Corps de l’article

Little pig, little pig, let me come in !
No, no by the hairs on my chinny-chin-chin.
Then I’ll huff and I’ll puff and I’ll blow your house in.

The Three Little Pigs, Roald Dahl

introduction

À une époque où le travail social est appelé à se redéfinir et à mettre à jour les creux symboliques qui le constituent[2], il devient pertinent non pas d’étudier cet appel mais de regarder l’espace où il fait écho. Retourner le regard sur soi pour enfin observer à qui s’adresse l’Autre et comment résonnent ces paroles. L’implicite est souvent lié à l’insu ; un angle mort qui abrite un danger certain si on ne tourne pas un peu la tête. Il s’agit de repérer ces espaces marqués par un vide, par une absence venant témoigner que la chose existe, mais qu’elle est laissée à elle-même, prête à se laisser définir par ceux qui crieront le plus fort à la vérité. L’écoute est un de ces objets que le travail social semble ignorer dans sa pratique. Le trou est béant et, outre quelques réflexions personnelles, il y a une quasi-absence de recherches sur le sujet. Contrairement aux autres professions de relation d’aide, en travail social ce sujet est abordé du bout des lèvres, parfois même avec dédain, souvent avec cette phrase assassine : « On ne peut pas faire que de l’écoute ! »

« Que de l’écoute… », comme s’il devait absolument y avoir un « en plus » qui se montrerait garant de la pertinence du travail social. C’est que l’écoute se présente généralement sous la forme d’une activité passive à la portée de n’importe quel être vivant. Pourtant, depuis près de deux cents ans, une certaine forme d’écoute s’est instituée en pratique professionnelle[3], de la médecine aux « professions psys » chères à Michel Foucault, comment expliquer qu’une pratique qui, par sa passivité apparente, devrait être des plus démocratiques, puisse se lier aussi aux techniques du Soi autant qu’aux dispositifs de contrôle et de pouvoir ? En travail social, il est possible que cette passivité en banalise l’importance et nous contraigne à définir l’écoute par des techniques d’« écoute active » (Bourgon et Gusew, 2007). Cependant, selon Saul Karsz (2011), une « simple écoute » en travail social serait un oxymore, une formule contradictoire, car l’écoute serait une activité complexe, nécessitant un apprentissage.

Cette nature paradoxale de l’écoute en travail social (et le vide qui y est lié) place son exercice dans une position privilégiée pour laisser libre cours aux différents jugements et représentations à son égard. C’est ce paradoxe qui sera questionné dans cet article. En nous basant sur les données recueillies lors d’une recherche réalisée dans le cadre d’une maîtrise en travail social, nous allons d’abord situer théoriquement l’écoute en utilisant la perspective du discours, en y insérant l’écoute en tant qu’acte discursif. Cela nous permettra ensuite de circonscrire notre problématique, soit la façon dont l’écoute est influencée par les différents discours en santé mentale auxquels le travail social est perméable. Plus particulièrement, nous nous arrêterons à l’impact que peut avoir une parole déqualifiée avant même son énonciation, soit la parole d’un individu étiqueté de délirant. Ce faisant, à travers certains de nos résultats, nous allons tenter de démontrer la complexité de l’écoute, en nous prêtant à un exercice de classification. À cet égard, nous allons également élucider la façon dont une parole délirante vient confronter cette structure et perturber l’exercice de l’écoute. Finalement pour conclure cet article, nous discuterons ces résultats à la lumière de la notion d’hétérotopie, telle que conceptualisée par Michel Foucault.

RepÈres thÉoriques

D’emblée, les différentes typologies sur l’écoute nous renseignent qu’il y aurait desécoutes, qui ne peuvent être appréhendées en un bloc monolithique (Barthes, 1982 ; Karsz, 2011 ; Gearhart etal., 2014 ; Keaton etal., 2015). L'écoute demeure toutefois généralement définie comme une activité cognitive soutenue par une intention (Barthes, 1982 ; Purdy et Borisoff, 1987 ; Burleson, 2011). Conséquemment, les paradigmes qui dominent les recherches sur l’écoute s’inspirent des sciences cognitives, portés par des tests psychométriques et reposant sur des modèles d’acquisition d’information (Bodie, 2011 ; 2013). Toutefois, l’écoute posséderait cette qualité d’être autant une chose qu’un sujet fait, qu’une chose qui constitue un sujet (Purdy, 2010). Ce double aspect de l’écoute complexifie la recherche et pointe vers l’exploration de la constitution d’un sujet éthique de l’écoute, orienté vers les relations interpersonnelles (Wolvin, 2010). Cette portée éthique de l’écoute dans la relation à l’autre devient un appel d’air dans le vase clos d’une communication évaluée à son efficacité, qui en fait ressortir plutôt l’intentionnalité (Beard, 2009 ; Srader, 2015).

Pour arriver à englober les différentes compréhensions de l’écoute en une perspective cohérente, François Bonnet (2012) va utiliser la métaphore de l’archipel pour la réfléchir. En prenant cette image de réseau d’îles, Bonnet décrit l’écoute comme un processus perceptif se détachant d’un fond commun constitué par les discours. Multiples terres fermes au milieu d’un océan sonore et discursif, l’écoute serait modelée par son appréhension ; par le discours intériorisé (ou la pensée préalable) qui fournit un objet à notre attention (Bodie et al., 2008 ; Bonnet, 2012). En nous intéressant à l’écoute exercée par les travailleuses sociales, nous faisons donc face à une réalité où théories, savoirs, préjugés et valeurs influenceraient la réception d’une parole.

Cette localisation de l’écoute dans l’espace discursif rejoint le cadre élaboré par Foucault dans L’ordre du discours. Selon Foucault, toute production discursive en société est encadrée par des procédures de contrôle et de sélection qui engendrent une forme d’exclusion, en légitimant certains discours et en en déqualifiant d’autres. En lien avec l’écoute, Bonnet (2012) avance que l’usage et la régularité imposés aux perceptions se feraient également à l’aune des discours et discréditeraient les autres options possibles. Lorsque l’écoute se voit définie en tant qu’objet manipulable, elle se transformerait en outil servant à valider, évaluer et légitimer les discours la structurant. Le discours serait donc ce qui donne la raison d’être de l’écoute, qui lui fournirait son intention et qui dirigerait son devenir ultérieur.

Ainsi, un discours qui établirait les conditions préalables à une écoute serait en fait en train d’établir les bases de son contrôle. Bonnet va donc avancer que le contrôle de l’écoute, et le contrôle par l’écoute, seraient tous deux attributs d’un pouvoir. Dès lors, l’écoute acquiert la possibilité de persuader ou de soumettre l’autre, lorsque les vérités qui émergent ne servent qu’à valider des certitudes déjà existantes. Il se profilerait ainsi un rapport de domination entre l’écoutant et l’écouté, lié au savoir que posséderait le premier sur le second. Rapport qui avait déjà inspiré Foucault à affirmer que dans la relation clinique : « L’instance de domination n’est pas du côté de celui qui parle (car c’est lui qui est contraint), mais du côté de celui qui écoute et se tait… » (1976, p. 84).

ProblÉmatique

Dans cette représentation de l’écoute modelée par des discours, il devient intéressant de voir où vient se loger la pratique du travail social, surtout dans le champ de la santé mentale. Au Québec, l’énoncé de position de l’Ordre des Travailleurs Sociaux Thérapeutes Conjugaux Familiaux du Québec (OTSTCFQ), sur l’intervention individuelle en santé mentale, invite ses membres à voir l’individu souffrant d’un trouble mental comme faisant partie d’un réseau complexe, où la réalité subjective et l’environnement extérieur sont le prolongement l’un de l’autre (OTSTCFQ, 2013). Toutefois, il semble que, malgré le souci apporté par l’OTSTCFQ aux déterminants sociaux de la santé, la santé mentale et les troubles qui y sont liés restent principalement définis par les discours issus des sciences positivistes que sont la médecine et la psychiatrie (Gomory et al., 2011).

Par ailleurs, la réalité vécue par les équipes multidisciplinaires engagerait ses membres à la mise en place d’un langage commun, qui permettrait aux idéologies psychiatriques de coloniser la particularité du travail social (Goodbaum, 2012 ; Karsz, 2011). Soutenu par une référence rapide au DSM[4] pour définir les différents troubles, ce langage commun inviterait les professionnels à appréhender d’emblée le trouble mental sous son aspect symptomatologique (Frazer et al., 2009 ; Goodbaum, 2012). Ainsi, au sein des équipes de traitement a lieu une rencontre idéologique entre des champs de pratiques distincts, où l’affrontement n’est pas nécessairement le mode qui prévaut.

Dans les multiples possibilités de paroles à entendre, nous avons choisi de nous arrêter au phénomène que constitue une « parole délirante ». Ce choix particulier repose sur la disqualification inhérente prêtée à ce type de discours (Deutsch, 2014 ; Foucault, 1971). Le délire aurait cette particularité de perdre le critère d’authenticité ordinairement reconnu à la parole ainsi que tout pouvoir performatif (Foucault, 2003). Il est d’ailleurs communément admis qu’une parole délirante s’inscrit dans un continuum psychopathologique, liée aux phénomènes des psychoses et au syndrome de la schizophrénie (MSSSQ, 2015). Symptôme d’un désordre plus grand d’ordre biologique, génétique ou environnemental, le délire sert de porte d’entrée à un diagnostic et à un pronostic souvent sombre et pessimiste (ibid.).

Le délire joue aussi un rôle important dans l’évaluation de la dangerosité et dans la mise en place de mesures de contrôle, comme l’hospitalisation involontaire par l’autorisation judiciaire de soins (Otero, 2015). Témoins privilégiées de cette production langagière, les travailleuses sociales québécoises représenteraient une proportion importante des requérantes, citant souvent l’« absence d’autocritique » comme motif valable à l’internement (ibid.). Ainsi, malgré les différentes avancées psychiatriques et génétiques, il demeure que ce serait encore à travers les paroles d’un individu qu’on reconnaîtrait sa folie (Foucault, 1971). Ce faisant, en déplaçant un énoncé d’une position de vérité à celle de signe (une indication vers une vérité), c’est la personne qui écoute qui devient porteuse d’une vérité imposée à l’autre. Vérité qui, pour revenir à Bonnet, constituerait en fait le fond appréhensif de l’écoute.

MÉthodologie

Dans la particularité que constitue la parole délirante et par les conséquences qui y sont généralement associées (diagnostic, privation de droits), nous avons voulu ainsi questionner l’écoute des travailleuses sociales lorsqu’elles se retrouvent face à ce type de discours. Pour parvenir à explorer les impacts qu’une telle parole peut avoir, nous avons dû dégager en premier lieu ce que représente l’écoute pour les travailleuses sociales, de manière générale et dans un contexte clinique.

Dans cette recherche qualitative d’orientation phénoménologique, nous avons exploré les propos de onze travailleuses sociales[5] québécoises (10 femmes, 1 homme), interagissant (ou ayant interagi) avec une clientèle qui présente des troubles mentaux. Les critères présidant à la sélection de l’échantillon prenaient en considération une expérience professionnelle minimale de trois ans de pratique clinique en santé mentale ainsi qu’une formation postsecondaire en travail social. Dans cet échantillon particulier, toutes les candidates avaient minimalement un baccalauréat en travail social (ou l’équivalent) et cumulaient une moyenne de dix ans d’expérience à titre de travailleuse sociale (ou d’intervenante sociale). Au cours d’entretiens semi-dirigés d’un peu plus d’une heure, nous avons exploré avec elles ce que représentait l’écoute dans leur pratique, leur apprentissage de l’écoute et les expériences significatives d’écoute vécues, autant personnelles que professionnelles. À la suite de cette amorce, nous nous sommes arrêtés spécifiquement sur les représentations entretenues par les travailleuses sociales face à une parole qualifiée de délirante et sur les façons dont l’écoute s’adapte à celle-ci, ou non.

Principaux rÉsultats

Dans le cadre de cet article, nous dirigerons notre attention sur les différents niveaux d’écoute ayant émergé de ces entretiens, nous permettant d’en esquisser ainsi une topographie. D’entrée de jeu, en faisant apparaître diverses strates de compréhensions et de fonctions liées à l’action d’écouter, il nous est apparu que celle-ci, en tant qu’activité clinique pratiquée par les travailleuses sociales, se déployait comme une structure complexe d’où se dégageaient trois niveaux principaux. Soutenus par une intention différente, ces niveaux pointent vers ce préalable nécessaire à une écoute, soit le fond appréhensif, duquel émane l’intention.

Le premier niveau d’écoute que nous avons mis en relief, et qui nous est apparu comme le plus primordial (ou fondamental), est celui que nous avons nommé « Écoute phénoménologique ». En s’inspirant de la phénoménologie de Maurice Merleau-Ponty[6], cette écoute s’est traduite par une représentation du corps de la travailleuse sociale comme un espace creux, servant à « accueillir » l’autre dans la rencontre intersubjective. Cette écoute est celle qui permettrait d’inclure les adjuvants à l’établissement d’une relation thérapeutique soit l’empathie, l’ouverture, le non-jugement, etc. Il en est ressorti le terme de « Présence ouverte » à l’autre, qui ne comprend pas nécessairement l’utilisation de paroles autant qu’une intention d’ouverture et d’accueil, de réception de la parole de l’autre. Cette posture d’écoute ne demande rien en retour et correspond pour plusieurs des travailleuses sociales interrogées à un idéal de l’écoute, c’est-à-dire à une forme d’écoute qu’elles jugent bénéfiques pour elles-mêmes.

Je pense que, dans un premier temps il y a « être là » simplement. Être vraiment là pour une personne parce que des fois, il y a toutes sortes de choses qui nous passent par la tête. On est fatiguée ou quoique ce soit, donc de vraiment avoir une présence qui est là avec la personne, pour moi ça c’est déjà la première écoute qu’on devrait avoir.

Myriam

À ce premier niveau d’écoute s’ajoute une deuxième dimension qui, d’emblée, semble mobiliser des facultés cognitives plus complexes. Nous avons nommé ce deuxième niveau « Écoute herméneutique », soit une écoute mobilisée par l’intention de comprendre le sens de la parole de l’autre, d’investiguer son rapport au monde et d’analyser les propos énoncés. S’inscrivant dans le paradigme communicationnel, cette écoute serait celle où habitent les techniques et les injonctions normatives de ce que serait une bonne écoute.

C’est comme… un outil. Dans la littérature, ils parlent beaucoup d’écoute active. Euh… écoute active… ça veut dire de pas juste écouter, de pas juste être un contenant [rires]. Mais d’être capable de faire des reflets aux clients, de la reformulation, puis tout en écoutant, se faire une idée sur euh… sur la personne, sa problématique. Facque oui, écouter, mais pas juste passivement.

Mireille

Finalement, le troisième niveau d’écoute est celui que nous avons nommé « Écoute fonctionnaliste ». Cette écoute est subordonnée complètement au processus d’intervention en travail social et l’intention qui la sous-tend servirait à atteindre les objectifs liés à l’intervention. De nature un peu plus complexe, cette écoute dépendrait aussi des rôles et des fonctions attribués aux travailleuses sociales. On parle entre autres d’écouter pour arriver à poser des questions, qui vont permettre à la personne de s’ouvrir sur sa vie, d’instaurer un climat de confiance et d’orienter la rencontre vers des objectifs de suivi thérapeutique ou psychosocial.

Euh… donc c'est-à-dire que quand on écoute la personne, on réfléchit aussi à qu’est-ce qu’elle veut dire, qu’est-ce qu’elle est en train de nous dire, donc d’essayer de sortir un peu de notre cadre théorique pour vraiment être à l’écoute de ce qu’elle dit, mais tout à la fois, se référer à notre cadre théorique ou un peu notre idée de… euh… le plan d’intervention qu’on a avec la personne, ou ses attentes ou vers où elle veut aller. Pour essayer de regarder ben… quelle question qui serait bonne à poser (Rires), vers où on veut aller avec cette chose-là.

Sarah

Lorsqu’elle s’ajoute à ce tableau, la parole délirante viendrait souffler sur chacune de ces trois constructions de l’écoute. En effet, au niveau phénoménologique, les travailleuses sociales ont nommé ce risque « d’entrer dans le délire » par leur écoute, et ainsi faire déborder la parole de l’espace clos dans lequel elle est habituellement confinée ; « espace aqueux » qui, apparemment, ne pourrait contenir qu’un corps à la fois. En fait, un des objectifs implicites d’intervention avec une personne délirante serait de parvenir à la faire taire, car une parole sans fin ramène à cette cavité qui peut se faire remplir par l’autre et sa folie. En ce sens, une écoute portée par une qualité de présence et une attitude d’ouverture est rapidement confrontée et est poussée à la fermeture.

Par exemple dans le groupe, […], il y a quelqu’un qui… quand il prend la parole, il peut parler pendant de longues minutes où euh… je n’arrive pas à suivre le fil. Et euh… et je sais qu’il y a une curiosité au début, il y a un réel intérêt à comprendre et après un moment, il y a une certaine saturation parce que ça me dépasse complètement. […] Alors je pense qu’elle est curieuse au début et après un moment euh… je me lasse là.

Vanessa

Au niveau herméneutique, c’est l’absence de sens souvent liée à une parole qualifiée de délirante qui vient confronter cette intention. L’absence de sens, des propos qualifiés comme n’ayant « ni queue ni tête » et un non-respect des codes du langage s’avèrent rébarbatifs à la recherche de sens. À ce niveau, la parole est souvent déqualifiée, car les référents sont difficilement compréhensibles. Ainsi, l’intention de rechercher le sens et de comprendre l’autre est mise à mal par l’utilisation d’un langage qui ne permet pas d’en dégager un monde facilement partageable. De cette façon, il n’est pas rare que la travailleuse sociale arrête tout simplement de chercher à comprendre l’autre et mobilise plutôt des référents médicaux, comme un savoir qui sera imposé à l’autre.

Ça me fait penser à une madame que j’avais vue en suivi de même en psychogériatrie, que j’avais eue en suivi qui était schizophrène de longue date, qui était rendue comme à soixante-dix ans. C’est vrai, j’étais allée la voir à son domicile, elle demeurait en résidence pour personnes âgées… Pis j’avais eu une entrevue avec elle, pis en effet elle m’avait sorti des… des idées ou des euh… des pensées. Pis là je m’étais dit : « Es-tu stable ou elle est en train de décompenser? » Pis la madame elle avait plus voulu me revoir. C’était tu à cause de mon écoute ? (rires) C’est tu… elle est entrée à l’hôpital pas longtemps après, mais… tsé… Mais c’est vrai là, ça me fait penser que… est-ce… est-ce que j’étais trop dans ma tête ? Pis euh… mais oui je me rappelle avoir été dans ma tête en m’étant dit : « Voyons, il va falloir que j’en parle au médecin rapidement. Elle es-tu en train de décompenser? » « Faudrait-tu lui faire faire une visite… il y a-tu de la médication à ajuster? » […]. Facque… oui ça a comme impact que je pense que t’es moins à l’écoute, t’es moins disposée à l’autre… c’est sûr là.

Josée

Finalement, l’écoute fonctionnaliste est bien souvent la seule qui reste utilisable dans ces situations extrêmes. Toutefois, celle-ci est dès lors soutenue par un discours socioculturel empreint d’un souci de sécurité de l’usager et du public, donc une écoute orientée vers la dangerosité en tant que probabilité[7]. Un fait intéressant à remarquer est qu’alors que cette parole délirante est souvent déqualifiée comme étant incohérente, elle retrouve soudainement tout son sens lorsque des éléments associés à une possible dangerosité y sont associés. Ici aussi, l’impact est une réduction des interventions possibles à réaliser avec une personne qualifiée de délirante. L’écoute adopterait un fond appréhensif qui en réduirait sa capacité d’accueil et d’ouverture à l’autre.

Peut-être que j’aurais tendance à fermer plus vite l’entonnoir, vers des interventions, des solutions ou des euh… j’aurais tendance à aller plus vite vers la sécurité, de la personne et des autres. Tsé j’aurais… je serais pas euh… le temps, le temps serait peut-être un peu plus restreint, pis j’irais peut-être un peu plus vite vers le but là. Vers évaluer la sécurité, pis protéger la personne. Tsé l’entonnoir se resserrerait un petit plus vite.

Lyne

Par ailleurs, il peut même arriver que cette écoute fonctionnaliste perde tout son sens, car n’est plus représentable en fonction du rôle qui incombe à la travailleuse sociale. À ce stade-ci, la relation intersubjective, telle que conçue par la professionnelle, serait impossible :

Parce que quand ils sont complètement désorganisés, ben… ça ne donne rien. Ça ne donne rien. Facque tu retournes les voir quand ils sont moins agités.

Justine

Ainsi, les troubles graves de santé mentale, plus particulièrement les psychoses et les paroles délirantes qui y sont associées, semblent heurter le travail social dans ses retranchements idéologiques. Alors qu’on enjoint les travailleurs sociaux à penser les troubles mentaux sous un angle social plutôt qu’individuel (OTSTCFQ, 20013), la folie qui s’exprime et qui parle ramène souvent l’interaction à son unique réalité diagnostique. Sous les critères nécessaires servant à diagnostiquer le délire se dévoile donc un rapport fondamental complexe entretenu face à la parole de l’autre, soutenu et cultivé par différents discours. En passant par l’étude du phénomène de l’écoute des travailleuses sociales, il devient désormais possible d’éclairer une des scènes où semble se jouer le drame de l’exclusion de la folie par la raison. Cette scène sera donc l’objet de la discussion qui suit.

Discussion : Mon corps, ce papier, ce lieu[8]

Dans les trois niveaux d’écoute dégagés dans cette recherche, nous nous sommes aperçus que l’écoute phénoménologique est la plus sensible face à une parole délirante. Sensible en ce sens que, contrairement aux deux autres, elle n’est pas soutenue par des pratiques ou des théories qui pointent vers ce que serait une « bonne écoute ». Ce faisant, cet aspect phénoménologique de l’écoute est ressorti comme étant fondamental. Difficilement enseignables par des techniques, l’ouverture et la présence nous apparaissent reliées à une éthique qui transcende déontologie et morale, sollicitant l’« être » plutôt que le « faire ». Le contact mixte, ou la rencontre avec la folie, impose une redéfinition de soi où les idéologies dominantes en santé mentale sont celles qui viennent généralement colmater les brèches ouvertes (Luske, 1990). En pensant l’écoute comme discours, nous nous éloignons de sa compréhension passive et invitons à réfléchir à son intentionnalité, à laquelle des discours alternatifs et d’autres formes d’éthiques pourraient venir se greffer.

Dans un des rares écrits sur l’écoute en travail social, Crozat (2007) suggère la nécessité pour le travailleur social d’être une « page blanche » sur laquelle viendrait s’écrire l’autre. À la lumière de l’écoute du délire, cette injonction nous semble non seulement impossible, mais véhicule aussi une conception étroite de l’intersubjectivité, où un sujet aurait la capacité de se dissocier autant de son milieu que de lui-même. Cette invitation de Crozat semble également nier la nature du corps impliqué dans l’écoute. Système de communication entre l’être et son milieu, le corps est un compossible qui existe autant pour moi que pour l’autre, où subjectivité et intersubjectivité sont inséparables (Merleau-Ponty, 1945). Le corps n’a pas cette possibilité d’être une « page blanche », ses creux sont autant de maisons (de paille, de brindilles ou de briques, pour reprendre le poème de Roald Dahl en épigraphe) qui abritent des craintes, des désirs et des angoisses qui ne sont pas toujours liquidables. Tel qu’avancé par Bonnet, toute écoute est déjà discursive, noircie d’une encre donneuse de sens, d’une appréhension. Une page blanche ne le serait donc qu’en apparence : la tension, le conflit ou l’angoisse auront tôt fait d’en révéler le texte écrit au jus de citron.

Pour paraphraser Foucault (2001), un énoncé est produit en un « lieu », comme événement discursif. L’écoute serait donc une prise de parole par tous ceux et celles qui logent à notre adresse ; elle est autant le lieu d’une production discursive qu’un événement discursif. L’écoute phénoménologique, dans son rapport au corps, nous entraîne à réfléchir ce lieu pour lequel nous empruntons à Foucault la notion d’hétérotopie. Pour Foucault (2009), l’hétérotopie est liée aux discours, mais aussi aux espaces. Cet espace hétérotopique est conceptualisé comme un « lieu absolument différent », qui serait ouvert, mais maintiendrait les gens qui y sont hors des lieux communs (Foucault, 2009). Les propos des travailleuses sociales interrogées suggèrent que ce lieu serait un espace à même le corps, qui permettrait de recevoir l’autre en soi. C’est donc le corps phénoménologique de la travailleuse sociale qui semble se définir comme ce « lieu autre », où la différence serait à même d’exister. Daniel Defert, dans la postface du livre Le corps utopique, les hétérotopies, va définir l’hétérotopie comme « un lieu où je suis et ne suis pas » et « un jeu formel de différenciation et de réverbération » (2009, p. 41, 55), bref une sorte de dialectique phénoménologique propre à une présence qui autoriserait la manifestation de l’autre dans sa singularité et en permettrait l’acceptation.

Le délire étant lui-même un discours hétérotopique, la rencontre avec ce type de parole semble projeter l’écoute hors de ses normes idéologiques usuelles et lui impose une redéfinition. Une écoute hétérotopique nous apparaît comme coextensive aux discours normatifs qui encadrent usuellement sa pratique et sa définition. L’exercice imposé par le discours délirant serait donc de construire une nouvelle dimension à l’écoute, une ligne de fuite qui agirait aussi comme ligne d’horizon éthique. Ce serait un « lieu » à créer à chaque rencontre ; un espace d’hospitalité où il serait possible de soigner et de créer des communautés sans se laisser assujettir à des dispositifs de gestion préétablis (Rafanell i Ora, 2011). Chemin ardu et périlleux proposé par le délire, qui mènerait à de nouvelles formes d’éthique et qui permettrait de confronter toute forme de fascisme intériorisé en nous (Le Blanc, 2009).

Une écoute hétérotopique serait donc cartographiée par la rencontre avec la limite mouvante du délire qui, selon Deleuze (1993), peut autant être perçu comme pathologie que littérature. Carte pour des territoires inexplorés, c’est l’écoute de soi, la réflexivité, qui permettrait de revoir le caractère rigide et idéalisé de l’écoute appliquée comme un calque. Selon Szendy (2001), une écoute serait toujours mobilisée par un désir et répondrait à l’impératif d’une reconnaissance par quelqu’un que nous écoutons. D’ailleurs, le retour réflexif sur soi serait même une responsabilité liée à l’écoute, il s’agirait de « s’écouter écouter » (ibid.). Une prise en compte de son propre désir dans l’écoute permettrait de s’ouvrir à la polysémie et à la multiplicité de sens possibles (Bonnet, 2012). Émergerait dès lors une écoute qualifiée de « polymorphe » par Bonnet, qui ouvrirait un espace abstrait, hétérogène et désirant. Phénoménologie d’un espace d’hospitalité à l’intérieur de soi-même, qui permettrait de soigner en laissant advenir la singularité des mondes inconnus, issus de la rencontre de deux textes s’écrivant sur une même page :

Nous sommes une addition infinie de singularités qui veulent chacune se faire entendre entendre. Donc sans sommation possible. Nous n’écoutons pas comme un seul corps : nous sommes deux, et (donc) toujours un de plus

Szendy, 2001, p. 170