Corps de l’article

Introduction et ProblÉmatique

Le travail qui se fait en établissements de réadaptation en déficience physique est réputé répondre à des besoins complexes plus ou moins répandus par l’offre de services spécialisés et surspécialisés (Gouvernement du Québec, 2012). Les services internes visent la réadaptation fonctionnelle intensive, alors que ceux offerts dans la communauté ciblent la réadaptation axée sur l’intégration sociale (Agence de la santé et des services sociaux de la Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine [ASSSGIM], 2006). Ces services desservent une clientèle présentant une déficience physique, qu’elle soit motrice, sensorielle ou neurologique (ASSSGIM, 2006). Ils s’adressent à des personnes de tous âges pour qui la déficience physique entraîne des incapacités, des difficultés dans la réalisation de leurs habitudes de vie ou limite l’exercice de leurs rôles sociaux (ASSSGIM, 2006).

Les besoins de la clientèle desservie sont réputés complexes, puisqu’ils englobent différents facteurs — médicaux, sociaux, émotifs, etc. — affectés par la déficience physique (Institut national d’excellence en santé et en services sociaux, 2012). En raison de cette complexité, les services sont de nature spécialisée ou surspécialisée (ASSSGIM, 2006) et doivent être offerts par des intervenants travaillant en collaboration interprofessionnelle étroite (Fougeyrollas, 2010). Cela commande de maîtriser et d'utiliser des expertises reconnues dans le domaine, principalement celles en lien avec la déficience physique — séquelles associées, ressources disponibles, etc. — et celles en lien avec le cadre de référence qui y est habituellement privilégié, le Processus de production du handicap (PPH) (Fougeyrollas, 2010). Ce modèle positionne le handicap dans la rencontre entre les facteurs individuels (incluant la déficience physique), les facteurs environnementaux (facilitateurs et obstacles) et les habitudes de vie d’une personne. Il propose d’éloigner la notion de handicap de l’individu en parlant de « personnes en situation de handicap », plutôt que de « personnes handicapées ».

De ce fait, c’est à la fois la nature interdisciplinaire du travail dans ces établissements et la nature spécialisée et surspécialisée des services qui s’y offrent qui définissent le cadre de travail en établissements de réadaptation. Ces éléments font vivre différents enjeux identitaires aux intervenants y travaillant. La collaboration interprofessionnelle étroite met d’abord en compétition l’autonomie professionnelle et la « volonté de collaborer et de travailler en interdisciplinarité » (Zahreddine, 2010, p. 56). Dans ce désir de ne pas trop sacrifier leur autonomie professionnelle, les intervenants utilisent leur pouvoir professionnel pour mieux se positionner hiérarchiquement dans le travail d’équipe, et ainsi être mieux reconnus professionnellement, ce dont découlent des luttes de pouvoir constantes (Holcman, 2006).

À cela s’ajoutent les enjeux liés à la nature spécialisée et surspécialisée des services offerts dans ces établissements. Sachant que les formations scolaires disciplinaires ne ciblent pas toutes les expertises reconnues en réadaptation — liées à la déficience physique ou au PPH — de la même façon (Prud’homme, 2011), il est facile de comprendre que la maîtrise de ces expertises est inégale d’une discipline à l’autre, ce qui contribue au positionnement des professionnels et de leurs professions dans la hiérarchie interprofessionnelle de l’équipe de travail ainsi qu’à la reconnaissance dont chacun jouira — pour lui-même et sa discipline. Cela nous ramène aux enjeux de pouvoir dus à cette hiérarchisation professionnelle, de façon à montrer que les enjeux de la collaboration interprofessionnelle sont exacerbés par cette exigence de détenir une expertise particulière au domaine de la réadaptation en déficience physique.

De plus, puisque les établissements de réadaptation sont conçus pour offrir des services spécialisés et surspécialisés (École nationale d’administration publique [ENAP], 2012), il devient nécessaire pour les intervenants de démontrer que leurs services répondent à ce critère. Un enjeu de légitimation de la pratique est donc relié à cette réalité, où ne pas être reconnus comme offrant des services spécialisés ou surspécialisés peut découler sur une remise en question du bien-fondé de la présence même de l’intervenant — ou sa discipline d’attache — dans les établissements de réadaptation.

Bien que ces enjeux identitaires soient vécus par l’ensemble, ou du moins la majorité, des intervenants travaillant en réadaptation en déficience physique, les travailleuses sociales[1] les vivent d’une façon particulière. En effet, elles sont souvent réputées être moins bien positionnées dans la hiérarchie professionnelle, détenir moins de pouvoir et d’autonomie professionnelle, en plus de recevoir moins de reconnaissance que leurs collègues (Prud’homme, 2011). Cela est sans oublier que le travail social est souvent décrit comme étant une discipline mal définie, « en tension » (Favreau, 2000), obligeant les travailleuses sociales à confronter des assises identitaires imprécises à un contexte organisationnel leur faisant vivre de nombreux enjeux identitaires. Cela soulève de nombreux questionnements quant au vécu identitaire de ces travailleuses sociales.

Pour nous intéresser à ce vécu identitaire, c’est la logique inductive et itérative de la méthodologie de la théorisation enracinée (MTE) qui a été retenue. Cette méthodologie présente l’avantage de ne pas limiter la cueillette et l’analyse des données à un cadre prédéfini, pour plutôt de se laisser guider par ce qui émerge des données empiriques (Guillemette et Luckerhoff, 2009). Le revers de cet avantage est que « étrangement, en analyse par théorisation ancrée, il arrive parfois que le plus difficile réside dans la détermination précise de l’objet d’étude » (Paillé, 1996, p. 172). De ce fait, l’angle précis utilisé pour s’intéresser au vécu identitaire de la population ciblée a émergé après une série d’itérations entre la collecte et l’analyse des données empiriques. Nous étant d’abord intéressée au vécu identitaire de ces personnes, les données nous ont ensuite guidée vers l’expression concrète de cette identité professionnelle. Finalement, c’est leur manière subjective de concevoir leur identité et sa façon de s’exprimer dans le quotidien qui a émergé comme objet de recherche, soit leur perception de leur identité professionnelle. De ce fait, c’est la question suivante qui a été retenue pour guider notre projet de recherche : Dans le contexte de la réadaptation en déficience physique, quelle est la perception qu’ont les travailleuses sociales de leur identité professionnelle ?

Dans ce qui suit, nous commencerons par présenter le cadre de recherche et la méthodologie utilisés pour ce projet. Cela permettra ensuite d’exposer les résultats ressortis de l’analyse des données empiriques recueillies. La théorisation de ces résultats suivra, à travers une discussion où ils sont mis en dialogue avec les données scientifiques, pour ensuite conclure l’article.

Cadre de recherche

Pour atteindre les objectifs visés, ici, c’est la MTE constructiviste qui est retenue. Cette méthodologie ne se limite pas à être une méthode à suivre, mais est réellement une posture épistémologique où l’émergence théorique est centrale, à travers un processus inductif et itératif (Puddephatt, 2006). Ainsi, pour être fidèles à cette logique, il est attendu que les cadres théoriques et conceptuels émergent de l’analyse des données empiriques plutôt que d’être une lunette à travers laquelle l’objet de recherche est construit et les données analysées (Aldiabat et LeNavenec, 2011). Nous avons donc commencé le processus de recherche par une recension des écrits pour prendre connaissance des différentes façons de concevoir l’objet de recherche. Cela a permis de voir que plusieurs cadres théoriques sont en compétition pour étudier l’identité professionnelle (Wiles, 2012). Cette compétition a fait pencher la balance vers l’utilisation de la MTE, afin de se laisser guider par les données empiriques recueillies.

Dans la logique itérative et inductive de la MTE, le cadre théorique retenu ne devient définitif qu’en fin de parcours, alors que l’émergence théorique est très avancée. Dans la discussion du présent article, nous présenterons les éléments du cadre retenu qui font particulièrement écho au discours des participantes, justifiant que nous l’ayons retenu. Ici, expliquons simplement que le cadre en question est l’interactionnisme symbolique, combinant les théories de Strauss (1992) et de Dubar (2000). La théorie des ordres négociés de Strauss (1992) se rallie aux autres théories interactionnistes symboliques par l’importance qu’elle accorde à la fois aux interactions et à l’univers symbolique entourant ces interactions. Toutefois, elle trouve son unicité dans l’importance qu’elle accorde à la négociation, où c’est non seulement l’individu qui doit négocier sa place dans l’ordre social, mais où cet ordre social est lui-même en constante (re)négociation. De ce fait, les acteurs ne peuvent jamais être complètement stratégiques puisque, dans un monde en changement constant, les conséquences des actions ne sont jamais complètement prévisibles. Les acteurs ont donc, pour Strauss (1992), un pouvoir réel sur l’ordre social, mais de façon limitée et imprévisible.

Pour sa part, faisant aussi partie de la famille de l’interactionnisme symbolique, la théorie de Dubar (2000) enrichit celle de Strauss (1992) par des éléments de théorisation du concept d’identité professionnelle. Pour cet auteur, l’identité professionnelle est « le résultat à la fois stable et provisoire, individuel et collectif, subjectif et objectif, biographique et structurel, des divers processus de socialisation qui, conjointement, construisent les individus et définissent les institutions » (Dubar, 2000, p. 109). Il distingue l’identité pour soi, représentant ce que l’individu croit ou souhaite être, de l’identité pour autrui, référant à celle qui lui est attribuée par d’autres. À ces éléments s’ajoute le concept de transactions identitaires. Selon ce concept, l’individu est appelé à faire des transactions externes pour réconcilier son identité pour soi et son identité pour autrui, et doit faire des transactions internes pour réconcilier différents aspects de son identité pour soi. Ce sont ces éléments théoriques et conceptuels qui ont servi de base pour étoffer la théorisation émergente.

MÉthodologie

La population à l’étude est composée des travailleuses sociales oeuvrant au sein d’un établissement québécois de réadaptation, soit environ 300 à 350 personnes réparties à travers les différentes régions administratives de la province. Pour étudier l’identité professionnelle de cette population, nous avons décidé d’inclure uniquement les personnes en faisant partie depuis au moins un an, sachant que l’identité professionnelle se fignole à travers le contact au groupe d’appartenance.

Après avoir reçu l’approbation éthique du Comité d’éthique de la recherche en arts et en sciences de l’Université de Montréal, le recrutement a commencé par un courriel envoyé aux membres de l’Ordre des travailleurs sociaux et des thérapeutes conjugaux et familiaux du Québec ayant déclaré travailler auprès de la clientèle ayant une déficience physique. Présentant le projet, l’implication demandée et les critères d’inclusion, le courriel a permis de rapidement recruter une première vague de 20 participantes. Ces participantes ont été rencontrées pour des entrevues individuelles en profondeur, Phase 1 de collecte de données, s’appuyant sur un guide d’entrevue évolutif.

Ce guide d’entrevue explorait trois thèmes généraux, soit le cheminement professionnel de la participante, son travail, puis son identité professionnelle en réadaptation en déficience physique. Le premier thème permettait de mieux connaître la participante, en questionnant sa formation, ses expériences professionnelles et ce qui l’avait amenée à travailler en établissement de réadaptation. Le deuxième thème est celui qui s’intéresse le plus directement à l’objet de recherche. Ayant fait le choix de concrétiser le concept d’identité professionnelle à travers le quotidien des participantes, parler de leur travail visait à mieux connaître comment elles vivaient leur identité professionnelle au jour le jour, à travers leurs rôles, tâches et clientèles dédiées. Finalement, le troisième thème se voulait une façon de parler directement de l’objet de recherche avec les participantes, ce que nous avons fait en questionnant leurs caractéristiques comme travailleuses sociales et leur façon de se présenter professionnellement.

Nous avons échangé sur ces thèmes avec 19 femmes et 1 homme, ayant entre 1 et 19 ans d’expérience en travail social en établissement de réadaptation en déficience physique. Parmi celles-ci, 11 venaient de régions urbaines, 8 de régions semi-urbaines et 1 de région éloignée. Elles travaillent dans divers programmes, auprès de clientèles ayant des déficiences physiques diverses et appartenant à des groupes d’âge variés. L’analyse préliminaire de ces données s’est faite en parallèle à leur collecte, de façon cohérente avec la MTE (Charmaz, 2012). De la même façon, l’analyse formelle des 20 entrevues de la Phase 1 s’est faite en deux vagues (vague 1, n=14 ; vague 2, n=6). L’analyse s’est faite grâce au codage ouvert et axial, à la comparaison constante, à la rédaction de mémos méthodologiques et analytiques ainsi qu’aux matrices explicatives (Mills et al., 2006).

La Phase 2 de collecte de données a permis d’explorer des thèmes et expériences ciblés par échantillonnage théorique (Paillé, 1996). Nous avons alors procédé à 5 entrevues individuelles semi-dirigées, dont 2 avec des participantes à la Phase 1 et 3 avec de nouvelles participantes. Il y avait cette fois 1 homme et 4 femmes, ayant jusqu’à 28 ans d’expérience et travaillant auprès de clientèles variées, dont deux en régions urbaines, deux en régions semi-urbaines et une en région éloignée.

Les entrevues ont encore une fois été guidées par une grille d’entrevue évolutive, abordant les thèmes permettant d’approfondir la théorisation émergente, soit les définitions que les participantes donnent aux concepts de réadaptation et de travail social, leur contribution au processus de réadaptation et les limites de leur travail. Après leur analyse préliminaire réalisée pendant la collecte de données, les données provenant de la Phase 2 ont été analysées de façon formelle en utilisant les mêmes outils qu’à la Phase 1, en y ajoutant le codage sélectif et les concepts sensibilisateurs.

PrÉsentation des rÉsultats

Grâce à cette méthodologie, nous avons pu faire ressortir la perception de leur identité professionnelle qu’ont les travailleuses sociales oeuvrant en établissements de réadaptation en déficience physique. La catégorie centrale qui en émerge est ce que nous appelons la réadaptation sociale. Celle-ci s’appuie sur deux pôles identitaires, soit la discipline d’attache — le travail social — et le contexte de travail — la réadaptation. Tout cela est traversé par cinq tensions principales. Les deux premières se situent à chacun des pôles identitaires, les deux suivantes dans la rencontre entre ces pôles, et la dernière dans la position individuelle à prendre face à ces pôles (voir Schéma Réadaptation sociale). Dans ce qui suit, ces tensions seront détaillées pour ensuite présenter la catégorie centrale ayant émergé de l’analyse des données[2].

Réadaptation sociale

Réadaptation sociale

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Travail social : Généraliste ou spécialiste

L’analyse du discours des participantes a permis de faire ressortir leur perception du travail social. Dans ce sens, elles s’entendent pour dire qu’elles travaillent « avec la globalité de la personne » (Chloé, Phase 1). Une tension qui ressort de cette caractéristique est que certaines perçoivent cela comme une preuve que le travail social est une discipline généraliste, alors que d’autres en déduisent que le travail social est spécialisé dans ce regard global. Les participantes qui considèrent le travail social comme une discipline généraliste trouvent une pertinence dans la réalisation de l’ensemble des rôles et tâches qui leur sont confiés. À l’opposé, d’autres décrivent le travail social comme étant spécialisé dans la relation d’aide et regardent d’un oeil plutôt critique certains rôles et tâches qui leur sont confiés et qui ne sont pas en lien avec cela. La perception des rôles et tâches entourant la relation d’aide est donc ce qui ressort comme étant le point central de la tension au sujet de la perception qu’ont les participantes de leur discipline d’attache.

Cela dit, une position comme l’autre présente ses difficultés. Par exemple, voir le travail social comme généraliste est associé à un désir de répondre à l’ensemble des besoins de la clientèle, entraînant une difficulté à mettre des limites à son intervention. « J’ai déjà fait plein de folies, plein de folies, parce que le système ne répondait pas à ça » (Camille, Phase 1). C’est donc au risque de s’épuiser professionnellement qu’elles font face, à défaut d’apprendre à mettre des limites à cette discipline qu’elles considèrent comme générale. À l’inverse, celles qui perçoivent leur discipline comme spécialisée ont plutôt le défi de trouver du sens dans la réalisation de tâches qu’elles ne considèrent pas requérir les compétences de travailleuses sociales et qui pourraient « être faites par n’importe qui » (Ophélie, Phase 1). Ainsi, pour ce deuxième groupe, la difficulté n’est pas de mettre leurs limites, mais bien de gérer la transgression — fréquente — de leurs limites par autrui.

Réadaptation physique ou globale

Le deuxième pôle identitaire des participantes est leur contexte organisationnel, celui de la réadaptation en déficience physique. Dans ce sens, les participantes définissent la réadaptation comme un concept très englobant, où l’idée d’amélioration et de mieux-être est centrale. « On est en réadaptation, on considère que la personne a un potentiel d’évolution, sinon on serait en adaptation » (Clara, Phase 2). Avec l’ajout du qualificatif « physique » au concept de réadaptation, son côté englobant est remplacé par un accent mis sur les aspects physiques. Nous distinguons donc la réadaptation physique — centrée sur les aspects physiques de la déficience physique — et ce que nous appelons la réadaptation globale — incluant l’ensemble des éléments touchés par la déficience physique. À ce sujet, Éloïse (Phase 2) souligne que « c’est comme si la réadaptation est encore vue juste d’un point de vue physique et pas d’un point de vue global ». Ce qui devient particulièrement intéressant puisque les participantes n’arrivent pas à se sentir incluses dans la réadaptation purement physique.

Le mandat organisationnel confié aux travailleuses sociales peut donc s’interpréter soit de manière physique ou globale, faisant place à une forte tension au sujet de la place à laisser aux aspects sociaux à prendre en charge dans les établissements de réadaptation. En fait, lorsque la réadaptation se limite à ce qui est physique, les aspects sociaux sont relégués « un peu en arrière-plan » (Simone, Phase 1), ce qui sera moins le cas lorsque la réadaptation est perçue comme globale. Sachant qu’elles essayent « vraiment de rester par rapport à mon mandat en réadaptation » (Anaïs, Phase 1), savoir si ce dernier vise la réadaptation physique ou la réadaptation globale devient important.

Travail social en réadaptation en déficience physique

Dans la rencontre entre leur discipline d’attache et leur contexte organisationnel se trouvent les rôles et tâches des travailleuses sociales en réadaptation en déficience physique ainsi que la clientèle avec laquelle elles sont appelées à travailler. Cela découle sur deux tensions centrales. La première est de savoir si elles doivent centrer leurs interventions sur les situations sociales entravant la réadaptation physique des usagers ou si elles peuvent les élargir à tous les aspects sociaux touchés par la déficience physique. Le social qui dérange la réadaptation physique et qui sera dirigé vers les travailleuses sociales est ce qui entrave, retarde ou met en péril l’atteinte des objectifs de réadaptation physique.

Si la personne a des grosses difficultés financières et qu’elle ne mange pas bien et qu’elle ne dort pas bien et tout ça, c’est difficile de s’impliquer complètement dans sa réadaptation. Si elle a des préoccupations au niveau familial, bien c’est difficile de s’impliquer dans sa réadaptation. Donc c’est là qu’il est important mon rôle.

Juliette, Phase 1

Toutefois, d’autres aspects sociaux peuvent être touchés par la déficience physique, et c’est la réponse à ceux-ci qui est en tension. Lorsque la réadaptation est comprise dans son sens global, leur prise en charge est légitimée, ce qui n’est pas le cas si elle est comprise dans son sens physique.

La deuxième tension qui traverse leur quotidien dans les établissements de réadaptation en déficience physique concerne la place à laisser aux proches. Sachant que, « en travail social, on travaille avec les familles » (Aurélie, Phase 1), ces acteurs sont très importants pour elles. Toutefois, ils peuvent tant être positionnés comme « clients à part entière » qu’en tant que « clients par ricochet ». Par ricochet, ils sont parfois objectifiés, étant sollicités surtout pour répondre aux besoins de l’usager, alors que, à part entière, la réponse à leurs besoins peut entrer en compétition avec la réponse aux besoins de l’usager et ainsi moins bien respecter les droits fondamentaux de ces derniers. Le discours des participantes laisse croire que c’est surtout par ricochet que les proches sont positionnés, et se positionnent eux-mêmes, ce qui limite les interventions pouvant leur être offertes.

Se positionner entre le travail social et la réadaptation

Dans la rencontre entre les deux pôles identitaires définissant les travailleuses sociales en réadaptation, il y a non seulement leur quotidien, mais aussi leur propre position. Ici, elles sont confrontées à une tension entre se définir par leur contexte de travail, les établissements de réadaptation en déficience physique, ou plutôt se définir par leur discipline d’attache, le travail social. Les travailleuses sociales qui se définissent par la réadaptation présentent une assez grande polyvalence dans les rôles et tâches qu’elles sont prêtes à assumer, d’où découle une certaine difficulté à se mettre en mots. Aussi, elles se font reprocher de ne pas se forger elles-mêmes une identité professionnelle, de se laisser définir par autrui. L’avantage de cette posture est que, lors de changements organisationnels majeurs, l’essence de leur identité professionnelle reste intacte, puisqu’elles continuent de répondre aux besoins de la clientèle.

À l’autre bout du continuum se trouvent les travailleuses sociales se définissant surtout par le travail social. Ayant plus de facilité à se mettre en mots, c’est l’affirmation de leur conception du travail social — rôles, tâches, etc. — qui doit primer sur les contraintes du contexte organisationnel. Dans leur quotidien, elles veulent donc se définir elles-mêmes et cela passe par une moins grande polyvalence que leurs consoeurs.

Il paraît que c’est ça notre expertise, auprès des familles. On se fait définir comme ça par nos collègues. Alors, oui, des fois ça peut être tout à fait vrai, quand les dynamiques familiales sont dysfonctionnelles et qu’on peut essayer de travailler un petit peu, mais appeler un membre de la famille pour prendre un rendez-vous, pas besoin d’être TS pour faire ça.

Ophélie, Phase 1

Toutefois, cette façon de se définir fragilise leur identité professionnelle lors de changements organisationnels, étant donné que cela exige de nouvelles négociations identitaires pour faire prévaloir leur conception de leur identité professionnelle.

Discussion

À travers les résultats qui viennent d’être présentés, il est possible de remarquer que l’identité professionnelle des participantes est caractérisée à la fois par la réadaptation et par le travail social, d’où émerge le concept de réadaptation sociale. Pour théoriser ce concept, nous avons mis en dialogue les données empiriques avec les données scientifiques. Cela a permis d’identifier plusieurs enjeux et stratégies identitaires traversant implicitement le discours des participantes. En lien avec les tensions identitaires détaillées ici, ce sont principalement deux enjeux de reconnaissance professionnelle qu’elles vivent. D’abord, les participantes interviennent auprès des proches alors que ceux-ci ont une place mal définie en réadaptation (Crête, Lefebvre et Levert, 2008). Ensuite, elles travaillent le social dans un contexte où prime le physique (Prud’homme, 2011).

Gérer ces enjeux et les tensions sous-jacentes à la réadaptation sociale passe par l’utilisation de stratégies identitaires. Elles en utilisent d’abord certaines afin de recentrer leur identité professionnelle sur leur projet identitaire. Par exemple, elles deviennent « thérapeutes de biais » (Prud’homme, 2011) en acceptant de faire certaines interventions qu’elles considèrent comme moins intéressantes afin d’avoir accès à une clientèle plus nombreuse avec qui faire les interventions qu’elles préfèrent, la relation d’aide. Elles utilisent aussi des stratégies pour arriver à bien répondre aux exigences organisationnelles sans trop faire de compromis identitaires. Elles auront, par exemple, alors tendance à cibler les interventions qui donnent des résultats pour faire face à la pression d’efficacité (Couturier et Carrier, 2003).

Tous ces éléments nous ramènent au concept de réadaptation sociale que nous proposons d’utiliser ici comme catégorie centrale à notre théorisation émergente, puisqu’il rappelle les deux pôles identitaires centraux dans le discours des participantes. Rappelons que ce sont des éléments des théories interactionnistes symboliques de Strauss (1992) et de Dubar (2000) qui sont retenus pour étoffer la définition de ce qu’est la réadaptation sociale.

De la théorie des ordres négociés de Strauss (1992), nous retenons d’abord la place centrale laissée aux négociations identitaires, où chaque interaction est vue comme nécessitant des négociations. Cela trouve écho dans le discours des participantes à travers tous les enjeux, tensions et stratégies identitaires rapportés. Leur discours rappelle aussi que les stratégies utilisées ont des effets imprévus, influençant à leur tour les enjeux vécus et demandant l’utilisation de nouvelles stratégies. Cela trouve écho dans la théorie de Strauss (1992) voulant que les acteurs ne soient jamais complètement stratégiques en raison de la nature dynamique de l’ordre social ainsi que dans la logique diachronique avec laquelle ils conçoivent l’ordre social.

La conceptualisation que Dubar (2000) fait des transactions identitaires complète la théorisation des données empiriques recueillies. En effet, dans son regard tourné vers les interactions, Strauss (1992) se concentre principalement sur la négociation entre l’individu et ce qui l’entoure. Il néglige ainsi un élément identitaire important, soit la négociation entre les différentes facettes de l’identité d’un individu, ce que Dubar (2000) appelle son identité pour soi. La transaction interne proposée par Dubar (2000), où la négociation vise à réconcilier différents aspects de son identité pour soi, comble cette lacune. Ce type de transaction est très présent dans le discours des participantes, où différentes conceptions de ce qui les caractérise — le travail social, la réadaptation, etc. — émanent souvent d’elles-mêmes et doivent être réconciliées par des transactions internes. En résumé, le concept de réadaptation sociale doit être compris comme laissant une place centrale à la négociation, impliquant des acteurs qui ne peuvent pas être complètement stratégiques, dans une logique diachronique, et traversé par des transactions tant internes qu’externes.

Conclusion

C’est le concept de réadaptation sociale qui permet ici de mieux comprendre la perception qu’ont les travailleuses sociales de leur propre identité professionnelle, à l’intérieur de l’espace structuré du milieu de pratique de la réadaptation en déficience physique au Québec. Avec ses deux pôles identitaires et les tensions le traversant, ce concept sous-entend aussi des enjeux qui sont gérés par diverses stratégies, dans une logique interactionniste symbolique. Ces résultats contribuent à la compréhension du concept d’identité professionnelle à travers une théorisation diachronique, où les stratégies identitaires ne visent plus la résolution des tensions, mais plutôt leur gestion. Ils contribuent aussi à mieux connaître le domaine de la réadaptation en déficience physique, comme hiérarchisant ce que nous appelons ici le social et le physique, au détriment du social.

Finalement, ce sont différents apports à l’étude du travail social qui découlent de ce projet dont les résultats sont transférables à la réalité professionnelle de travailleuses sociales oeuvrant dans d’autres milieux. Par exemple, les résultats donnent accès à la perception du travail social qu’a cet échantillon, perception centrée autour de la tension entre une vision générale ou spécialisée de la discipline, débat de longue date en travail social (Favreau, 2000). Aussi, en théorisant l’identité professionnelle étudiée comme étant appuyée sur deux pôles identitaires, le projet contribue à rappeler que les travailleuses sociales se définissent à la fois par leur discipline d’attache et leur milieu d’intervention. Cela crée des tensions au sein de leur identité professionnelle, et explique que celles-ci ne sont pas des éléments contraignant la vraie identité professionnelle du travail social, mais plutôt des éléments constitutifs de cette identité professionnelle.

Vu la petitesse de notre échantillon, nous n’avons pas pu faire de comparaison entre les sous-groupes de participantes (par nombre d’années d’expérience, par genre, etc.). Cette limite, entre autres, ouvre la porte à de nombreuses possibilités d’exploration de liens entre les caractéristiques personnelles des travailleuses sociales et leur identité professionnelle. C’est donc avec la conviction que le sujet peut encore être approfondi que nous terminons cet article, et invitons les chercheurs à continuer à s’intéresser à l’identité professionnelle des travailleuses sociales en réadaptation en déficience physique.