Corps de l’article

Avec ce numéro, Nouvelles pratiques sociales publie un ensemble de réflexions qui soulève des questions cruciales pour le champ du travail social et, plus largement, pour l’intervention sociale. Chaque rubrique de ce numéro interroge, en effet, sous divers angles, le positionnement des intervenant·e·s vis-à-vis des normativités qui contribuent à créer ou à maintenir des inégalités et dynamiques de marginalisation. Il est certes impossible d’échapper à l’intériorisation de normes qui s’énoncent quotidiennement, directement ou indirectement, explicitement ou implicitement, par le biais de multiples sources (conversations du quotidien, oeuvres de fiction, discours médiatisés…) et influençant ainsi, inévitablement, nos visions du monde. Pourtant, d’autres discours, d’autres normativités circulent dans le social. À qui prêtons-nous l’oreille, ou pas ? Quelles alliances ou allégeances choisissons-nous, dans la rencontre de l’autre ? Autant d’interpellations quotidiennes, dans l’exercice du travail social, qu’il n’est pas aisé de démêler pour en identifier les implications éthiques et politiques. Les contributions de ce numéro nous proposent différentes pistes pour mettre en oeuvre ce travail complexe mais nécessaire, si l’on veut contribuer à réduire les différentiels de pouvoir qui se manifestent (plus qu’ailleurs) dans le domaine de l’intervention sociale.

L’entrevue

Dans ce numéro, Benoit Tellier s’est entretenu avec Farin Shore au sujet de son travail de pair-aidant en itinérance et toxicomanie au sein de Médecins du Monde à Montréal. Cette entrevue discute du rôle d’interface joué, comme pair-aidant, pour faciliter la compréhension mutuelle et le lien de confiance entre les intervenant·e·s et les destinataires. En particulier, Farin Shore montre que son action cherche à éviter que les personnes visées par les interventions « frappent un mur » ou, autrement dit, qu’elles soient confrontées à des interventions qui ne tiennent pas compte de leurs réalités. Il analyse en quoi la « culture de la rue », où des personnes s’injectent des drogues, peut différer d’une culture dominante à laquelle se rattachent souvent les intervenant·e·s : « en somme, les valeurs, les capacités, les besoins et la compréhension du monde, qui sont des enjeux majeurs dans la communication, sont différents pour les usagers et les intervenants ». La pair-aidance est ainsi pensée comme un pont pour réduire la distance, les malentendus et les conflits de normes entre intervenant·e·s et destinataires, afin de lever certains obstacles à l’accès aux services et aux soins pour des populations marginalisées.

Le dossier thématique

Le dossier présenté dans ce numéro s’intitule « Protéger ou punir ? Les droits de la jeunesse dans tous leurs états : regards critiques et transformations en actes », et a été dirigé par Jade Bourdages, Mélanie Bourque et Emmanuelle Bernheim. Dans la foulée de la Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse, ce dossier thématique réunit différentes contributions qui examinent les pratiques mises en oeuvre dans le cadre de la protection de la jeunesse. Plusieurs articles mettent en évidence les différentiels de pouvoir existant entre les jeunes ou leur famille et les divers acteurs rencontrés dans ce cadre (intervenant·e·s et juges) ainsi que l’euphémisation des dynamiques punitives qui s’y développent. Les contributions éclairent également les logiques multiples, parfois contradictoires, qui traversent le champ de la protection de la jeunesse. Face à celles-ci, on voit ainsi que les intervenant·e·s peuvent se montrer critiques ou tendre à renforcer des normativités dominantes, selon les contextes et les possibilités de distanciation réflexive pouvant y être saisies – ou pas. La nécessité de questionner les interventions est clairement établie par l’ensemble des textes réunis ici, afin que le travail social entre davantage en cohérence avec les grands principes dont il se réclame sur le plan de la justice sociale, du respect de l’autonomie et du développement du bien-être individuel et collectif.

La rubrique Échos de pratique

L’article publié dans la rubrique Échos de pratique est lié au dossier thématique. Il est tiré d’un rapport déposé par ATD Quart Monde lors de la Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse, en vue de contribuer à défaire les liens trop souvent établis entre pauvreté et capacité parentale. Comme le souligne une femme engagée dans la démarche retracée dans le rapport, « il ne faut pas confondre les compétences parentales et les conditions de vie des parents. Parfois, je trouve que c’est trop facile de dire que la personne est un mauvais parent alors qu’elle n’a pas de bonnes conditions de vie. » En soutenant la posture d’une reconnaissance des parents comme partenaires d’un effort de lutte contre la pauvreté, pour donner de bonnes conditions de vie aux enfants, ATD Quart Monde veut contribuer à une transformation des interventions. Il s’agit à la fois de lutter contre la disqualification des parents et de militer pour un meilleur soutien à la parentalité, parallèlement à une visée d’éradication de la pauvreté.

La rubrique Perspectives

Dans ce numéro, la rubrique Perspectives comprend tout d’abord un article rédigé par Myrian Carbajal et Annamaria Colombo, intitulé « “Encourager les filles à se respecter” : Représentations de professionnel.le.s accompagnant des jeunes à propos des transactions sexuelles ». Il analyse en quoi les interventions réalisées auprès de jeunes peuvent reconduire des représentations selon lesquelles les femmes sont responsables de leur « respectabilité », en étant incitées à se montrer prudentes tant sur le plan de la santé sexuelle et reproductive qu’en évitant activement le risque de mauvaises rencontres (en supposant qu’il soit possible d’éviter ce risque). L’article examine plus spécifiquement les usages que les intervenant·e·s font de la notion d’estime de soi, en montrant qu’elle est mobilisée pour expliquer une incapacité à se protéger (quand elle est faible) ou encore la résilience de certaines jeunes femmes (quand elle est suffisamment élevée) par rapport à des vécus difficiles, ce qui tend à psychologiser le regard posé sur ces enjeux, plutôt qu’à soutenir une analyse critique des rapports de genre.

Le second article, intitulé « Éléments sous-jacents structurant le processus décisionnel autour du projet de vie des enfants en protection de la jeunesse – Réflexion sur certaines sources d’incohérence », a été rédigé par Rosita Vargas Diaz, Marie-Andrée Poirier et Chantal Lavergne. À partir de l’observation de réunions d’équipe et d’entrevues avec des intervenant·e·s, les chercheures mettent en évidence les principaux repères à partir desquels s’argumentent les décisions relatives au choix d’un milieu de vie pour les enfants retirés de leur milieu familial. On observe ainsi que les discussions s’organisent autour des grandes orientations de la Loi sur la protection de la jeunesse, en mobilisant les principes de l’intérêt supérieur de l’enfant, de la stabilité du milieu de vie, de la parcimonie (intervenir le moins longtemps possible) et de ne pas courir de risque. Le sens de ces principes, ou autrement dit leur interprétation particulière en fonction des situations rencontrées, apparaît toutefois assez vague et peu débattu dans le cadre de discussions assez rapidement closes.

Le troisième article en Perspectives, par Majella Simard, porte sur « L’impact des subsides gouvernementaux sur le développement socio-économique du JAL – Une analyse de la période 1971-2015 ». Il se penche sur l’évolution, sur plus de cinq décennies et sous un angle d’analyse quantitatif, de localités de l’Est-du-Québec regroupées dans le « JAL ». S’interrogeant sur les retombées des subventions gouvernementales dans ce secteur, différents indicateurs socio-économiques servent à discuter de l’influence de l’action étatique menée dans ces localités du Témiscouata. L’auteur conclut que, globalement, le développement local « n’a pas permis d’infléchir la trajectoire évolutive du JAL au cours des 45 dernières années », mais qu’« il y a lieu de se demander quel serait l’état de la situation socio-économique du JAL en l’absence de telles subventions, ou d’une approche communautaire qui a sans doute permis de préserver ce qui existe encore ».

Le quatrième texte a été écrit par Clément Picot Ngo, Maria Teixeira, Enora Le Roux et Paul Jacquin. Intitulé « Intervention de prévention des conduites à risque en réseau d’éducation prioritaire – Une analyse interactionniste », il revient sur l’action menée par une équipe auprès de jeunes de 11 à 13 ans vivant dans des quartiers défavorisés de Seine-Saint Denis, en France. Celle-ci, financée par la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et les toxicomanies, se donne des objectifs de prévention face aux problèmes sociaux liés aux trafics de drogues en cherchant à développer la coopération, la confiance en soi et l’expression des sentiments. Or, l’article montre le caractère peu adapté des stratégies adoptées pour atteindre ces buts, celles-ci ne rejoignant pas les élèves et pouvant même contribuer à les stigmatiser.

Les comptes rendus de lecture

Nous publions dans ce numéro deux comptes rendus de lecture : le premier, rédigé par Danielle Desmarais et Ernst Jouthe, porte sur le livre de Léa Ypi, Enfin libre - Grandir quand tout s’écroule et le second, de Joëlle Dussault, parle de l’ouvrage Le capitalisme, c’est mauvais pour la santé : une histoire critique des CLSC et du système sociosanitaire québécois, d'Anne Plourde.

Bonne lecture !