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Introduction

Le placement d’un enfant par les services de la protection de la jeunesse (PJ), parfois nécessaire pour assurer la sécurité et le développement de l’enfant, est un événement majeur dans l’histoire de vie des parents, notamment celle des mères biologiques. Cet événement peut mener certains parents à se mettre en action (Saint-Jacques, Noël et Turbide, 2015), en mettant l’accent sur les contacts avec les enfants, le travail (Schofield et al., 2011) ou en commençant une thérapie (Kiraly et Humprey, 2015). Il peut aussi agir comme un point de bascule associé à un risque accru d’abus de substances psychoactives (Noël et Saint-Jacques, 2015 ; Schofield et Ward, 2011) ou entraînant d’autres conséquences sur les plans social (Sécher, 2008), psychologique (Schofield et Ward, 2011 ; Sécher, 2008) et physique (Schofield et Ward, 2011). Dans ces situations, les difficultés des parents comme la pauvreté, la consommation de drogues et d’alcool, les problèmes de santé physique et mentale ou la violence conjugale (Dowd, McLaughlin et Rioux, 2013) qui ont mené au placement de l’enfant continuent d’affecter les parents, voire s’exacerbent à la suite de ce placement.

Les difficultés des parents sont largement documentées, notamment dans les études portant sur les facteurs de risque en PJ. Toutefois, peu d’études examinent comment le placement de l’enfant affecte le rapport à soi des mères biologiques, c’est-à-dire la valeur qu’elles s’accordent comme êtres humains. Pourquoi des mères arrivent-elles à se réaliser à la suite du placement, en ce sens où elles ont d’autres enfants qui ne sont pas suivis par la PJ, ont un conjoint, un travail, alors que pour d’autres ces projets semblent inatteignables ? En prenant assise sur des écrits d’Axel Honneth et d’Emmanuel Renault, portant sur la reconnaissance et la souffrance sociale, cette étude examine la question suivante : Quels sont les processus menant au développement d’un rapport à soi positif ou à la lésion du rapport à soi chez des mères[1] qui ont vécu le placement jusqu’à la majorité de leur enfant[2] ?

Une identitÉ de mÈre menacÉe

Le placement de l’enfant représente une double perte, celle de la garde de l’enfant et celle de l’identité de mère (Ross, Cocks, Johnston et Stoker, 2017 ; Schofield et al., 2011). La maternité peut être le premier rôle social auquel des femmes s’identifient (Honey, Mayes et Miceli, 2018) et la seule forme de reconnaissance sociale accessible (Sellenet, 2008). Lorsque l’enfant est placé, notamment à long terme, elles peuvent perdre ce statut et la possibilité de jouer un rôle social positif reconnu. Dans ce contexte, elles n’ont plus la capacité de répondre aux attentes sociales normatives liées à la maternité (Holtan et Eriksen, 2006). Donc, en plus d’éprouver un profond sentiment de perte et de chagrin, elles sont confrontées au jugement d’autrui et sont susceptibles d’intérioriser l’image de la mauvaise mère. Une stigmatisation perçue ou subie pouvant générer un sentiment de honte (Noël et Saint-Jacques, 2015).

Pour s’affranchir de la honte ressentie et reconstruire une identité positive, Schofield et al. (2011) montrent comment les parents sont appelés à conjuguer avec deux idées opposées. D’une part, ils éprouvent le sentiment d’avoir essayé d’être de « bons parents » qui aiment leurs enfants et d’autre part, ils sont conscients que leur enfant a souffert de la maltraitance subie. Cet écart de perception amène des idées contradictoires qui affectent leur image d’eux-mêmes.

Chez les mères, cette lutte pour reconstruire une image plus positive d’elles-mêmes se poursuit même lorsque l’enfant est placé depuis plusieurs années (Memarnia et al., 2015). En résistance à l’image de la mauvaise mère, elles se qualifient de mères aimantes, affectueuses, chaleureuses et sensibles aux besoins de leurs enfants (Schofield et Ward, 2011 ; Sykes, 2011), elles se dissocient des autres parents dont l’enfant est suivi dans le cadre d’une mesure de protection (Schofield et Ward, 2011 ; Sykes, 2011), elles critiquent et remettent en question les évaluations faites par la PJ (Sykes, 2011) ou encore, jettent le blâme sur une autre personne (Schofield et Ward, 2011).

Si la plupart des études mettent l’accent sur les pertes identitaires suivant le placement, Schofield et Ward (2011) ont repéré différentes stratégies permettant de se considérer comme de bons parents, malgré le placement à long terme de l’enfant. Ces parents indiquent qu’ils sont de bons parents puisqu’ils considèrent : 1) que le placement est le meilleur choix pour leur enfant et qu’ils soutiennent l’enfant et les parents d’accueil ; 2) qu’ils sont toujours présents pour leur enfant même si ce dernier est placé ; 3) qu’ils continuent à se battre pour récupérer la garde de leur enfant ; et 4) qu’ils ont fait d’importants changements à leur mode de vie. Enfin, lorsque le maintien ou la restauration d’une identité parentale n’est pas possible, des mères peuvent acquérir une autre forme de reconnaissance sociale venant d’un travail qui les valorise, ou encore lorsqu’elles réussissent une nouvelle vie conjugale (Sécher, 2010). C’est donc dire que l’intériorisation d’une identité dévalorisée n’est pas nécessairement permanente et qu’une identité positive, de mère ou de femme, peut éventuellement se reconstruire.

Un modÈle thÉorique basÉ sur la reconnaissance et la souffrance sociale

Prenant assise sur les écrits d’Axel Honneth et d’Emmanuel Renault portant sur la reconnaissance et la souffrance sociale, le modèle théorique adopté montre comment le rapport à soi se transforme selon les conditions de la reconnaissance. Honneth (2000) démontre que la lutte pour la reconnaissance s’actualise au sein de trois sphères de reconnaissance (affective, juridique et sociale) où se développent respectivement la confiance, le respect et l’estime de soi. L’individu développe un rapport à soi positif et une identité socialement valorisée lorsque ses besoins, ses droits et ses aptitudes particulières sont reconnus par autrui. En contrepartie, les expériences de déni de reconnaissance comme les menaces à l’intégrité physique et psychologique, la privation de droits et l’exclusion, l’humiliation, l’offense et l’invisibilité d’autrui (Honneth, 2000) lèsent le rapport à soi.

Renault (2004) ajoute, à la théorie de la reconnaissance développée par Honneth (2000), trois formes de lésion du rapport à soi : fragilisé, inversé et brisé. Lorsque le rapport à soi est fragilisé, le mal-être ressenti prend la forme de pénibilité, mais l’individu dispose encore de moyens pour lutter, pour maintenir ou développer un rapport à soi positif. Toutefois, lorsque les expériences de déni de reconnaissance entraînent une intériorisation de la honte, le rapport à soi est inversé. L’individu perd alors ses capacités ou l’espoir de lutter pour sa reconnaissance, il abdique et les expériences de déni de reconnaissance risquent de ne plus être portées à la conscience de l’individu. Les relations disqualifiantes occasionnent alors un sentiment d’impuissance. Enfin, lorsque le rapport à soi est brisé, le mal-être s’exprime en pénibilité, en sentiment dépréciatif, les expériences de déni de reconnaissance engendrent alors des souffrances psychiques, des mécanismes d’auto-exclusion, comme la consommation abusive de substances psychoactives, par exemple. Comme le montre le modèle théorique (figure 1), élaboré dans le cadre de cette étude (Noël, 2018), les rapports de reconnaissance mutuelle favorisent le développement d’un rapport à soi positif, alors que les expériences de déni de reconnaissance lèsent le rapport à soi. Aussi, les différentes flèches montrent qu’il s’agit d’un processus mouvant, que le rapport à soi n’est pas statique et qu’il peut, notamment, se transformer au cours du processus de placement.

Figure 1

Processus de développement et de lésion du rapport à soi basé sur les travaux d’Honneth et de Renault (Noël, 2018)

Processus de développement et de lésion du rapport à soi basé sur les travaux d’Honneth et de Renault (Noël, 2018)

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MÉthodologie

Cette étude qualitative, menée au Québec, s’intéresse à la population des mères d’enfants placés jusqu’à leur majorité en vertu de la LPJ. Les mères sélectionnées sont âgées de plus de 18 ans. Le premier placement de l’enfant ciblé dans l’étude s’est déroulé après 2007 et la mesure de placement a été ordonnée pour tout motif de maltraitance, mais pas en raison des troubles de comportement de l’enfant[3]. Ces critères d’exclusion sont déterminés puisqu’au Québec plusieurs dispositions de la LPJ ont été modifiées en 2006 et qu’une précédente étude (Saint-Jacques et al., 2015) montre des particularités lorsqu’on compare l’expérience subjective des parents d’enfant placé pour des motifs liés à la maltraitance à celle des parents d’enfants placés pour trouble du comportement sérieux. Le recrutement des répondantes a été réalisé auprès du personnel des Centres jeunesse du Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux de la Capitale-Nationale (CIUSSSCN), du Centre intégré de santé et de services sociaux de Chaudière-Appalaches (CISSSCA) ainsi qu’auprès d’organismes communautaires de ces deux régions.

L’échantillonnage par contraste saturation (Pires, 1997) a permis d’assurer une diversification des cas en fonction de cinq critères comme le montre le tableau 1.

Tableau 1

Composition de l’échantillon par contraste saturation

Composition de l’échantillon par contraste saturation

*« Une personne est significative pour l’enfant s’il existe des liens affectifs de qualité entre eux. Par exemple, il peut s’agir d’un membre de la famille élargie engagé dans la vie de l’enfant. » (MSSS, 2016, p. 14)

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Vingt-six entretiens ont été menés auprès de 14 mères et le récit de vie thématique, réputé efficace pour saisir les processus (Bertaux, 1997), a été utilisé comme mode de collecte de données. Douze répondantes ont été rencontrées à deux reprises[4]. Lors de la deuxième rencontre, la lecture du résumé du premier entretien a été faite afin de valider avec la répondante le contenu de son récit de vie. En cohérence avec le modèle théorique, les quatre thèmes suivants ont guidé les entretiens : les personnes et organisations qui ont été importantes dans la vie de ces mères depuis la naissance de l’enfant placé ; les événements vécus qui ont pu influencer le devenir de ces personnes en tant que mères et femmes ; leurs attentes comme femme et comme mère ; le respect de leurs droits et de leurs obligations.

L’intégralité des 26 entretiens a été enregistrée, retranscrite, importée et codifiée à l’aide du logiciel QSR N’Vivo 11. Parallèlement à l’analyse de contenu thématique, les parcours diachronique et chronologique[5] de chaque récit de vie ont été retracés pour procéder à l’analyse compréhensive des données. Cette seconde analyse est essentielle pour comprendre comment les événements se sont succédé dans le temps et pour repérer les relations entre eux. Pour examiner les processus menant au développement d’un rapport à soi positif ou à la lésion du rapport à soi, une typologie a été élaborée sur la base d’indicateurs issus du modèle théorique. Plus précisément, chacune des sphères de reconnaissance (affective, juridique et sociale) est examinée en portant une attention particulière à deux aspects spécifiques. En ce qui concerne la reconnaissance affective, la composition du réseau primaire et la capacité de la mère à connaître et à affirmer ses besoins personnels sont considérées. Pour la reconnaissance juridique, le respect de ses engagements auprès de son enfant ainsi que ceux pour rétablir sa situation sont regardés pour examiner le respect de ses obligations, alors que le respect de ses droits est mis en lumière en fonction de la confiance portée à l’égard des intervenants sociaux judiciaires impliqués dans la situation de son enfant placé. Enfin, la reconnaissance sociale est observée à travers ses rôles sociaux comme mère, comme travailleuse ou dans le cadre d’autres implications sociales.

Les répondantes ont de un à quatre enfants, dont l’âge varie de 10 mois à 22 ans au moment de l’entrevue. Elles ont au total donné naissance à 29 enfants dont 21 sont placés jusqu’à leur majorité, dans le cadre d’une mesure de protection. Elles vivent majoritairement avec de faibles revenus. Douze répondantes vivent avec des revenus annuels inférieurs à 20 000 $, dont huit disposent d’un revenu de moins de 10 000 $. Les deux autres bénéficient de revenus qui se situent entre 20 000 $ et 59 999 $. En ce qui a trait au plus haut niveau de scolarité atteint, huit participantes n’ont pas complété la cinquième secondaire et quatre ont obtenu un diplôme d’études secondaires ou un diplôme d’études professionnelles. Les deux autres mères ont commencé des études de niveau collégial.

Un rapport À soi qui se transforme À travers les expÉriences de reconnaissance et de dÉni de reconnaissance

La typologie montrant les processus freinant ou favorisant la reconnaissance sociale des mères d’enfants placés est composée de quatre groupes présentant le rapport à soi confirmé, fragilisé, inversé et brisé (Renault, 2004).

Rapport à soi confirmé

Les cinq répondantes de ce groupe ont plusieurs expériences de reconnaissance au sein des trois sphères (affective, juridique et sociale). Lorsqu’on les compare aux autres groupes, on peut dire qu’elles se sentent les plus reconnues. On note toutefois que cette reconnaissance n’efface pas la tristesse ressentie par le placement de l’enfant. Gabrielle mentionne vivre un deuil, alors que Chloé dit qu’elle a « mal à son coeur de mère ». Sur le plan de la reconnaissance sociale, les mères qui composent ce groupe ont autour d’elles au moins deux personnes sur qui elles peuvent compter. Elles ont pu développer leur confiance et faire des choix de vie en concordance avec leurs besoins. Cela se manifeste par des ruptures de relation qui menaçait leur intégrité physique ou psychologique, comme ce fut le cas de Gabrielle qui a mis fin à la relation avec son père il y a quelques années : « Il battait mon frère, il m’a battue, il a battu ma mère, il a battu mon ancienne belle-mère, il m’a violée… »

Pour se protéger des menaces à leur intégrité physique ou psychologique, certaines ont plutôt décidé de préserver des liens avec des personnes avec qui elles sont susceptibles de vivre des expériences de mépris. Elles sont donc couramment appelées à s’affirmer, à lutter pour leur reconnaissance comme l’indique Élise : « Avant, ma mère, je la laissais m’abaisser puis je ne disais rien. Asteure je le dis : ‟tu m’enrages là en me faisant ça, voyons je suis capable, tu pourrais m’encourager, tu es ma mère.ˮ Tu sais, juste ça c’est niaiseux, mais… ça me fait du bien. »

Aussi, elles ont des relations conjugales qui leur offrent une base sécurisante où elles se sentent aimées. « Je trouve que je vis très très bien avec mon chum. C’est toujours l’amour entre moi et lui… Lui au moins, il prend soin de moi, il s’occupe de moi, il me montre qu’il m’aime » (Chloé). Si pour certaines la relation conjugale comporte plus de défi comme dans la situation d’Élodie où elle raconte que son conjoint est dépressif, rien ne laisse croire que leur intégrité physique ou psychologique est menacée.

Sur le plan de la reconnaissance juridique, ces mères ont toujours maintenu les contacts avec leurs enfants placés et elles collaborent avec les intervenants de la DPJ. Lorsqu’elles ne sont pas en accord avec les orientations de la DPJ, elles sont capables de le mentionner ou de défendre leur point de vue, notamment devant les tribunaux. Ainsi, même si elles ne font pas toujours confiance aux intervenants, elles ont la capacité de faire reconnaître leurs droits lorsqu’elles sentent que ceux-ci ne sont pas respectés : « J’ai réussi à gagner à la cour, parce qu’eux autres ils me donnaient 3 h aux deux semaines là. Puis maintenant, j’ai 24 h aux deux semaines » (Marjolaine).

Sur le plan de la reconnaissance sociale, leurs compétences et leur statut de mère sont reconnus, ainsi elles sont convaincues qu’elles sont de « bonnes mamans ». Elles sont engagées auprès de leurs enfants et elles jouent un rôle actif qui est valorisé par autrui. Quatre d’entre elles voient leurs enfants sans supervision[6] et deux mères ont d’autres enfants qui ne font pas l’objet d’un suivi par la DPJ. Aussi, certaines ont aujourd’hui le sentiment que la place qu’elles occupent comme travailleuse est reconnue. Pour Gabrielle, le travail est source de bonheur puisqu’elle s’y sent utile « [ça m’apporte] le bien-être, la joie, je me sens bien, je suis heureuse, j’aime ça aider… ». Chloé, pour sa part, se définit comme étant une travailleuse : « Ça va faire 17 ans cette année que je travaille à la même place… Je ne suis pas une personne à rester entre les quatre r. »

Outre la reconnaissance venant du milieu de travail ou de proches, ce sentiment émane aussi de leur participation citoyenne puisqu’elles reçoivent un salaire et qu’elles ont le sentiment de contribuer socialement. L’intégration du discours dominant qui socialement désapprouve le recours à l’aide sociale peut entraîner un sentiment de honte. Élise, qui avait réintégré un emploi au moment de l’entretien, montre l’importance de sa participation au marché du travail au développement d’un rapport à soi positif : « Je ne juge pas les gens qui sont sur l’aide sociale, même moi j’en ai eu besoin de l’aide sociale, mais j’aimais pas ça dire que j’étais sur l’aide sociale, c’était comme dégradant. » D’autres répondantes de ce groupe étaient, au moment de l’entretien, à l’extérieur du marché de l’emploi, toutefois, elles ont des projets concrets visant l’intégration ou leur retour au travail : « Bien je veux être infirmière auxiliaire, c’est sûr » (Élodie). Enfin, on remarque que ces répondantes du premier groupe ont plusieurs expériences de reconnaissance où leur valeur est confirmée dans le regard d’autrui, et ce, au sein des trois sphères de reconnaissance. Elles disposent suffisamment d’estime personnelle, ce qui leur permet généralement de lutter pour leur reconnaissance lorsqu’elles sont confrontées à des expériences de mépris.

Rapport à soi fragilisé

En ce qui concerne la reconnaissance affective, les deux répondantes de ce groupe ont des expériences similaires aux répondantes représentant le groupe précédent (rapport à soi confirmé). Elles ont un réseau social qui leur apporte du soutien et des relations où elles se sentent aimées et valorisées. Elles disposent aussi de bonnes capacités d’affirmation et sont en mesure de faire des choix en concordance avec leurs besoins. Elles sont assidues aux contacts avec leur enfant.

Les particularités s’observent sur les plans de la reconnaissance juridique et sociale. Toutes les deux nient les gestes reprochés par la DPJ comme explique Mélanie : « Durant son hospitalisation, ils ont demandé à ce que le petit passe une IRM cérébrale pour prouver que… Tu sais, ils voulaient essayer de prouver que j’avais vraiment brassé le petit, mais les examens ont sorti négatifs, tout est normal, tout est correct. »

Elles ont la perception que leur enfant leur a été injustement retiré. Elles doivent conjuguer avec l’image qu’elles ont d’elle-même comme mère et celle reflétée par la DPJ. Comme l’identité se développe dans une perspective dialogique, c’est-à-dire dans le regard de l’autre, elles ont donc besoin d’entendre une autre version que celle décrite par la DPJ pour maintenir une image plus positive d’elle-même. Au fil des ans, Laurence et Mélanie perdent graduellement des droits d’accès à leur enfant, toutefois, elles ont l’impression d’avoir gagné lors des passages au tribunal. Si elles ne font pas réellement de gains en ce qui concerne leurs droits d’accès, elles ont le sentiment d’avoir gagné une version plus satisfaisante de leur histoire, qui préserve leur image personnelle : « L’avocate que j’avais bien dans le fond, elle a tout pogné les points négatifs, puis elle les a tous virés au positif… Puis la DPJ se contredisait dans ce qu’ils disaient, dans ce qu’ils avaient écrit dans le fond » (Mélanie).

Elles ont le sentiment de vivre des expériences de mépris où la DPJ et les milieux d’accueil tentent graduellement de les exclure. Ces mères ont le sentiment que ni leurs compétences ni leur statut de mère ne sont reconnus comme le montrent les propos de Laurence qui a un enfant placé au sein d’une famille de la banque mixte[7] :

Ils sont tout le temps en train de te rabaisser sur n’importe quel point par exemple me dire que je ne suis pas apte à m’en occuper, que même si je fais des efforts, c’est juste pour moi. Que ce n’est pas pour mon enfant nécessairement, que ça ne lui apportera rien. Que l’enfant tout ce qu’il a besoin c’est d’une bonne famille.

À trois reprises la dernière fois elle a dit : « l’enfant de la DPJ, l’enfant de la DPJ, l’enfant de la DPJ… » Puis elle a aussi mentionné que mon fils n’avait pas le droit de m’appeler maman.

Comme les répondantes du premier groupe (rapport à soi confirmé), elles connaissent leurs besoins et ont la capacité de les exprimer. De plus, elles jouent d’autres rôles sociaux (emploi, scolaire, bénévolat), ce qui leur procure des assises leur permettant de lutter pour leur reconnaissance.

Bien je travaille depuis l’âge de 14 ans. Là, je suis préposée aux bénéficiaires à domicile, à temps partiel avec mes études. Je finis mon secondaire, il me reste juste mes maths. Je ne me laisse pas abattre. Je suis pas mal déterminée pour une personne qu’on dit que je ne suis pas apte pour avoir un enfant. Je suis pas mal déterminée je trouve

Laurence

Bien qu’elles aient le sentiment que leurs compétences et leur statut de mère ne sont pas reconnus par la DPJ, les répondantes qui composent ce groupe ont d’autres formes de reconnaissance qui préservent leur capacité à lutter pour maintenir un rapport à soi positif. Ainsi leur identité est fragilisée.

Rapport à soi inversé

Sur le plan de la reconnaissance affective, les quatre répondantes de ce groupe ont un réseau plus limité que les répondantes qui composent les deux groupes précédents. Aussi, on remarque qu’elles ont plus de difficulté à s’affirmer dans le cadre de leurs relations. Les expériences de mépris, notamment la violence vécue au sein de leur relation conjugale, entraînent plus de difficulté à reconnaître leurs propres besoins comme le mentionne Marie-Pierre : « Quand je suis arrivée ici [en maison d’hébergement], je ne savais même pas ma couleur préférée. » Ainsi, elles ont plus de difficulté à s’affirmer et à faire des actions en fonction de leurs propres besoins comme l’indique Florence.

Parce que lui il me dénigrait beaucoup. Tu sais à un moment donné quand quelqu’un te dit : « tu n’es rien qu’un trou de cul », bien tu commences à penser que tu l’es. Tout ça a fait en sorte que je n’ai pas mis mes culottes [lors du placement de mon enfant]. Je suis allée chez nous. Je n’avais plus de télé, je n’avais plus rien. J’étais assise… Tu sais… j’ai tout laissé aller.

Par ailleurs, lorsque l’enfant est placé auprès d’un proche, deux relations se transforment, celle entre la mère et son enfant ainsi que celle entre la mère et son proche. Dans certaines situations où les parents d’accueil sont dans l’obligation de faire respecter les mesures imposées par le tribunal en ce qui concerne les droits d’accès, des mères peuvent perdre le soutien d’une mère, d’une soeur par exemple. Aussi, on observe un enjeu important limitant la capacité d’affirmation, soit celui de perdre des droits d’accès à l’enfant comme l’indique Marie-Ève : « Tu sais, je n’ai pas le choix d’être fine avec [ma mère]. […] Je ne chiale pas, je ne demande pas, je ne me plains pas parce qu’il ne faut pas. Tu sais, je fais tout, tout, tout. Je ne parle pas. »

On constate chez ces mères que, dans le cadre de plusieurs relations, les expériences de mépris vécues n’entraînent pas de dynamiques revendicatives, il y a plutôt une absence de lutte engendrant un sentiment d’impuissance : « avant j’étais une fille super forte à la polyvalente. Mais je vais dire comme ma mère : j’ai perdu mes ‟gutsˮ » (Florence). Les répondantes de ce groupe sentent qu’elles ont peu de pouvoir dans le cadre de leurs relations affectives et sont plus isolées que les mères qui composent les deux groupes précédents.

Sur le plan de la reconnaissance juridique, elles croient qu’elles ont peu de pouvoir en ce qui concerne la situation de placement de leur enfant et se sentent généralement impuissantes devant la DPJ ou le système judiciaire, comme le montre la métaphore de Marie-Pierre :

C’est sûr que n’importe quel juge va accepter les rapports qu’elle fait. C’est une travailleuse sociale, mandatée pour le DPJ pour suivre tel enfant. Tu sais moi quand j’arrive devant elle. C’est le requin devant le petit méné [poisson] là devant le juge. Puis avec ses papiers bien là elle vient de vider l’eau de mon bocal.

Par ailleurs, elles éprouvent plus de difficultés à respecter leurs obligations à l’égard de leur enfant ou en ce qui concerne leurs suivis pour régler des problèmes personnels que les répondantes composant les groupes précédents. Elles indiquent que les déplacements, la conciliation des horaires entre le travail et les heures de visites ou les problèmes financiers sont les principales difficultés venant compromettre les rencontres : 

Je n’avais rien dans la vie. Je n’avais même pas de frigidaire. Souvent, j’ai annulé mes rencontres parce que je n’avais rien. Tu sais, il fallait que je me déplace

Florence

Ça a été un problème quand j’ai commencé à travailler dans le réseau de la santé. Tu es sur appel, puis tu ne sais jamais quand tu rentres c’est jour, soir, nuit

Catherine

Enfin, deux répondantes de ce groupe ont vécu des périodes d’extrême pauvreté où elles n’avaient pas droit aux aides de derniers recours entraînant des problèmes de logement. « J’ai dormi un an dans mon pick-up. Minimum » (Marie-Ève).

Sur le plan de la reconnaissance sociale, Marie-Pierre et Marie-Éve se projettent dans l’avenir et aimeraient toutes les deux réintégrer le marché du travail, alors que Catherine et Laurence montrent une grande importance à leur statut de travailleuse. Catherine se sent compétente et valorisée par son travail dans une institution publique. Pour préserver sa réputation, Catherine préfère taire l’existence de ses enfants placés. « J’ai une amie [au travail]… Elle ne le sait pas encore ça [que mes enfants sont placés]… Puis [dans mon milieu de travail], je les entends parler le monde puis… c’est cruel. Ça fait que c’est mieux dans un sens de garder ça en dedans de moi. »

Les répondantes de ce groupe ont vécu de multiples expériences de mépris, notamment de la violence et des difficultés d’accès aux ressources de base qui ont entraîné un rapport à soi inversé, limitant leur capacité à lutter pour leur reconnaissance.

Rapport à soi brisé

En ce qui concerne la sphère de reconnaissance affective, les trois répondantes de ce quatrième groupe ont un réseau limité et les relations familiales sont complexes. Leurs mères semblent avoir été plus présentes et soutenantes au début du processus de placement, mais cette relation semble être devenue conflictuelle au fil des ans. « [À mon accouchement] il y avait ma mère qui était là, mais aujourd’hui ma mère je ne lui parle plus vraiment parce qu’on a eu des conflits d’opinions » (Adèle). Elles ont peu de personnes de confiance sur qui elles peuvent réellement compter, outre quelques travailleuses du milieu communautaire ou des pairs consommateurs. « J’ai commencé à sortir. Ma chum de fille a dit : “sors, tu vas rencontrer du monde.” […] Bien je vais au bar, puis j’ai plein d’amis » (Sylvie).

Sur le plan juridique, les répondantes de ce groupe ont le sentiment que la DPJ n’est pas honnête avec elles, et surtout, qu’elles ont peu de pouvoir sur la situation de placement de leur enfant :

On parle d’adoption, mais on n’est pas supposé parler d’adoption, parce que le juge, lui, il a ordonné que ce soit un placement à majorité, jusqu’à l’âge de 18 ans. […] Moi je le vois trois heures aux trois semaines, jusqu’à majorité. Mais il n’a jamais été question d’adoption, parce que c’est comme des affaires qui sont faites sous pupitre, sous la table. Ça fait que là ce n’est pas normal, ce n’est pas honnête non plus, de faire des choses de cette façon-là

Adèle

Il faut savoir que Sylvie et Adèle mentionnent toutes les deux avoir un diagnostic pour un problème de santé mentale qui entraîne d’autres mécanismes de contrôle social. La surveillance peut être accentuée comme l’indique Sylvie : « La madame de la famille d’accueil gère si je déborde… Ça fait qu’elle me met sur haut-parleur quand j’appelle ma fille. » Ou encore, l’accès à leurs enfants peut varier en fonction de leur état, comme l’indique Adèle : « Je n’ai pas vu mon fils une fois en 5 mois. L’intervenante considérait que je n’étais pas apte. »

Elles ne semblent pas entreprendre de démarches particulières pour faire valoir leurs droits par les voies judiciaires. Si elles expriment leurs désaccords au cours de l’entretien, peu d’actions concrètes sont mises en oeuvre pour remédier aux situations qui leur paraissent injustes, ce qui laisse croire que ces répondantes abdiquent plutôt que de lutter pour leur reconnaissance. Pour supporter la douleur, Sylvie et Cindy mobilisent des mécanismes de défense particuliers comme la consommation abusive de psychotrope : « Je ne consommais plus, à part un peu de pot. Puis là le fait de perdre la garde de ma fille [placement jusqu’à sa majorité] ça a comme… Là quand j’ai eu mon gars, j’ai réarrêté, puis quand j’ai perdu mon gars j’ai replanté » (Cindy). Sur le plan de la reconnaissance juridique et sociale, les répondantes de ce groupe reçoivent des aides gouvernementales depuis plusieurs années et l’intégration au sein d’un milieu de travail n’est pas une priorité pour le moment. Leur énergie est plutôt centrée sur leur rétablissement et la gestion de leur quotidien.

On remarque chez les répondantes qui composent ce groupe que les expériences de déni de reconnaissance entraînent de grandes souffrances venant briser le rapport à soi. Elles indiquent toutefois trouver au sein de groupes communautaires du soutien et des dispositions qui leur permettent de développer des compétences et de se sentir utiles.

Cumul et interaction entre les expÉriences de reconnaissance et les expÉriences de déni de reconnaissance

Si la reconnaissance affective semble déterminante dans le développement des autres formes de reconnaissance, on ne peut pas démontrer, à la lumière des résultats, quelle forme de reconnaissance active l’autre. On observe chez les répondantes des deux premiers groupes (rapport à soi confirmé et fragilisé) qu’elles ont des proches aimants et soutenants et qu’elles ont mis en oeuvre des mécanismes (affirmation ou rupture de liens) pour se protéger lorsque leur intégrité physique et psychologique est menacée. Le processus montré dans ces deux premiers groupes indique que cette base acquise dans le cadre des relations affectives favorise la reconnaissance sur le plan juridique, puisqu’elles sont assidues aux contacts avec leurs enfants et qu’elles utilisent différents moyens pour défendre leurs droits.

En ce qui concerne la reconnaissance juridique et sociale, les résultats tendent plutôt à démontrer que le rapport à soi se développe par le cumul et les interactions entre les expériences de reconnaissance vécues au sein des trois sphères (affective, juridique et sociale). Prenons l’exemple d’une mère qui s’engage davantage auprès de son enfant depuis qu’elle a un nouveau travail. Quelle expérience de reconnaissance a été déterminante dans ce changement ? Est-ce sur le plan de la reconnaissance juridique ? On pourrait penser que l’accès à des droits sociaux, c’est-à-dire avoir un travail lui permettant de se loger convenablement, est à la source de ce changement. Est-ce sur le plan de la reconnaissance sociale ? Cette posture de travailleuse donne-t-elle l’occasion de développer une meilleure estime d’elle-même lui permettant de retrouver et faire valoir ses capacités auprès de son enfant ?

Par ailleurs, on sait que l’intégration au marché du travail est la forme de reconnaissance la plus valorisée (Castel, 2009). Toutefois, pour les mères moins scolarisées (De Koninck, 2002), la forme de reconnaissance la plus accessible est la maternité (Sellenet, 2008), donc la plus importante pour elles. Si la reconnaissance professionnelle peut avoir un effet protecteur de l’image de soi, ou encore permettre aux répondantes de retrouver des capacités permettant de lutter pour que leur rôle de mère soit plus reconnu, la reconnaissance acquise au travail ne vient pas complètement compenser le déni de reconnaissance qu’occasionne le placement de l’enfant jusqu’à sa majorité. À l’instar de ce qui est constaté dans l’étude d’Ellingsen (2007), des mères qui ont une identité de travailleuse socialement valorisée préfèrent taire la situation de placement de leur enfant pour ne pas perdre la reconnaissance qu’elles ont au travail. D’autres, pour leur part, continuent de lutter pour que leur statut de mère soit plus reconnu par la DPJ ou le milieu d’accueil, même si elles ont un travail socialement valorisant, comme le montrent les répondantes des deux premiers groupes.

Lorsqu’on observe les processus menant au rapport à soi inversé et brisé, il est possible de démontrer comment la souffrance sociale modifie les affects. Elle a la capacité de mobiliser la vie consciente, de modifier le rapport à soi ainsi que les interactions avec autrui (Renault, 2008). Les résultats montent que le cumul et les interactions entre les expériences de mépris affectent chacune des sphères de reconnaissance. Pour certaines, le réseau familial est presque inexistant, et ce, depuis plusieurs années, alors que dans d’autres situations, la honte ressentie à la suite du placement de l’enfant limite les relations affectives. Aussi, les répondantes de ces deux groupes ont tendance à abdiquer, à croire que tout est décidé d’avance. Certaines ne se sentent plus le courage de défendre leur point de vue devant le système de justice. Parfois, elles sont moins assidues aux rencontres avec leur enfant. Pour d’autres, c’est leur capacité à maintenir leur sobriété qui est affectée. Le cumul d’expériences de déni de reconnaissance entraîne des souffrances qui augmentent le sentiment d’impuissance. Par conséquent, plus elles éprouvent des difficultés à lutter pour leur reconnaissance, plus elles sont susceptibles de vivre des expériences de mépris.

Limites de l’étude

Cette étude est exploratoire et les résultats sont basés sur un petit échantillon de mères. Le récit de vie thématique utilisé comme mode de collecte de données s’est centré sur une période de vie particulière, soit celle entre le premier placement de l’enfant et le moment de l’entretien de recherche, c’est-à-dire sur une période maximale de dix ans, compte tenu des critères d’inclusion. L’étude ne permet pas de comprendre comment les expériences antérieures agissent sur le rapport à soi de ces mères. De plus, la typologie représente la situation des mères au moment de l’entrevue. Par conséquent, une mère composant le groupe du rapport à soi confirmé aurait pu se retrouver au sein d’une autre catégorie si l’entrevue s’était déroulée quelques années plus tôt, par exemple. De même qu’une mère vivant des difficultés plus envahissantes, qui est incluse dans le groupe où le rapport à soi est brisé, pourrait éventuellement retrouver un rapport à soi plus positif.

Conclusion

L’analyse des récits de mères ayant perdu définitivement la garde de leur enfant révèle quatre processus qui mènent au développement ou à la lésion du rapport à soi (Renault, 2004 ; Honneth, 2000). Elle montre que des expériences de reconnaissance sont nécessaires au sein des trois sphères pour que ces mères retrouvent ou maintiennent des capacités de lutter pour leur reconnaissance. Au Québec, le modèle d’intervention privilégié est centré sur la protection de l’enfant, par conséquent, des mères ont le sentiment que leurs besoins ou leurs réussites ne sont peu ou pas considérés par la DPJ. Le système de la PJ actuel pose des défis importants sur le plan de la justice sociale, puisque les femmes rencontrées mentionnent avoir vécu plusieurs expériences de déni de reconnaissance à la suite du placement de leur enfant.

Pour préserver la dignité de ces mères, l’intervention de la DPJ devrait porter sur différents plans : la création et le maintien d’un réseau primaire ou communautaire fiable ; la mise en place de mécanismes de protection lorsque leur intégrité physique et psychologique est menacée ; le partage d’informations justes et complètes à l’égard du cadre légal entourant le placement de l’enfant ; le soutien matériel afin qu’elles puissent répondre à leurs besoins de base ; l’accès aux ressources dont elles ont besoin pour régler leurs difficultés personnelles et la valorisation de leurs différents rôles sociaux (comme mère ou comme femme). En somme, des cibles d’intervention doivent être identifiées dans chacune des sphères de reconnaissance (affective, juridique et sociale), puisque le cumul et les interactions entre les expériences de reconnaissance vécues par les mères favorisent le développement d’un rapport positif à soi.