Corps de l’article

Introduction

Au Québec, des regroupements d’acteurs de différents secteurs se mobilisent pour assurer le développement de leur territoire à travers des mécanismes de gouvernance (tables de concertation, regroupements de partenaires, réseaux d’action intersectorielle, etc.) qui interpellent différentes échelles d’intervention (locale, supralocale et régionale[1]). La mobilisation des populations concernées et des acteurs territoriaux intersectoriels (institutionnel, communautaire, citoyen, privé) cible des enjeux collectifs reliés aux conditions de vie, au moyen de processus structurés d’identification de priorités, de mobilisation de ressources et de mise en place de réponses appropriées (Lachapelle et Bourque, 2020). Nous nommons ces processus des démarches de développement territorial (DDT). Elles se déploient dans une perspective de développement social et de lutte contre les inégalités et l’exclusion sociales. C’est à ces démarches de développement territorial que nous nous intéressons dans cet article.

Souvent tributaire des décisions gouvernementales quant à leur financement (par le biais des politiques, programmes et mesures variés), une majorité des DDT est aujourd’hui soutenue par l’intervention de fondations philanthropiques subventionnaires (FPS)[2]. Certaines ont choisi de miser sur l’approche territoriale pour générer du changement (Savard, Bourque et Lachapelle, 2015), ce qui est notamment le cas de la Fondation Lucie et André Chagnon[3], et d’un regroupement de fondations autour de Centraide du Grand Montréal[4], par le biais du Projet Impact Collectif (PIC).

La philanthropie constitue un univers hétérogène qui inclut des acteurs de différents statuts juridiques (privés, familiaux, publics, communautaires, etc.). Nous nous intéressons dans cet article à la philanthropie subventionnaire, spécialement celle des fondations qui soutiennent des DDT, tout en sachant que cette forme de philanthropie comporte une déclinaison de réalités très diversifiées (Lefèvre et Khovrenkov, 2017). Nous utilisons le terme subventionnaire pour désigner les fondations qui peuvent avoir un statut privé, public ou communautaire, et dont les sommes versées proviennent de fonds placés en fiducie ou de fonds issus de collectes annuelles (Pole et Fontan, 2018). Nous n’avons pas la prétention de poser un regard exhaustif sur la philanthropie, nous concentrant uniquement sur les FPS apportant un soutien à des DDT au Québec et à la relation qui les unit.

Plusieurs années de recherche en organisation communautaire (Comeau et al., 2018) ont montré que les DDT sont influencées par le soutien qu’elles reçoivent, que ce soit par des fonds publics ou philanthropiques. Or, selon nos observations sur le terrain et notre participation active à des espaces de réflexion collectifs portant sur les DDT au Québec[5], et aussi selon quelques études récentes (Gaudet, 2020 ; Fontan et al., 2018), les FPS ont connu des transformations importantes depuis les politiques d’austérité de 2015[6]. Nous traduisons ce mouvement des FPS comme un changement de posture à l’égard de leurs donataires[7], notamment par leur participation à titre de partenaires dans le déploiement des DDT. Certaines fondations s’intègrent à ces démarches en attribuant principalement des ressources financières pour soutenir leur capacité d’action collective. Dans le respect de l’autodétermination des territoires, ces approches philanthropiques fondent leur intervention sur une proximité avec les acteurs de terrain par le biais des DDT afin de générer des réponses innovantes aux enjeux sociaux actuels (Gaudet, 2020 ; Pole et Fontan, 2018 ; Lefèvre et Berthiaume, 2016). Cette conjoncture constitue un moment révélateur pour identifier les occasions et les contraintes issues de ces nouvelles orientations philanthropiques pouvant influencer les DDT. Nous cherchons à comprendre le sens que prennent ces nouvelles formes de soutien philanthropique pour les acteurs des DDT. Cet article se veut une réflexion préalable à une recherche subventionnée par le CRSH qui vise à identifier en quoi ces nouvelles formes de soutien philanthropique contribuent à ce que les DDT répondent plus efficacement aux défis et enjeux collectifs.

La méthodologie est d’abord présentée. Ensuite, nous avons jugé pertinent de mettre à contribution la notion théorique de la proximité comme cadre d’analyse pour étudier la relation entre des FPS et des DDT. Au final, nous dressons un bref portrait des tendances récentes pouvant expliquer l’action des FPS québécoises qui soutiennent des DDT. Nous soulevons certains enjeux liés à leur nouvelle posture.

MÉthodologie

Cet article repose sur une recherche documentaire visant à explorer la littérature récente sur la philanthropie québécoise, en vue d’éclairer la réponse à nos questions de recherche. Nous avons mobilisé une méthode de revue de littérature de type narratif (Framarin et Déry, 2021). Nous avons d’abord dressé un inventaire des plus récentes[8] publications (issues de revues scientifiques ou non) afin de situer les rapports entre les FPS et les acteurs des DDT dans le prisme de la proximité. La dimension relationnelle mise en évidence dans les nouvelles formes de soutien philanthropique a justifié le choix de ce cadre théorique. Nos recherches se sont amorcées par les productions du PhiLab[9] et de l’Institut Mallet[10]. Grâce à une méthode boule de neige, et au repérage des principaux auteurs du domaine de recherche, ces textes nous ont conduits vers d’autres analyses permettant d’éclairer notre réflexion pour en tirer les idées principales en ayant recours aux bases de données Cairn, Érudit, Google Scholar et ProQuest, lesquelles ont été aussi utilisées pour la revue de la littérature sur la notion de proximité. Nous avons priorisé la notion de proximité organisée.

La proximitÉ comme cadre d’analyse

La notion de proximité nous apparaît intéressante pour analyser les interactions entre les acteurs des FPS avec leurs vis-à-vis des DDT dans les milieux où ils investissent des ressources. Bien qu’elle puisse présenter un caractère polysémique en raison des dimensions relationnelles et institutionnelles qui peuvent s’appliquer dans différents contextes (coordination, médiation, intervention, etc.), elle se présente aussi comme un outil « au service de l’appréhension du local » et des dynamiques endogènes et exogènes au territoire (Filippi etal., 2018, p. 942). Nous retenons ici les concepts de proximité géographique et de proximité organisée de l’École française (Torre, 2019). Afin de mieux cerner les dimensions relationnelles mises au jeu dans la proximité organisée, nous nous appuyons sur l’École hollandaise qui propose quatre types de proximité : organisationnelle, institutionnelle, cognitive et sociale (Boschma, 2004). Pour notre propos, nous nous concentrons sur les proximités cognitive et sociale, puisqu’elles sont les plus en phase pour témoigner de la relation entre les FPS et les DDT.

La proximité géographique

La proximité géographique réfère à la délimitation spatiale d’un territoire donné (Bouba-Olga et Grossetti, 2008 ; Boschma, 2004 ; Torre, 2019). Elle concerne les acteurs des DDT au regard du développement de cet espace géographique. La proximité géographique est pertinente pour comprendre les relations et les interactions entre les acteurs de cet espace physique. Elle peut faciliter la mise en relation des acteurs, voire l’innovation, mais elle ne constitue pas un déterminant essentiel (Balland et al., 2015 ; Bouchez, 2020). L’intention liée à l’identification de cette forme de proximité en est une de clarté analytique (Bouchez, 2020). Elle permet de la différencier des autres formes de proximité qui, elles, impliquent une dimension relationnelle.

La proximité organisée

La proximité organisée contribue à donner du sens à la façon dont s’organisent les activités humaines sur un territoire donné (Torre, 2019). Cette forme de proximité nous intéresse plus spécifiquement puisque son essence est relationnelle : elle ne s’appuie pas sur la hiérarchisation, mais plutôt sur la collégialité, la confiance et un système de réciprocité (Filippi et al., 2018 ; Horvath et Dechamp, 2016). La proximité organisée peut se construire à partir de postures organisationnelles et institutionnelles qui définissent les relations entre les acteurs (Bouba-Olga et Grossetti, 2008). Les interactions qui se déroulent dans un espace géographique partagé amènent généralement les acteurs qui l’habitent ou qui y oeuvrent à développer un sentiment d’engagement, des normes de collaboration et une identité qui sont propres à la dynamique du territoire (Bouba-Olga et Grossetti, 2008). L’appartenance au territoire n’est évidemment pas une condition sine qua non pour entretenir des relations (Bouba-Olga et Grossetti, 2008 ; Horvath et Dechamp, 2016).

La proximité organisée inclut l’ensemble des acteurs et des ressources puisqu’elle concerne les processus de coordination fondés sur leurs interactions endogènes et exogènes au territoire (Bouba-Olga et Grossetti, 2008 ; Fillipi et al., 2018 ; Torre, 2019). Elle se concrétise à travers des structures, des dispositifs et des instruments de gouvernance que les acteurs coconstruisent et intègrent pour assurer une cohérence dans le déploiement d’une action localisée (Torre, 2019). Nous pensons particulièrement aux mécanismes de coordination territoriaux qui ancrent les interactions concertées des acteurs qui proviennent des institutions publiques, des organisations de la société civile et parfois du domaine privé. Ces acteurs agissent à l’intérieur de cadres organisationnels distincts et de champs diversifiés de l’action publique selon des logiques d’action propres à chacun. Somme toute, la proximité organisée renvoie aux relations et aux différentes stratégies (coordination, médiation, accès aux ressources, etc.) mises en oeuvre par les acteurs dans le but de créer des liens entre eux, d’élaborer un construit du territoire et de coordonner leurs interventions au sein d’un espace géographique donné (Horvath et Dechamp, 2016).

Sous-types de la proximité organisée

L’École hollandaise décline la proximité organisée en quatre sous-types : organisationnelle, institutionnelle, cognitive et sociale (Boshma, 2004). Bien que les proximités organisationnelle et institutionnelle puissent se révéler pertinentes dans une analyse plus approfondie des relations entre chaque acteur des DDT, elles concernent plus particulièrement les agencements organisationnels (intégration) et l’ensemble des structures, des lois et des règles d’un champ d’activité institutionnalisée (Balland et al., 2015 ; Bouba-Olga et Grossetti, 2008 ; Bouchez, 2020 ; Boschma, 2004). Considérant que le champ de la philanthropie et les autres champs des DDT constituent des univers hétérogènes, nous avons jugé pertinent de ne mobiliser, à cette étape de notre réflexion, que les types de proximité cognitive et sociale.

La proximité cognitive

La proximité cognitive permet de faire fonctionner ensemble les acteurs (Horvath et Dechamp, 2016) et s’avère déterminante dans la mise en place d’un processus d’apprentissage et d’une capacité collective d’absorption de nouvelles idées (Balland et al., 2015 ; Bouchez, 2020). Elle évoque le fait que les individus ont des connaissances comparables, similaires et complémentaires pour expliquer différents phénomènes ou se représenter certaines réalités (Davids et Frenken, 2018). Elle est de nature intellectuelle et constitue une condition de l’apprentissage (Balland et al., 2015 ; Bouchez, 2020). De fait, elle peut se conjuguer à la proximité géographique afin que les référents et les valeurs, mais aussi les projets, les façons de faire, les conventions, les problèmes ou les solutions, soient partagés dans une similarité ou une vision de complémentarité pour constituer une base de connaissances (Balland et al., 2015 ; Bouba-Olga et Grossetti, 2008). La proximité cognitive permet d’inscrire les acteurs dans des dynamiques qui les incitent à élaborer des outils conceptuels, ou même à constituer une communauté de connaissances (Filippi et al., 2018). La mise en relation s’appuie sur le fait que les individus partagent des représentations, des buts et des valeurs qui, à travers leurs interactions et un système de réciprocité, peuvent faire émerger de nouveaux référents (Bouba-Olga et Grossetti, 2008), voire générer de l’innovation (Balland etal., 2015 ; Bouchez, 2020). Une faible proximité cognitive entre les acteurs signifierait une incompréhension mutuelle et des difficultés à coordonner des interactions sur des bases communes (Filippi et al., 2018).

La proximité sociale

La proximité sociale est associée aux relations interpersonnelles (Balland etal., 2015) et implique une confiance fondée sur les liens sociaux encastrés dans un contexte donné (organisation, communauté, champ institutionnel, etc.) et sur l’expérience partagée (Boschma, 2004). Elle suppose un rapport à l’égard des ressources dont chacun dispose (Bouba-Olga et Grossetti, 2008) et concerne les réseaux interindividuels fondés sur des similarités ou des complémentarités (intérêt, identité, valeurs, objectifs, projets, etc.). En ce sens, elle peut être stimulée par la proximité géographique (Balland etal., 2015 ; Bouba-Olga et Grossetti, 2008 ; Bouchez, 2020). Or, elle implique que la relation de confiance entre les acteurs soit suffisamment dosée pour générer de l’innovation ou des transformations (Balland etal., 2015 ; Boschma, 2004 ; Bouchez, 2020). La proximité sociale engage des dimensions relationnelles liées à la relation d’appartenance et d’engagement des individus à un réseau social donné. Cette forme de proximité renvoie donc à un principe de loyauté des individus les uns envers les autres (Bouchez, 2020) et doit être comprise comme un processus dynamique qui se développe et évolue dans un contexte social et un cadre donné (Balland etal., 2015). Elle constitue un préalable à d’autres formes de proximité, dont la proximité cognitive, pour susciter l’échange de savoirs tacites (Balland etal., 2015 ; Boschma, 2004).

Survol des tendances en philanthropie subventionnaire au QuÉbec

La philanthropie : un vaste champ en pleine mouvance

La documentation produite par le Collectif des fondations québécoises contre les inégalités[11] témoigne d’un engagement des acteurs philanthropiques à promouvoir des interventions transformationnelles en faveur de changements structurels, voire systémiques, dans une perspective de réduction des inégalités sociales. Relevant de la société civile et influencées par d’autres champs, en outre ceux des affaires et de l’entrepreneuriat, les organisations philanthropiques présentent des hybridations multiples (Fontan et al., 2018 ; Fontan et Lévesque, 2017). Les connaissances sur la philanthropie ont évolué depuis les 20 dernières années, notamment au Québec avec les nombreux travaux autour du PhiLab et de l’Institut Mallet, si bien qu’on peut désormais recourir à plusieurs approches, perspectives et dimensions pour l’appréhender (Fontan et Lévesque, 2017).

Nous saisissons que le champ philanthropique n’est donc pas un bloc monolithique, mais qu’il est soumis à un contexte global commun, duquel émergent des tendances relativement partagées. Même si elles peuvent défendre une cause ou répondre aux besoins d’une communauté, les fondations se distinguent d’autres acteurs de la société civile (organismes communautaires, lieux d’éducation ou de culte, clubs sociaux, associations politiques, etc.) par la nature de leurs contributions et les postures singulières qu’elles peuvent prendre, notamment dans le soutien aux organismes communautaires ou auprès des DDT.

Le potentiel d’influence des fondations philanthropiques subventionnaires

Reprécisons que nous nous intéressons à une portion du champ philanthropique, à savoir les fondations philanthropiques subventionnaires (FPS)[12]. Certaines tentent d’adopter une approche dite relationnelle (Gaudet, 2020 ; Lefèvre et Berthiaume, 2016) avec leurs donataires de tous types, notamment ceux associés aux DDT de plusieurs régions du Québec. Soulignons que les acteurs participant à des DDT sont majoritairement endogènes à ces territoires : ils y vivent ou y travaillent. Les DDT sont également influencées par l’apport de ressources financières, de savoirs ou de réseaux exogènes au territoire. De facto, nous comprenons que la dimension relationnelle liée au cadre d’analyse de la proximité ne s’inscrit pas dans une logique d’appartenance à l’espace géographique (Bouba-Olga et Grossetti, 2008), mais plutôt dans une logique de proximité organisée. Les FDS peuvent être exogènes aux territoires, mais contribuent aux DDT par un apport de ressources diverses aux mécanismes de collaboration (financement, professionnels de liaison ou d’accompagnement, savoirs et expertises, etc.), mais aussi par l’établissement d’une relation avec eux.

Les FPS possèdent une autonomie et une marge de manoeuvre qui leur permettent d’intervenir dans la résolution de problèmes complexes, en se positionnant sur plusieurs terrains : social, culturel, environnemental, changements climatiques, relations autochtones, immigration, etc. Elles ont le pouvoir d’influencer ces domaines ou même de les modeler selon leurs propres perspectives et intérêts (Pole et Rey, à paraître). Certaines grandes fondations possèdent un important capital discrétionnaire. Elles sont en mesure de façonner le discours public et d’influencer les politiques, allant parfois jusqu’à créer des programmes qui s’alignent avec l’action des organisations à but non lucratif et des gouvernements (Phillips, 2018). Les acteurs philanthropiques subventionnaires peuvent même cibler la transformation des institutions, orientant ainsi leurs interventions et investissements vers des changements relatifs en faveur de leurs intérêts dans la résolution de problèmes sociaux (Fontan et al., 2018 ; Pole et Kouamé, 2017). Certaines fondations sont en mesure d’élaborer un plaidoyer politique efficace pour piloter le changement des institutions en fonction de leur propre vision des solutions à apporter aux diverses problématiques sociales (Fortin, 2019 ; Phillips, 2018).

Considérant cet immense potentiel d’influence, comment appréhender la relation de proximité qu’installent certaines FDS avec des DDT, qui sont composées d’une multitude d’acteurs issus de différents secteurs ? Cette relation permet-elle une compréhension mutuelle des enjeux de chacune des parties prenantes et une interinfluence ? Est-ce une proximité qui risque au final de détourner les DDT de leurs propres intentions ? Les études empiriques actuelles ne nous permettent pas encore de comprendre le sens que peut prendre cette recherche de proximité observée dans les nouvelles formes de soutien philanthropique aux DDT, mais l’analyse qui suit tente d’y contribuer.

appliCATION DU CADRE THÉORIQUE DE PROXIMITÉ

Proximité organisée et démarches de développement territorial

L’espace territorial envisagé sous l’angle de la proximité organisée comporte des enjeux d’intégration organisationnelle à l’égard des politiques/programmes et des enjeux de coordination des DDT en raison d’intérêts, de savoirs et de pratiques organisées par secteurs qui peuvent paradoxalement les mettre en concurrence (Bilodeau et al., 2019). Théoriquement, l’action collective envisagée sous l’angle de la proximité organisée peut permettre aux acteurs de nouer des interactions dans une culture partagée, laquelle dépasse les cadres organisationnels et les logiques institutionnelles (Bilodeau etal., 2019). Mais cette finalité n’est pas exempte de tensions, de controverses, voire de conflits qui peuvent rendre le travail de collaboration inefficient (Huxham et Vangen, 2013). À travers un processus dynamique de coconstruction de connaissances basées sur l’expérience et les savoirs tacites, ainsi qu’une solidarité locale bâtie sur la logique d’un engagement au territoire, les acteurs hétéroclites peuvent élaborer une proximité selon des normes et des règles propres au travail de collaboration (Bouba-Olga et Grossetti, 2008 ; Torre, 2019). La dimension relationnelle de cette proximité se manifeste par les interactions entre acteurs de différentes organisations et institutions, notamment par une capacité de médiation qui servira à gérer les tensions (Bouba-Olga et Grossetti, 2008 ; Horvath et Dechamp, 2016). Les interactions imbriquées dans un cadre de proximité organisée sur le territoire peuvent mener graduellement les acteurs à s’engager dans une proximité cognitive qui fonde le travail de collaboration sur des expériences partagées et une base de connaissances communes, nécessaire à traiter les enjeux locaux. Ce contexte suppose que les acteurs développent une proximité sociale qui les amène à révéler (ou non) des capacités liées aux prises de décisions partagées (Bouba-Olga et Grossetti, 2008 ; Torre, 2019), mais aussi à gérer les controverses et à créer une solidarité (Bilodeau et al., 2019). Ces dimensions sont facilitées par des logiques d’engagement et de similitude sur la base du territoire.

La contribution des FPS, ne serait-ce que par leurs interactions avec les DDT et par le choix des démarches subventionnées, les place comme des acteurs qui agissent directement ou indirectement sur la proximité organisée des territoires, c’est-à-dire sur la manière des acteurs du territoire de s’organiser. Dans l’hypothèse où une fondation se trouve dans une position de force justifiée par les conditions d’accès aux ressources, les mesures de soutien pourraient-elles chercher à générer une proximité cognitive (définition du problème, principes à prioriser, etc.) selon leurs propres finalités d’impact ? En misant sur la proximité cognitive, les FPS pourraient en arriver à échafauder des cadres, à la fois cognitifs et normatifs, culminant dans la prescription de solutions à travers ce dialogue en continu qu’elles instaurent, même si ce n’est pas leur intention au départ. En effet, il faut reconnaître qu’en dépit de la volonté réelle de s’inscrire dans une proximité sociale qui semble traverser la nouvelle posture de certaines FPS (Gaudet, 2020 ; Hafsi et Kouamé, 2018 ; Lefèvre et Berthiaume, 2016), il existe un déséquilibre important entre une démarche qui a besoin de soutien et une fondation qui peut le lui offrir pour arriver à fonctionner. Malgré le désir des FPS d’aplanir les rapports de pouvoir avec les donataires, la littérature sur la relation donateur-donataire entre fondations et organismes communautaires montre qu’une trop grande proximité des acteurs philanthropiques avec les donataires risque de générer un phénomène de canalisation (Fortin, 2019), c’est-à-dire de l’orienter sans nécessairement la diriger. Jenkins (1998) décrit ce phénomène comme le fait que les fondations aménagent des canaux, associés à leurs propres référentiels, qui font en sorte que les donataires répondent aux buts, valeurs et modes de solutions de leur financeur. Une proximité cognitive trop grande, malgré des intentions de renforcement des capacités et de respect des orientations des milieux, risque quand même d’inciter les donataires à emprunter les canaux des FPS pour l’obtention des ressources financières, limitant alors leurs propres finalités afin d’accéder aux ressources.

Évaluation d’impact et proximité organisée

Certes, l’ampleur des relations de proximité peut avoir des effets sur la performance, l’efficacité et l’innovation (Balland et al., 2015). Cette perspective éveille toutefois un questionnement pour cet intérêt accru des FPS à l’égard de la proximité avec les acteurs des DDT. Les travaux de Pole et Rey (à paraître), à propos de l’évaluation d’impact, nous semblent positionner les FPS sur deux continuums comprenant chacun deux postures potentielles. Le premier continuum fait référence à la reconnaissance de l’expertise : à une extrémité, une posture qui cherche à résoudre les problèmes en s’appuyant sur les données probantes issues de la recherche (evidence-based philanthropy) ; et à l’autre, une posture qui cherche à soutenir la capacité des acteurs ou des communautés, valorisant au premier chef l’expertise de ces acteurs à intervenir dans leur milieu selon leurs propres paramètres (community-based philanthropy). Cette dernière posture tendrait donc vers l’autonomie des donataires, plaçant les fondations comme des leviers intérimaires. C’est-à-dire que les fondations permettent de répondre à un besoin immédiat de ressources de différentes natures – financières, politiques, réseaux, savoirs, etc. – pour atteindre des changements souhaités par les acteurs de terrain. Cette posture de soutien propose aux donataires des ressources et un accompagnement visant à renforcer leur capacité d’action (Pole et Kouamé, 2017).

Le deuxième continuum proposé par Pole et Rey (à paraître) est celui de la représentation d’impact : à un pôle, une posture où l’acteur philanthropique associe directement son impact à celui de son donataire (par ex. diminution du nombre d’enfants présentant des facteurs de risque lors de leur entrée scolaire), et à l’autre, une posture où une fondation se représente son impact en fonction des effets de ses interventions auprès de son donataire (par ex. augmentation de la capacité d’agir d’une démarche). En croisant les deux continuums, ce sont quatre postures stratégiques potentielles qui peuvent expliquer la philosophie d’action que privilégiera une fondation, tout comme la configuration des rapports qu’elle entretiendra avec ses donataires, notamment les collectifs d’acteurs hétérogènes dans les DDT. Toutefois, il convient de reconnaître la grande complexité qui entoure ces postures considérant toutes les nuances et hybridations possibles ainsi que les inévitables différenciations ou tensions entre acteurs à l’intérieur d’une même fondation subventionnaire (agents de liaison avec les donataires, équipe de direction, conseil d’administration, etc.).

À travers les mécanismes des DDT, les parties prenantes sont considérées comme interdépendantes et s’engagent volontairement à négocier une action commune pour développer des réponses à des problèmes complexes que leur action isolée ne peut résoudre (Bilodeau et al., 2019). Nous estimons que ce contexte volontaire peut contribuer à diminuer les comportements opportunistes des acteurs, avec l’intention partagée de générer une proximité cognitive et un système d’interdépendance favorisé par la proximité sociale. Les rapports de pouvoir ne sont toutefois pas absents de ce contexte (Filippi et al., 2018). Il s’avère intéressant de soulever en quoi ces rapports de pouvoir, tant pour les FPS que pour les différents types d’acteurs engagés dans les DDT, peuvent influer sur la proximité organisée. Ces rapports soulèvent pour nous des enjeux relatifs à la posture que chaque fondation adopte à l’égard de sa volonté à démontrer (ou non) son impact ou à soutenir la capacité d’action des DDT avec qui elle souhaite établir une relation de proximité. À l’opposé, jusqu’à quel point les acteurs d’une DDT donnée sont-ils en mesure d’établir (ou non) une proximité sociale ou cognitive avec leurs vis-à-vis philanthropiques ?

Proximité et processus d’accompagnement des fondations

Nous nous interrogeons sur le sens que prend cet intérêt des FPS pour une approche de proximité, se positionnant comme un partenaire contributif des DDT. La littérature avance l’hypothèse que ce rôle pourrait s’inscrire dans une prospective de soutien aux acteurs, tout en étant en mesure d’influencer les systèmes institutionnalisés des secteurs public, privé et communautaire, pour inciter à une culture d’innovation visant la transformation (Fontan et al., 2018). Il suppose toutefois une culture fondée sur des rapports égalitaires avec les divers acteurs, malgré le pouvoir initial que recèlent les fondations en raison de leurs capacités financières. Certaines d’entre elles reconnaissent cet enjeu et ajustent leurs stratégies de soutien de manière à revoir leurs rôles et leurs pratiques en misant sur les apprentissages découlant des modèles partenariaux expérimentés (Fontan et al., 2018 ; Gaudet, 2020). Comment ces processus d’accompagnement agissent-ils sur la proximité sociale et cognitive ? Comment ces types de proximité peuvent-ils agir non seulement sur les référents des acteurs au sein des DDT, mais aussi sur ceux des FPS, voire de l’activité philanthropique dans son ensemble ?

Notre hypothèse est qu’un des principaux enjeux de proximité, que rencontrent les FPS souhaitant soutenir une transformation sociale, est de transcender le rôle de transit financier et le pouvoir inégal qu’il inclut d’emblée. Cette perspective soulève une remise en question des inégalités créées par les structures économiques dont les riches donateurs tirent actuellement un avantage considérable. Déjà, la littérature évoque, au sein même du champ de l’action philanthropique, deux grands courants qui permettent de distinguer les formes que prend la philanthropie d’aujourd’hui qui rompent avec la philanthropie traditionnelle : le philanthrocapitalisme et la philanthropie de changement social (PCS) (Lefèvre et Khovrenkov, 2017). Ces formes visent toutes deux des changements structurels en profondeur, mais avec des approches, méthodes, pratiques et outils différents, dans des paradigmes qu’on pourrait juger quasi opposés. D’un côté, une inspiration provenant de l’univers de la finance (la philanthropie comme un investissement social), de l’autre, de l’univers des mouvements sociaux (la philanthropie comme outil de justice sociale) (Lefèvre et Khovrenkov, 2017). Somme toute, le processus d’accompagnement des DDT par les fondations subventionnaires nous apparaît complexe, notamment parce qu’il se situe dans un contexte d’intersectorialité où les représentations des problèmes et des solutions sont teintées de la subjectivité des acteurs à l’égard de leur organisation ou de leur champ d’action institutionnalisé (ce qui ouvre aux types de proximités organisationnelle et institutionnelle). Le processus d’accompagnement des FPS met en jeu une hétérogénéité de sens et de logiques, non seulement en ce qui concerne les acteurs du champ de la philanthropie, mais aussi à l’égard des différents acteurs des secteurs public, privé ou de la société civile (réseau communautaire notamment) qui oeuvrent au sein des DDT. Cette lecture soulève une interrogation sur les finalités de l’accompagnement FPS, particulièrement à l’égard de son influence sur la proximité cognitive (la vision des problèmes et des solutions).

Pole et Kouamé (2017) précisent à cet effet que les formes de soutien des fondations rencontrent des limites dans les rôles jusqu’alors expérimentés, soient ceux 1) de pourvoyeurs de moyens financiers, 2) d’agents de changements institutionnels et 3) de bâtisseurs de capacité (investissant dans la capacité d’action collective). Ce constat réitère la nécessité pour les FPS de revoir leurs approches de financement et leurs stratégies d’accompagnement dans un contexte en mouvance qui suppose une nouvelle réalité sociopolitique.

Il devient alors possible d’envisager que ce changement de posture de la part des FPS puisse déboucher vers de nouveaux repères sociaux et cognitifs, mais de quel ordre ? L’enjeu de cette proximité impose une régulation des tensions qui demande de tenir compte des éléments de différenciation qui s’avèrent nécessaires pour susciter l’innovation (Balland et al., 2015). Certes, le secteur philanthropique est possiblement en mesure d’établir une posture d’influence dans l’interface État-marché-société civile, mais selon nous, il doit s’appuyer sur des apprentissages qui se dégagent des expériences dans lesquelles il est engagé. La condition demeure que les FPS soient en mesure d’influencer des mécanismes de coconstruction autour des enjeux territoriaux par une proximité sociale et cognitive qui les engage dans des rapports symétriques avec les autres acteurs des DDT. Déjà, la position de certaines FPS évoque davantage de souplesse par une diminution des contraintes liées à la reddition de compte et à un soutien financier à long terme, lequel s’appuie sur les besoins déterminés par les acteurs des DDT. Ces FPS disent avoir adopté une posture de soutien et d’apprentissage, prenant appui sur un désir de dialogue et une volonté d’être davantage à l’écoute des besoins et savoirs des milieux (Gaudet, 2020). Ces leviers ne sont pas négligeables dans un contexte où l’État semble se désengager du développement local et régional depuis les réformes d’austérité amorcées en 2015 (Lachapelle et Bourque, 2020). Selon Gaudet (2020), les acteurs du DDT qualifient actuellement cette posture comme étant « une approche de réelle collaboration, bidirectionnelle, non directive et de confiance mutuelle, fluide, qui respecte les expertises et l’autonomie » (p. 6). Mais encore faut-il démontrer de façon empirique que cette transformation s’inscrit dans des visées d’autodétermination des acteurs engagés dans les DDT.

Conclusion

Le cadre théorique de la proximité présente une avenue intéressante pour étudier de façon empirique comment les processus d’apprentissages prennent forme dans les relations entre les FPS et acteurs des DDT. Nous souhaitons explorer le sens que prend cette recherche de proximité de la part des FPS pour les acteurs engagés au sein des DDT. Nous croyons que le rôle des FPS peut certainement constituer un atout dans les DDT et notre intérêt de recherche consiste à mieux comprendre comment ce type de fondations sera en mesure de : 1) sortir de sa propre lecture d’impact pour générer une proximité cognitive dont les paramètres restent à construire collectivement avec les acteurs du DDT ; 2) développer une proximité sociale qui ne vise à se substituer à aucun autre acteur (État et autres acteurs de la société civile) ; 3) miser sur une proximité organisée qui n’accentue pas les iniquités territoriales déjà existantes. D’autres enjeux restent à explorer dans cette recherche de proximité des FPS, notamment celui du spectre de l’iniquité dans le soutien aux DDT, ne serait-ce que par le fait que la plupart des fondations sont situées en milieu urbain ou parce que certains territoires sont mieux structurés et organisés pour obtenir ce type de soutien. La philanthropie subventionnaire semble développer une nouvelle posture de soutien et de médiation dans l’accompagnement des DDT qui demande à être mieux comprise dans ses finalités et modalités, mais aussi dans sa contribution à la démocratisation du développement territorial.