociaux, notamment auprès des communautés noires et autochtones. Aux États-Unis, les positions se sont faites plus ambivalentes, alors que la National Association of Social Work (NASW), sans doute la plus grande organisation de travail social au pays, a plaidé, à certains moments, pour une plus grande justice raciale, tout en invitant à continuer ces partenariats (Murray et al., 2023). Le Concil for Social Work Education a aussi pris position de façon ambigüe alors qu’il a offert ses sympathies aux victimes de brutalité policière, en stipulant continuer à soutenir et à valoriser l’historique de collaboration avec la police (Murray et al., 2023). D’autres organisations, comme la Society for Social Work and Research (2020, 4 juin), ont toutefois saisi l’occasion pour dénoncer la suprématie blanche, revendiquant la nécessité de mettre fin aux pratiques qui accentuent le contrôle des populations racisées. Enfin, plusieurs appels réformistes ont été faits pour que le travail social réponde à cette crise de l’institution policière. Cette proposition soutient que les travailleurs sociaux pourraient assurer les tâches policières (detasking). La NASW s’est montrée favorable à cette idée, soulignant que ses travailleurs sociaux étaient « prêts à répondre aux tâches policières » (Rasmussen et James, 2023).
Renouveau de la pensée critique chez les travailleurs sociaux
Toutefois, c’est au niveau individuel que les travailleurs sociaux se sont plus clairement manifestés en rupture à l’État carcéral. Des chercheurs (Jacobs et al., 2021) notent la réapparition d’une frange de critiques du travail social « carcéral » (Jacobs et al., 2021 ; Maylea, 2021) et d’un renouveau de la pensée radicale en travail social à l’aube de 2020 (Feldman, 2021). Les travailleurs des soins, notamment infirmiers et travailleurs sociaux, ont été amenés à repenser leur position face à l’État carcéral à l’aube des manifestations BLM (Paynter et al., 2021). Des études font état d’une politisation de leurs pratiques professionnelles en réfléchissant à leur position pour améliorer le bien-être des communautés, pour assurer les soins, en limitant les méfaits associés aux interactions avec le système pénal, ainsi que les organisations policières, en soulevant des logiques systémiques et historiques (Paynter et al., 2021). Il n’est pas nouveau que des travailleurs sociaux évitent la police pour le bien-être de leurs usagers, toutefois, dans le contexte actuel, certains intervenants ont pris plus clairement position en refusant de continuer à carcéraliser leur travail (Jacobs et al., 2021). Par exemple, Preston (2021) décrit des initiatives de sensibilisation à l’égard de ses collègues et des réflexions axées sur la praxis abolitionniste en première ligne. Les travailleurs sociaux trouvent différentes stratégies pour assurer les soins de leurs usagers en limitant les interactions avec la police (Quirouette et al., 2022). D’autres « contrôlent » les interventions policières, prennent davantage position dans les médias, s’interposent à l’entrée des policiers dans les refuges, demandent aux répartiteurs d’urgence de ne pas envoyer la police, etc. (Beaulieu, 2022). Au sein du milieu communautaire, cette prise de position est beaucoup plus soutenue. À Montréal, la Coalition pour le définancement de la police (2022) a été mise en place en grande partie par des travailleurs sociaux et organisations communautaires. RÉZO, Résilience, Stella et le PIaMP sont aujourd’hui membres de la Coalition comme des dizaines d’autres organisations.
Un moment charniÈre dans l’histoire du travail social
En continuité à l’État carcéral
Les crises convergentes et le mouvement BLM ont amené le travail social à se retrouver à un moment charnière de son histoire (Murray et al., 2013). D’un côté, la crise de santé publique a permis à la mouvance abolitionniste d’ouvrir des brèches collectivement et de « réécrire stratégiquement les règles du jeu » pendant un instant (Collins et al., 2022). La police semble, quant à elle, avoir saisi les crises pour revendiquer de nouvelles tâches dans le domaine des soins, alors que les populations sont de plus en plus marginalisées. Cette conjoncture amène le travail social à devoir se positionner en rupture ou en continuité à l’État carcéral. Les positions sont ambivalentes selon les acteurs et leur contexte de travail, ce qui continue de diviser le champ dans son ensemble. Si certains se sont inscrits dans des postures anticarcérales portées par les féministes noires et que différentes positions plus critiques ont été prises au niveau des organisations, il semble que la position de continuité face à l’État carcéral domine le champ. Au mieux, les organisations se sont engagées dans des positions réformistes qui soutiennent le detasking. Pour l’instant, et comme le concluent Murray et al. (2023, 12) :
La complicité continue du travail social dans la perpétuation d’actions violentes et dommageables, puis le manque de responsabilité de la profession, ont démontré que malgré les efforts individuels de travailleurs sociaux à s’engager avec l’abolitionnisme, le travail social dans son ensemble n’a pas significativement commencé à toucher à l’ampleur des problèmes inhérents à la profession. (traduction libre)
En somme, ces réformes n’ont pas fait obstruction aux oppressions de la suprématie blanche et du patriarcat, perpétuant la posture de contrôle et de surveillance des populations marginalisées. Ces réflexions soulignent donc les contradictions qui traversent le travail social et les limites auxquelles font face les travailleurs sociaux qui appellent au démantèlement de l’institution policière. Pour certains, ces limites sont telles que le travail social doit être inclus dans le projet abolitionniste (Maylea, 2021).
Le travail social peut-il rompre avec l’État carcéral ?
Toutefois, certains chercheurs (Rasmussen et James, 2023 ; Wu et Karabanow, 2020) ont rappelé le potentiel du travail social pour le bien-être des communautés et le développement des conditions de vie. Rappelons que la défense de la justice sociale fait partie des six valeurs essentielles du travail social (CASW, 2020). Collectivement, ces corps de pratiques sont plus outillés pour porter les demandes de justice sociale qu’individuellement, en raison de la crédibilité et de leur rapport de pouvoir face à l’État. D’ailleurs, Murray et al. (2013) repèrent plusieurs expériences où les travailleurs ont opéré un « refus de masse » qui a eu des influences sur les politiques publiques qui allaient à l’encontre du bien-être des populations avec lesquelles ils travaillent, notamment les jeunes trans. Les travailleurs sociaux pourraient refuser de collaborer avec les organes étatiques carcéraux, en commençant par refuser l’expansion des partenariats entre police et intervenants (Rasmussen et James, 2023). Cela dit, le contexte néolibéral dans lequel la profession évolue tend vers une professionnalisation croissante qui opère en parallèle d’une dépolitisation qui amenuise les possibilités de « refus de masse ». Comme Kim (2012, p. 1285) le soutient : « La professionnalisation croissante a aussi alimenté une distance entre les racines plus militantes et le respect des lois et politiques qui ont émergé de ces revendications. » (traduction libre) Ainsi, le potentiel du travail social hautement professionnalisé reste assez limité pour s’engager dans des revendications politiques qui supportent les luttes abolitionnistes. Bien que plusieurs se soient engagés au sein de la Coalition pour le définancement de la police, les milieux communautaires suivent eux aussi une mouvance vers un rôle de professionnalisation et de clinique qui limite leur potentiel de défense de droits (Côté et al., 2021).
L’héritage abolitionniste pourrait aider à guider un travail social qui voudrait rompre avec l’État carcéral. Ces refus de masse seraient un premier pas à inscrire dans un horizon plus large dont la finalité est le démantèlement complet des logiques de contrôle et de punitions au sein des institutions. Comme les féministes noires nous invitent à le faire, il faut imaginer une myriade de possibilités et construire avec créativité (Davis, 2003 ; Davis et Fayter, 2020). Kaba (2021, p. 17) le répète bien cependant, nous sommes disciplinés à penser à travers la carcéralité :
[…] nous avons été tellement disciplinés à l’idée de répondre aux problèmes en contrôlant et en enfermant les individus, que nous avons de la difficulté à imaginer des solutions autres que les prisons et la police pour répondre à la violence et aux maux. (traduction libre)
En ce sens, le travail social abolitionniste est en constante évolution et sa forme finale reste à établir. Fidèle à cette praxis abolitionniste, Rasmussen et James (2023, 206) soulèvent qu’« […] on ne peut se payer le luxe d’exiger des réponses parfaites ». Ainsi, la COVID-19 peut nous fournir des exemples imparfaits d’initiatives communautaires qui témoignent du niveau d’organisation et de capacités des communautés et des individus à mettre en place des solutions qui visent le bien-être collectif. Plusieurs initiatives de santé et de sensibilisation ont été portées par des citoyens, bénévoles et travailleurs sociaux et s’éloignaient des réponses punitives et sécuritaires : des services de distribution de repas, de soutien social, financier et matériel aux personnes isolées, confinées ou malades. Des réponses axées sur la santé avec des principes de réduction des méfaits ont été implantées. Il s’agit là de constats chers pour l’abolitionnisme.
Ces conclusions qui témoignent, en partie, des « communitas » théorisées par Matthewman et Uekesa (2021) devraient guider la construction de ce travail social anticarcéral avec des réponses qui sont affirmatives de la vie, ancrées dans les soins mutuels, l’éducation et la sensibilisation, hors du champ de la violence légale de l’État. Le travail social doit retrouver son enracinement dans la communauté ainsi que son étroite collaboration avec les mouvements sociaux portés par les communautés. En somme, il faut repolitiser le travail social et le réorienter vers le démantèlement des systèmes d’oppression plutôt que vers le contrôle des individus.
Parties annexes
Note biographique
Karl Beaulieu est étudiant au doctorat en travail social à l’Université du Québec à Montréal et titulaire d’une maîtrise en criminologie de l’Université de Montréal. Ses travaux s’intéressent à la judiciarisation des problèmes sociaux, plus spécifiquement aux interactions entre les personnes marginalisées, les travailleurs de soins et la police. karlbeaulieu2@gmail.com
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