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La protection sociale fait référence à l’ensemble des dispositifs collectifs qui visent à pallier les risques sociaux ou les inégalités encourus par les citoyennes et citoyens : le manque de revenu de subsistance, la perte d’emploi, l’invalidité, la vieillesse, voire la maladie (Chopart et Noël, 1999). Selon la typologie d’Esping-Andersen (1999), les systèmes de protection sociale qui se sont institutionnalisés en Europe et en Amérique du Nord reposent sur des régimes d’États-providence particuliers. Malgré les singularités de chaque régime, force est de constater qu’à l’origine, dans l’après-guerre, ces systèmes reposaient sur l’octroi de nouveaux droits sociaux, entre autres en matière de chômage, de pensions de vieillesse et de revenu minimum. La protection sociale s’inscrit dans la continuité des droits humains entérinés dans la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948 dont certains articles ont inspiré, par la suite, le traité du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (Lamarche, 2020).
Au cours des dernières décennies, on n’a pas cessé d’observer une restructuration de la protection sociale concernant les populations les plus exclues socialement. Ainsi, dans les années 1990, au Canada, d’importantes réformes néolibérales ont modifié à la fois les conditions d’accès et les montants des prestations d’aide sociale et d’assurance-chômage, par exemple (Groulx, 2009). Si, comme l’explique Merrien (2007), cette tendance est internationale, ce sont deux modèles réformistes qui se sont d’abord opposés : libéral répressif (Grande-Bretagne, États-Unis) et social universaliste et bismarckien (Europe du Nord). En Europe et en Amérique du Nord, la logique de protection sociale des systèmes d’États-providence semble en effet remise en cause par un certain nombre de réformes qui visent notamment à s’assurer de ne pas constituer d’« obstacles » à l’insertion sur le marché du travail. Malgré des oppositions toujours marquées entre les régimes, les réformes plus récentes continuent indéniablement de « [puiser] dans la boîte à idées néolibérale » (Merrien, 2007, p. 100).
Dans le cas de l’aide sociale au Québec, par exemple, le législateur a, dès l’adoption de la Loi d’aide sociale, L.Q. 1969, c. 63, intégré divers mécanismes de contrôle des prestataires. Ces derniers ont, dès l’origine, mis en tension la notion de droit à l’assistance sociale avec la nécessité pour le prestataire d’investir le marché de l’emploi. On observe en fait plusieurs étapes dans la mise en oeuvre des mécanismes de contrôle des prestataires de l’aide sociale : le classement selon leurs aptitudes ou inaptitudes au travail, l’instauration d’une forme de contrepartie (la formation, les démarches d’insertion professionnelle), la responsabilisation des prestataires d’aide sociale quant à leur employabilité ainsi que la multiplication des mesures administratives et des processus de surveillance. Si ces mesures ont, pour le législateur, vocation à favoriser l’insertion professionnelle, elles contribuent, pour le prestataire, à créer des barrières à l’accès à ce système d’assistance et à son maintien dans la durée (Dufour, Boismenu et Noël, 2003 ; McAll et al., 1995). Depuis 2005, les transformations de l’aide sociale s’inscrivent plus clairement dans un tournant que l’on peut qualifier de punitif (par ex. Fassin, 2017 ; Wacquant, 2009 ; Chan et Mirchandani, 2007) et l’on peut se demander si certaines mesures ne pénalisent pas particulièrement certains, comme les femmes, les jeunes ou les personnes issues de l’immigration, ainsi que certaines stratégies de survie des prestataires de l’aide sociale (p. ex., la colocation). Dans le même sens, la dernière réforme de l’aide sociale datant de 2016 visait à mettre en place le programme Objectif Emploi, programme qui oblige les premiers demandeurs de l’aide sociale à participer à un plan d’intégration à l’emploi, sous peine de pénalités administratives (suspension, réductions, etc.).
Cette tendance à la remise en cause des fonctions de protection des régimes d’États-providence – et, par là même, d’aide de dernier recours – ne touche pas uniquement l’aide sociale, mais aussi l’assurance-chômage, les allocations familiales ou la couverture santé au Québec, au Canada et dans d’autres pays en Amérique du Nord ou en Europe. Face au chômage de masse des années 1980, les différents régimes ont tous, tour à tour, été ébranlés dans leur capacité à protéger les citoyennes et citoyens contre les grands risques sociaux. Si chaque régime de protection sociale garde en théorie sa logique propre, tous sont aujourd’hui perturbés tant pour ce qui est de leur fonction redistributive que dans leur production de solidarité. Face aux différentes pressions dont sont l’objet les États-providence, deux voies idéologiques s’opposent toujours. Les régimes libéraux optent pour des réformes instituant « la privatisation, la dérégulation, la réduction des droits sociaux et la limitation des pouvoirs de l’État-Providence » (Merrien, 2007, p. 100). Les régimes s’inscrivant dans une perspective davantage ancrée dans la solidarité sociale ont plutôt tendance à rechercher des ajustements financiers en termes d’économie de gestion (attrition des effectifs, baisse des dépenses de fonctionnement). Quoiqu’il en soit, on assiste à ce que certains auteurs analysent sous l’angle de la « fiscalisation du social » : privilégier l’octroi de crédits d’impôts plutôt que bonifier les prestations (Godbout 2006 ; Provencher et Godbout 2020 ; Merrien, 2007).
Ces différentes transformations des systèmes de protection sociale s’inscrivent, comme on peut le voir dans les différentes contributions à ce numéro, dans une tendance transnationale de désengagement de l’État de ses fonctions de solidarité sociale, au profit de ses fonctions répressives (Bellot et Sylvestre, 2012 ; Garland, 2001 ; Mary, 2003 ; Wacquant, 2009). La tendance néolibérale se traduit par un arsenal de mécanismes qui sanctionnent ceux et celles qui s’inscrivent en porte-à-faux avec les impératifs de performance, de responsabilisation et de mise en action (Provencher, 2017). Se déploie ainsi la criminalisation de la pauvreté (par ex. Gustafson, 2011), de la santé mentale (par ex. Bernstein et Seltzer, 2003), de l’itinérance (par ex. Bellot et Sylvestre, 2012) et de bien d’autres problèmes sociaux. On assiste, sur le plan international, à la rationalisation de « l’investissement social » (Dufour et al., 2008) et, plus spécifiquement, à la libéralisation des systèmes de protection sociale : contractualisation de l’aide sociale, activation des politiques sociales, redéfinition des solidarités sociales. Ce contexte politique a des impacts majeurs sur les représentations sociales à l’oeuvre dans la société, sur les rapports entre les citoyens et citoyennes mais aussi et surtout entre les décideurs et décideuses et les citoyens et citoyennes à travers la mise à l’agenda politique et médiatique de certains sujets. Si ces réformes ont d’importantes conséquences pour les bénéficiaires de la protection sociale (en termes d’accès ou de traitement), ils impactent également l’intervention sociale, les actrices et les acteurs engagés dans la lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale.
Ce numéro thématique brosse, d’une part, un portrait des tendances observées au sein des systèmes de protection dans plusieurs pays (principalement au Canada et particulièrement au Québec, au Chili et en France) et dégage, d’autre part, des axes d’analyse à partir de situations locales, de dispositifs de protection sociale particuliers ou à partir des expériences des prestataires, en favorisant l’interdisciplinarité et le croisement des perspectives théoriques. En complémentarité avec des travaux explorant les cas québécois ou canadien, les terrains français, chiliens ou européens ainsi que les comparaisons internationales nous permettent d’articuler la réflexion autour de deux axes : les contours de l’État social et les expériences des actrices et acteurs de la protection sociale.
Les tendances rÉcentes des rÉformes de la protection sociale : les contours de l’État social
L’ensemble des articles interroge la fonction des instruments ou des dispositifs de protection sociale. Certains, à travers une perspective historique ou transnationale, questionnent plus globalement les contours de l’État social aujourd’hui et donnent des clés de compréhension théoriques des débats majeurs mis à l’agenda politique depuis plusieurs décennies : le soutien à domicile des personnes âgées ; l’instauration d’un revenu de base ; la lutte contre le non-recours ; le traitement médiatique de l’assistance sociale ; les stratégies de lutte disponibles dans le répertoire d’actions.
Dans leur article, Josée Grenier, Isabelle Marchand et Mélanie Bourque posent globalement les enjeux des récentes réformes de l’État-providence dans la perspective des changements de paradigmes de l’État social entre « workfare state » et « État d’investissement social ». À partir du cas québécois des réformes des services de soutien à domicile des personnes âgées, les auteures posent le cadre de la réflexion au coeur de ce numéro. Elles soutiennent et illustrent l’idée selon laquelle tous les régimes d’État-providence, malgré leur particularité d’origine, se sont tournés vers des réformes structurelles de grande ampleur, distillant la nouvelle gestion publique au coeur des rapports entre les prestataires et leur famille, l’État et la communauté. En analysant le système québécois de soutien à domicile, elles montrent en quoi cette logique de « non-dépendance à l’État » s’est en quelque sorte infiltrée dans l’ensemble des champs d’action de l’État social, comme d’autres textes de ce numéro donnent à voir.
L’article suivant d’Ysabel Provencher et de Luc Godbout porte sur le financement du revenu de base au Canada. Là encore, les auteurs constatent la manière dont les différents régimes ont convergé vers la logique du marché. En s’interrogeant sur les possibilités d’instaurer un revenu de base au Canada et sur les coûts d’un dispositif de revenu minimum garanti, ils analysent les lignes de fracture de ce débat qui anime actuellement les pays industrialisés, tout en rappelant que cette idée du droit d’accès à un tel revenu est unanimement partagée. Les points de discussion concernent plutôt les conditions d’accès à ce revenu : aucune condition de revenu versus un seuil minimum de couverture. Ainsi, cet article propose un tour d’horizon des tendances passées et émergentes entourant ce débat. Son originalité est de rappeler l’importance du débat social dans nos démocraties dont une des conditions de réussite est la démocratisation « du débat financier au sujet du revenu de base » (Provencher et Godbout, ce numéro).
À partir d’une rigoureuse analyse de la circulation de la notion de « non-recours » dans les différents débats animant les transformations de la protection sociale dans les pays dits « industrialisés », Antoine Rode propose un texte pertinent pour saisir le mouvement de libéralisation des régimes d’États-providence où il est dorénavant acquis de cibler les populations à aider ou les risques à couvrir, de renforcer la conditionnalité des aides et de dématérialiser parfois à outrance les démarches d’accès aux aides. Si la notion de non-recours a, comme il le montre, beaucoup évolué depuis son apparition dans le débat public jusqu’à être instrumentalisée par le personnel politique se chargeant de la mettre à l’agenda, il n’en reste pas moins que plusieurs effets bénéfiques au débat public sont observés. D’une part, elle a le mérite de replacer l’acteur au centre du débat dont il est l’objet en mettant en relief le sens politique qui peut exister dans la non-demande. D’autre part, elle permet de continuer d’interroger les contours des systèmes et de contrebalancer l’idée que toute prestation sociale est nécessairement bénéfique pour son prestataire. Enfin, aussi populaire que soit la notion de non-recours, l’auteur rappelle l’importance qu’il y a de se méfier de cette mise à l’agenda politique, tant elle masque l’ambivalence de l’État dans un contexte où la fraude reste un sujet important.
À ce propos, Normand Landry, Alexandre Blanchet, Sylvain Rocheleau, Anne-Marie Gagné, Pascale Caidor et Christiane Caneva nous offrent d’autres clés de compréhension des représentations des bénéficiaires de l’aide sociale ‑ particulièrement mauvaises au Québec. En questionnant à la fois la couverture médiatique de l’assistance sociale et les représentations et attitudes du grand public à l’égard des programmes et des bénéficiaires, les auteures et auteurs couvrent un véritable angle mort de la recherche. Dans ce texte très détaillé à la fois sur la démarche et les résultats de leurs travaux, le lectorat pourra prendre la mesure des évolutions de la protection sociale et de l’inscription des aides à l'agenda politique et social. Est également souligné le poids, dans la société québécoise, de « l’heuristique du mérite », de la « compassion relative » et de « l’impression d’opportunisme » des bénéficiaires de l’aide sociale. Face à ce qu’il convient, pour les auteures et auteurs, de nommer un « non-enjeu » médiatique (tant le sujet est quasi invisible et marginal dans les médias), ce qui marque peut-être le plus, à la lecture de leur texte, concerne les difficultés, voire l’incapacité, des groupes de lutte à se saisir de la question dans les médias.
Cet article, comme celui d’Antoine Rode, rappelle à quel point il est primordial de comprendre la logique des discours sociaux sur l’assistance sociale, tant ceux des différents acteurs et actrices chargés de ces stratégies que ceux qui y sont opposés et, partant, de comprendre la logique des discours sociaux des acteurs favorables à ces réformes, que ce soit dans une perspective longitudinale ou à propos d’une réforme en particulier (Duvoux, 2009). En ce sens, l’article de Christine Doré, Daniel Thomas et Isabelle Chouinard entre en résonance, s’intéressant davantage à la logique des actrices et acteurs engagés dans la lutte contre ces réformes. En portant une attention particulière aux stratégies locales de résistance (mouvement de reconnaissance ou défense des droits, actions collectives, entre autres), cette analyse aide à mieux comprendre la logique des réformes et des conséquences de la libéralisation des systèmes de protection sociale pour les organismes communautaires. Elle illustre de manière très précise comment on s’est peu à peu écarté de la logique de co-construction de la loi cadre de lutte contre la pauvreté au Québec et comment les structures d’opportunité politiques se sont amoindries pour les organismes engagés dans cette lutte, leur demandant de revoir leurs stratégies d’action.
Il est intéressant de faire le pont entre ces articles issus de démarches scientifiques avec le texte du Groupe de recherche et de formation sur la pauvreté (GRFPQ) et celui du Front commun des personnes assistées sociales (FCPSAQ) dans la section « Échos de pratique ». Ces textes illustrent la manière dont les groupes de défense de droits luttent non seulement sur le front des injustices sociales, mais aussi sur celui des injustices épistémiques, pour que les savoirs d’expérience portés par les personnes assistées sociales soient entendus et qu’un nouveau modèle de société tenant compte de ces savoirs puisse émerger dans l’espace public.
À travers cette première série d’articles, deux constats importants concernant les transformations récentes de la protection sociale ressortent avec acuité. Le premier concerne la manière dont s’est développé le paradigme de l’activation au point de véritablement « contaminer » tous les champs d’intervention de l’État social. Le deuxième concerne les contours de la solidarité et notamment du filet social. Cela est particulièrement démonstratif au sujet de l’analyse des enjeux du non-recours comme des enjeux liés au financement d’un revenu minimum garanti. Ces constats donnent effectivement à voir le contexte des expériences des actrices et acteurs, ce qui constitue le deuxième volet de ce numéro.
Les expÉriences des actrices et acteurs de la protection sociale face aux tendances rÉcentes : les bÉnÉficiaires, les intervenants et les cadres
Les autres articles de ce numéro illustrent les conséquences des récentes réformes sur les personnes bénéficiaires des systèmes de protection sociale, les travailleuses et travailleurs sociaux et les cadres ou gestionnaires. Plusieurs textes abordent plus particulièrement les effets du resserrement des critères d’admission à certains dispositifs. D’autres analysent plus spécifiquement les limites des dispositifs qui, axés sur l’emploi, ne portent pas souvent les fruits escomptés (jeunes adultes psychiatrisés, lutte contre la pauvreté). Certains s’intéressent aux transformations des pratiques d’intervention et de leurs mécanismes. Ils interrogent ainsi la fonction du travail social dans la protection sociale, le rôle des travailleuses et travailleurs sociaux (technocratisation, marge de manoeuvre et tensions dans le rapport d’accompagnement) et l’évolution du travail social (notamment le profil et les rôles des cadres ou gestionnaires). Les corpus de données sont aussi divers que variés : entrevues avec prestataires, intervenants, cadres ou gestionnaires ; observations ; analyse documentaire et, enfin, analyse d’enquêtes de terrain.
Face à ces réformes qui mettent à mal l’idée originelle d’une protection sociale contre les inégalités, les travailleuses et travailleurs sociaux sont en porte-à-faux avec leurs valeurs, comme l’analysent Ana María Alvarez Rojas, María Angélica Rodríguez Llona, Line Mariale et Dalila Mechaheb. Les auteures jettent un regard critique sur la posture des travailleuses et travailleurs sociaux en France et au Chili de plus en plus impuissant.e.s à combattre la pauvreté et l’exclusion sociale. Engagé.e.s dans une logique technocratique, ils et elles n’auraient plus assez la possibilité de prendre le temps de recueillir les demandes et d’élaborer des solutions aux problèmes sociaux. Face aux dispositifs qui reposent de façon trop importante sur le pouvoir discrétionnaire des travailleuses et travailleurs sociaux, les auteures relèvent l’absence de réponse collective. Elles déplorent une logique où le prestataire est un client et le travail social un guichet !
Dans un autre registre, Simon Heichette s’inscrit dans la même perspective critique consistant à analyser les impacts de la nouvelle gestion publique sur le travail social. Dans son texte, il met en avant une conséquence majeure des réformes récentes qui concerne la perte de marge de manoeuvre du travail social dans la co-construction des politiques publiques. S’il n’est pas le seul dans ce numéro à souligner le glissement de l’obligation de moyens vers l’obligation de résultats, son étude des cadres ou gestionnaires du travail social nous plonge au coeur de la mutation du travail social clientéliste, de marché.
Ces textes contrastent avec le texte de Yann Tremblay-Marcotte sur les pratiques de défense collective des droits de l’Organisation populaire en défense collectes des droits dans la section « Échos de pratique ». Cultivant l’esprit « par et pour », la pratique de l’OPDS s’ancre dans les réalités vécues par les personnes assistées sociales et dans la lutte aux préjugés et à la discrimination vécue par les personnes. Comme le texte le met en évidence, cette lutte se joue non seulement dans les rapports des personnes à l’institution de l’aide sociale, mais aussi dans les rapports entre les personnes au sein de l’organisme en question ainsi que dans le rapport intime des personnes assistées sociales à elles-mêmes.
L’article de Véronique Fortin, Catherine Chesnay et Elisabeth Greissler nous fait entrer plus directement dans la réalité des prestataires de l’aide sociale au Québec. Ces auteures montrent, à l’appui d’extraits de décisions du tribunal administratif du Québec et d’entrevues avec des prestataires, comment se construit l’image d’un prestataire déviant à punir et comment s’opérationnalise sa surveillance. Dans le système d’aide sociale québécois, la situation de vie maritale des prestataires est particulièrement scrutée de manière à ce que des mécanismes juridiques soient souvent déclenchés à leur encontre. Si cette intrusion dans la vie intime est source de violence symbolique pour le prestataire, on comprend mieux à quel point elle l’est tout autant pour l’entourage et a aussi des conséquences économiques en cas de réductions de prestations.
Dans le même sens, Nadia Giguère et Stéphane Handfield ainsi que Alexis Hieu Truong et Katharine Larose-Hébert présentent deux textes résumant parfaitement bien les impacts du resserrement des critères d’éligibilité à l’aide sociale. Le premier article s’intéresse aux personnes cherchant à faire valoir leur droit à l’aide sociale pour incapacité au travail en raison de problèmes de santé mentale. Le processus visant à faire la preuve de sa situation participe selon eux d’un parcours médico-administratif du combattant. Non seulement la rhétorique de la fraude les entoure, mais d’autres obstacles plus symboliques nuisent à leur reconnaissance et leur rétablissement. Les trois figures de cas présentés et analysés ici mettent en exergue à la fois tous les ingrédients du non-recours (manque d’information, opacité du système, stigmatisation) et les rapports de pouvoir qui peuvent s’instaurer avec certaines actrices et certains acteurs du corps médical ou administratif. C’est tout logiquement qu’elles et ils en appellent à une meilleure prise en compte des facteurs extra-médicaux et des barrières systémiques à l’employabilité de certaines populations cibles enfermées dans la « salle d’attente de l’État » (Auyero, 2012). En partant de l’exemple des jeunes psychiatrisés en quête d’insertion professionnelle, Alexis Hieu Truong et Katharine Larose-Hébert illustrent eux aussi les contraintes d’accès de ces jeunes au profil particulier. On perçoit parfaitement bien la manière dont la trajectoire de marginalisation de ces jeunes s’opère dès les premiers contacts avec les institutions pour ce qui concerne leur prise en charge pour des soins médicaux. Les bifurcations biographiques sont importantes et, par la suite, lorsqu’il est question d’accès aux mesures de protection sociale, « elles et ils sont en marge du temps et leur protection est, de ce fait, mise en berne sur le plan de l’intégration sociale » (Hieu Truong et Larose-Hébert, ce numéro).
Pour clore cet ensemble de textes autour de la thématique des transformations de la protection sociale, Marie-Pierre Boucher nous livre un article sur l’analyse critique des études récentes sur le rapport au travail et les parcours de précarité. Cette perspective historique est importante pour contextualiser l’ensemble des réformes et la montée en puissance de la logique d’activation aujourd’hui largement à l’oeuvre dans les dispositifs de l’État social. Ce texte nous confirme également à quel point la complexité des situations et des réalités des personnes échappe aux réponses de l’État social.
Finalement, tous les articles portant sur les expériences des prestataires témoignent du déploiement d’outils de surveillance et de sanction, d’enjeux organisationnels considérables et du renforcement de l’identité de déviant, malade, ou pauvre dès l’entrée dans les dispositifs. Le point commun à toutes ces expériences analysées par ces auteures et auteurs est celui selon lequel, loin de tenir leurs promesses de justice sociale ou de lutte contre les inégalités, certains dispositifs renforcent la marginalisation de ses prestataires.
Parties annexes
Notes biographiques
Elisabeth Greissler est professeure adjointe à l’École de travail social de l’Université de Montréal. Ses recherches portent sur l’engagement des jeunes en difficulté, les actions collectives, l’itinérance et l’aide sociale.
Catherine Chesnay est professeure à l’École de travail social de l’Université du Québec à Montréal. Ses recherches portent notamment sur les expériences des femmes criminalisées, sur les pratiques féministes de groupe et d’action collective, sur les prisons pour femmes et sur l’aide sociale.
Véronique Fortin est professeure agrégée à la Faculté de droit de l’Université de Sherbrooke. Ses recherches portent notamment sur la gouvernance pénale, le contrôle de l’espace public, le concept de décriminalisation et les mesures punitives dans la protection sociale.
Bibliographie
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