Résumés
Résumé
Basé sur une recherche qualitative et quantitative menée en partenariat avec COSMOSS La Mitis auprès de jeunes âgés de 16 à 35 ans vivant dans la MRC de La Mitis, au Bas-Saint-Laurent, et d’intervenants du milieu, cet article propose d’explorer les trajectoires d’exclusion individuelles et collectives des jeunes en milieu rural à partir de la perspective des intervenants. À travers ce texte, nous posons un regard sur l’enjeu et les mécanismes d’accès aux services pour ces jeunes ruraux. Nous émettons l’hypothèse que plusieurs phénomènes ruraux tels que la force des liens sociaux et le contrôle social, l’enjeu de la mobilité et le manque d’un bon réseau de transports collectifs, et les obstacles au travail d’intervention en termes de ressources disponibles ou de vulnérabilité de la clientèle sont des facteurs susceptibles de se transformer en barrière à l’utilisation des services. De plus, la crainte d’une stigmatisation, le manque d’anonymat, la faible présence de ressources d’aide alternatives, ainsi que la culture de la « débrouillardise » complexifient les processus d’accès aux services pour les jeunes, surtout les plus vulnérables, nuisant ainsi à leur intégration socioéconomique. Mettant de l’avant les enjeux et les stratégies d’action des intervenants, l’article conclut également sur quelques pistes de solution pour le milieu de l’intervention et les décideurs politiques.
Mots-clés :
- jeunes,
- ruralité,
- vulnérabilité,
- intervention,
- accès aux services
Abstract
Based on a qualitative and quantitative research conducted in partnership with COSMOSS La Mitis among young people (16 to 35 years old) living in the MRC of La Mitis, in the Lower St Laurent region, as well as with practitioners and social workers working with this target, our article proposes to explore the individual and collective trajectories of exclusion experienced by rural youth from the perspective of these professionals. In this article, we will have an overlook on the mechanisms and difficulties of young people access to services in rural areas. We make the hypothesis that several rural phenomena such as the strength of social links and social control, mobility and lack of a good public transport infrastructure, as well as other various obstacles to the work of intervention in terms of available resources and client vulnerability are all factors becoming potential barriers to the access to and consumption of services. In addition, the fear of stigmatization, the lack of anonymity, the low presence of alternative resources, as well as the “making do” culture complicate the access to services, especially the most vulnerable subjects and put at risk, as a consequence, their socio-economic integration. Highlighting the challenges and strategies of these professionals intervening with young people, the article also concludes with some possible solutions for practitioners and policy makers.
Keywords:
- young people,
- rurality,
- vulnerability,
- intervention,
- access to services
Corps de l’article
Introduction
Quand on aborde les questions de pauvreté et d’exclusion sociale, il est essentiel de se concentrer sur la dimension dynamique (Leisering et Leibfried, 1999), en observant les événements biographiques pouvant conduire vers des trajectoires d’exclusion. Comme le reconnaît Paugam : « La difficulté consiste [...] à repérer dans des trajectoires diverses les processus qui conduisent certains individus à un cumul de handicaps et d’autres à un cumul d’avantages » (Paugam, 1996, p. 568-569). L’accent devrait alors être mis sur les processus par lesquels les inégalités se constituent et se renouvellent.
Afin de comprendre les trajectoires individuelles et collectives, il faut aussi considérer l’ensemble du système social et de régulation constitué par les différents modèles d’États-providence, régimes de marché du travail, systèmes éducatifs, modèles familiaux et de solidarité et conditions démographiques, ceci aux niveaux national et local. Dans ce sens, l’approche des parcours de vie peut être utile parce qu’elle « […] tente d’organiser la complexité de la vie sociale en tenant compte de la temporalité, du contexte sociohistorique, des contraintes structurelles et des capacités actancielles (agency) des acteurs sociaux en situation d’interdépendance » (Carpentier et White, 2013, p. 279). Les trajectoires individuelles ne peuvent pas être indépendantes de celles des autres individus dans le même quartier, village ou région, ce qui signifie que l’on doit forcément prendre en compte la communauté et ses influences du point de vue social, institutionnel, économique, etc. Pour identifier les mécanismes de reproduction des inégalités sociales, et les contrer, il est toujours nécessaire de les situer dans leur articulation au niveau local et communautaire (Alberio, 2017).
Dans cet article, nous nous concentrons en particulier sur l’enjeu et les mécanismes d’accès aux services pour les jeunes dans des milieux ruraux. Nous n’allons pas mobiliser directement la théorie des parcours de vie dans l’analyse empirique. Cependant, l’accès aux services, thème principal de cette contribution, devient un élément essentiel des trajectoires et des expériences des jeunes, surtout des plus vulnérables. Les services et les interventions peuvent en fait permettre des bifurcations ayant un effet positif dans le cheminement des jeunes. Ce point tournant est souvent associé à l’idée de discontinuité dans les parcours individuels et peut être volontaire ou pas (Gherghel, 2013 ; Grossetti, 2006 ; Bidart, 2012). Le plein accès à des services de qualité en insertion socioprofessionnelle, santé, loisirs, ainsi que dans d’autres filières, et une prise de conscience de leur importance représente donc un facteur d’intégration essentiel pour les jeunes en milieux ruraux.
Par contre, plusieurs phénomènes en lien avec la ruralité — force des liens sociaux et contrôle social ; enjeu de mobilité et manque d’un bon réseau de transports collectifs ; obstacles au travail d’intervention en termes de ressources disponibles ou vulnérabilité de la clientèle — sont aussi des facteurs susceptibles de se transformer en barrière à l’utilisation des services.
À la lumière de ces constats, nous posons l’hypothèse que dans les communautés rurales ces facteurs ont des répercussions importantes sur l’accès aux services pour les jeunes, surtout les plus vulnérables. Dans cet article, nous nous concentrons essentiellement sur l’expérience d’intervention à travers les discours et les représentations des intervenants travaillant dans des organismes qui offrent des services aux jeunes en milieu rural. Ce choix est en lien avec les objectifs principaux du numéro thématique de : « […] réfléchir et à affiner des connaissances portant sur les pratiques d’intervention sociale visant à éliminer, réduire ou pallier ces situations de pauvreté en milieu rural » (Desgagné et al., 2016, p. 1).
Un retour sur les enjeux de l’accessibilitÉ aux services en milieu rural
L’accessibilité aux services en milieu rural dépend de plusieurs facteurs qui représentent autant d’enjeux pour la population, notamment pour les jeunes. En premier lieu, les services étant généralement situés en milieu urbain (y compris les petites villes), il n’est pas simple de s’y déplacer. Par ailleurs, tel que nous allons l’observer, la cohésion sociale forte des milieux ruraux peut également représenter un facteur d’exclusion des jeunes qui vivent des situations particulières. Les difficultés posées par la distance et, paradoxalement, dans certaines conditions par la forte cohésion sociale (des éléments dont nous allons traiter plus en détail dans les prochaines sections) limitent donc la possibilité pour les jeunes ruraux de bénéficier d’une variété de réseaux sociaux. De plus, la logique de la rentabilité conduit à offrir moins de services dans les milieux ruraux et les intervenants en milieu rural sont alors appelés à intervenir de manière plus globale sans pouvoir nécessairement toujours répondre aux besoins spécifiques des jeunes. Ce manque de spécialisation renforce l’éloignement des services et plus généralement des institutions, et amène parfois les jeunes à vouloir régler leurs problèmes eux-mêmes, dans une culture que nous pouvons définir comme celle de la « débrouillardise ».
La question de la mobilité
La dimension de l’accessibilité renvoie à la possibilité d’un individu d’interagir dans un contexte donné. Ces interactions sont limitées par le temps et l’espace (Fol et Gallez, 2013) et peuvent être contraintes par la distance à franchir et les horaires. Par exemple, l’accès à une activité donnée « dépend des horaires d’ouverture ou de fermeture du lieu, mais également de la durée de l’activité, des variations temporelles de l’offre de transport, ou encore des contraintes d’emploi du temps des personnes qui souhaitent accomplir cette activité » (Fol et Gallez, 2013, p. 4). Ces dimensions sont porteuses d’un potentiel d’exclusion, particulièrement chez les personnes qui ne disposent pas d’une capacité élevée de mobilité. Ces personnes doivent alors recourir au transport collectif — avec les limites que cela comporte, surtout en milieu rural (coût, horaires des services, etc.) — ou au transport actif (Balcombe et al., 2004), ce dernier étant évidemment plus difficile en hiver.
En absence de véhicule ou de la possibilité de l’utiliser (argent pour l’essence, assurances, entretien, etc.) l’accessibilité aux services offerts et au réseau social est limitée au transport collectif et à la distance que la personne est capable de franchir par un moyen de transport actif ou grâce à l’aide d’autres personnes (parents, amis, etc.). Lucas (2012) souligne également que la combinaison de désavantages sur le plan de la mobilité — absence de véhicule, transport en commun inadéquat, coût élevé du déplacement — et de désavantages sociaux — faible revenu, sans emploi — limite souvent les interactions avec les services offerts et le réseau social. Dans une perspective d’ensemble, il ressort clairement de la littérature scientifique que l’insertion professionnelle, et plus largement l’inclusion sociale, sont fortement liées à la mobilité (Litman, 2003).
Quelle cohésion sociale dans les milieux ruraux ?
En premier lieu, dans une posture plus critique, il faut reconnaître une certaine tendance de la sociologie à dénoncer facilement le manque de cohésion sociale. Tel que nous le rappelle Pahl, les sociologues : « […] regularly affirm that there has been some fall from grace and that the morality of their times is confused and impoverished. The golden age of traditional morality is, typically, not very precisely described and nor, for that matter are the future consequences for society » (Pahl, 1991, p. 345 cité par Forrest et Kearns 2001, p. 2126). Dans la même perspective, nous allons observer dans cet article qu’un déficit de cohésion sociale n’est pas toujours en cause. Au contraire, il peut aussi être question d’une cohésion sociale et d’une homogénéité sociale, économique et culturelle trop fortes pouvant également devenir des obstacles à l’accès aux services et plus largement au plein développement des individus et des groupes.
En deuxième lieu, il est important de définir clairement ce qu’on entend par cohésion sociale. Comme l’affirme Taylor-Gooby (2012), il s’agit aussi d’un concept à forte valeur politique :
The term “social cohesion” is widely used in social policy discussion (Cantle, 2001; CSC, 2010), commentary (Giddens, 2000, p. 456), literature (Scott, 2007, : 432-5) and theory (Offe, 1999, : 42) but its meaning is typically taken for granted. One definition refers to: “the degree to which participants in social systems feel committed to the system and the well-being of other participants” (VCC, 2008). Such commitment is desirable to enable members of a society to develop mutual trust.
Taylor-Gooby, 2012, p. 368
Taylor-Gooby observe aussi comment traditionnellement l’État devait se faire garant de cette cohésion sociale dans les politiques sociales, tandis que plus récemment, à la lumière de la crise des États-providence, ce rôle a été de plus en plus assumé par la société civile, selon plusieurs auteurs. Un processus que les auteurs ont également retracé au Québec (Favreau, 2010 ; Alberio et Mbaye, 2015).
Dans une perspective plus spécifiquement centrée sur les jeunes, Jose et collègues (2012) reconnaissent que le concept de cohésion sociale a reçu de plus en plus d’attention de la part des chercheurs en santé et développement juvénile. On observe également que le concept de cohésion sociale se retrouve directement lié à celui de bien-être dans ses connotations individuelles (Hooghe and Vanhoutte, 2011) et collectives (Jorgensen, 2010). Dans les caractéristiques communautaires, Jorgensen (2010) considère une variété d’éléments : les caractéristiques démographiques du lieu (âge, éducation, emploi) ; les perceptions du territoire urbain ou rural (services, perspectives d’emploi local, etc.) ; les attitudes envers les décideurs ; la participation à la vie communautaire et aux services offerts ; ainsi que les aspects socioculturels et le revenu moyen. La cohésion sociale telle que nous l’avons ici brièvement définie dans son articulation spatiale joue donc un rôle central — en positif, mais aussi en négatif si elle donne par exemple lieu à des formes de stigmatisation — dans le développement du bien-être personnel et collectif (Fabiansson, 2006, cité dans Van Gundy et al. 2011). L’étude de Fabiansson sur le contexte australien souligne la centralité des affiliations sociales dans le quotidien des jeunes de milieux ruraux, celles-ci pouvant être des prérequis à l’inclusion sociale et au bien-être personnel. En contrepartie, Van Gundy et al. (2011) précisent qu’une cohésion trop forte peut aussi avoir un mauvais effet sur le développement des jeunes et surtout des plus vulnérables, en limitant leur accès à des personnes ou à des ressources extérieures à la communauté. Ce constat est également partagé par des études menées en France et au Québec (Alberio2014 ; Alberio et Tremblay 2013) dans des contextes urbains à forte concentration de familles et de jeunes à risque de pauvreté.
En Australie, un territoire qui est pour certains aspects similaire au Canada (vastes espaces, éloignement des centres urbains, etc.) et où beaucoup de recherches ont touché à la question des expériences et parcours des « jeunes ruraux », des études ont souligné que les jeunes n’apprécient pas toujours une cohésion sociale trop forte (Bourke, 2003 ; Kenyon et al., 2001). Par exemple, dans une étude portant sur le suicide chez les jeunes issus des milieux ruraux, Bourke (2003) a pu observer le malaise et les frustrations que ce groupe ressent à l’égard du manque d’anonymat et de confidentialité dans les petites communautés. Ces jeunes se sont aussi dits contraints par certaines normes sociales, comme celles relatives à la construction du genre, du statut de chômeur ou de la monoparentalité. Plusieurs se sont également plaints du manque de réseaux sociaux pour les appuyer et pour leur permettre de vivre leur vie comme ils l’entendent — des « social support networks for who they want to be » (Bourke, p. 236). Les auteurs insistent quant à eux sur le fait que l’élément du manque d’anonymat, « everyone knowing everyone else’s business » (Bourke, p. 29) est une difficulté souvent identifiée par les jeunes de ces milieux ruraux. Le commérage peut en fait mener à une stigmatisation, à une marginalisation et même à l’exclusion sociale et professionnelle de certains jeunes. La réputation d’un jeune peut le suivre longtemps, affecter son accès aux services et avoir ainsi, surtout dans le cas des profils plus vulnérables, des conséquences importantes sur l’insertion sociale et professionnelle dans sa communauté.
Ces constats appellent à se pencher sur les contradictions au coeur de la compréhension des problèmes d’exclusion rencontrés par les jeunes évoluant en milieu rural. Si des auteurs comme Bourke (2003) soulignent l’importance pour les jeunes d’évoluer dans un contexte marqué par des normes moins rigides, aucun auteur ne semble nier le besoin d’une certaine cohésion sociale de base. Dans une recherche française sur l’insertion socioprofessionnelle des jeunes ruraux, Lafond et Mathieu (2003) ont même avancé que l’interconnaissance et des relations très étroites entre pairs peuvent se révéler à la fois un obstacle et un atout. De même, les liens intergénérationnels peuvent favoriser l’inclusion sociale, mais également créer une cohésion tellement forte qu’elle isole, marginalise et exclut certains jeunes et groupes.
Van Gundy et al. (2011) ont postulé pour leur part que l’attachement communautaire est plus influent dans le contexte rural, en raison d’un accès plus difficile à d’autres réseaux. Les jeunes urbains auraient plus facilement accès à des réseaux de soutien à l’extérieur de leur communauté locale. En plus, les auteurs de cette étude suggèrent que l’influence de la « pression » communautaire sur la dépression est plus significative chez les jeunes en contexte rural que chez les jeunes urbains.
Le contexte de l’intervention comme facteur d’accessibilité aux services
Dans cette section, nous allons aborder les conditions de l’exercice de l’intervention dans les contextes ruraux et en particulier dans le secteur communautaire. En ce qui concerne tout d’abord le contexte sociopolitique, il peut avoir une forte influence sur l’intervention et par conséquent sur l’accès aux services des jeunes. Dans le cas du Québec par exemple, tel que nous l’observerons dans l’analyse, les réformes budgétaires et de gouvernance régionale ont certainement eu un effet important sur l’intervention auprès des jeunes dans les milieux ruraux.
Une étude britannique (Dixon et al., 2011) aborde certaines réalités du secteur d’intervention communautaire qui sont également observables dans d’autres contextes tels que le Québec (Alberio, 2016). Les intervenants expriment des craintes quant au financement et aux coupes dans leur champ d’intervention, ainsi qu’à l’égard du changement de paradigme qui tend vers un financement en fonction des résultats obtenus.
Les autres problèmes rapportés quant aux facteurs relatifs au contexte sociopolitique et à la disponibilité de ressources humaines et financières qui affectent le travail du secteur d’intervention jeunesse se résument, selon la littérature consultée, au manque d’espaces « young person-friendly » et d’accès à la technologie, ainsi qu’au manque de ressources en enseignement et en apprentissage. En outre, les chercheurs soulignent que les jeunes sont souvent intimidés par les institutions, mais aussi par les organismes faisant le pont avec les services formels. Cette méfiance n’est pas propre à l’Angleterre. La recherche de Butler Flora et Flora (2004) sur la ruralité aux États-Unis a également permis d’observer le même phénomène. De façon générale, les jeunes ruraux semblent se méfier de l’aide de l’État dans les milieux ruraux. Ils veulent souvent régler leurs problèmes par eux-mêmes, et ce, davantage que dans les milieux urbains. Les intervenants rencontrés par les auteurs américains soulignent cependant que malgré une méfiance initiale, parce que les jeunes les perçoivent comme menaçants — « threatening » — ou peu significatifs — « little relevant » —, ils arrivent souvent à changer cette perception après un premier contact et en développant une relation de confiance avec eux.
Dans une étude menée en France, Lafond et Mathieu (2003) affirment que l’exclusion déjà à l’oeuvre dans plusieurs communautés rurales peut être accentuée par un isolement territorial qui augmente le coût de la proximité, du contact et de la mise en place d’actions et d’interventions de plusieurs services offerts aux jeunes en milieu rural.
L’action collective des organismes serait aussi plus difficile en milieu rural, en raison de la dispersion des publics, des formes de mise en oeuvre non adaptées à tous les contextes et à cause de l’isolement des intervenants. Dans ce sens, Sercombe (2006) constate la difficulté d’avoir des services spécialisés dans les communautés à faible densité de population où souvent il n’y a qu’un intervenant jeunesse. Ce dernier ne peut alors spécialiser ses interventions en ciblant un groupe particulier, mais doit plutôt répondre aux besoins de l’ensemble des jeunes, peu importe leurs problèmes. Dans ce contexte, l’intervenant est souvent confronté à des situations au sujet desquelles il ne détient pas forcément les connaissances ou l’expérience requises, faute d’accès à d’autres professionnels qualifiés (Sercombe, 2006). L’isolement, surtout dans un contexte de ressources (humaines et financières limitées), devient ainsi un obstacle pour l’action en réseau, un élément qui est au contraire souvent reconnu comme étant un atout pour des initiatives locales socialement innovantes (Klein et al., 2014 ; Alberio 2016).
MÉthodologie
Dans le cadre d’une recherche partenariale avec COSMOSS La Mitis, l’objectif général de la cueillette de données était de comprendre les trajectoires et les besoins des jeunes âgés de 16 à 35 ans vivant dans la MRC de La Mitis, au Bas-Saint-Laurent. Bien que la ruralité ne soit pas toujours facile à définir d’un point de vue méthodologique (Jean, 2006) à cause de l’hétérogénéité des territoires, sur la base d’indicateurs statistiques de type socioéconomique (ISQ, 2015), nous avons défini ce territoire comme rural. Plus spécifiquement, il s’agissait d’identifier les facteurs qui peuvent nuire ou favoriser l’insertion sociale ou professionnelle de ces jeunes, leur santé mentale, ainsi que plus spécifiquement leur recours aux services du milieu. Nous voulions aussi circonscrire les mécanismes de transmission et de reproduction qui engendrent des inégalités et une exclusion sociale dans cette tranche de la population. Pour ce faire, il était nécessaire en premier lieu de tenir compte de plusieurs dimensions du parcours de vie de ces jeunes — personnelle, familiale, territoriale, professionnelle, etc. — et deuxièmement de considérer des jeunes ayant des profils diversifiés — âges, niveaux de scolarité, profils socioéconomiques, parcours géographiques, utilisation ou non-utilisation des services — et en troisième lieu de prendre en considération aussi les ressources leur offrant des services variés.
Pour toutes ces raisons, la recherche comporte deux volets, l’un quantitatif et l’autre qualitatif, chacun s’intéressant séparément à deux populations : les jeunes et les intervenants oeuvrant dans des organismes qui interviennent auprès des jeunes et en particulier auprès de ceux en état de vulnérabilité sociale et économique. La cueillette des données s’est étalée sur huit mois et a mobilisé diverses méthodes d’enquête, selon les deux populations étudiées : les jeunes et les intervenants.
Pour ce qui concerne la population ciblée dans cet article, les intervenants, un questionnaire en ligne a été acheminé aux responsables de tous les organismes de La Mitis oeuvrant auprès des jeunes (51 répondants). Ce choix a été fait sur la base de la population relativement limitée (une quarantaine d’organismes oeuvrant directement ou indirectement auprès des jeunes dans la MRC) et du fait que cette catégorie est facilement joignable par ce type de méthode.
Les questionnaires électroniques, distribués aux organismes, présentent l’avantage d’être très rapides à administrer et à analyser, et le temps de réponse est généralement plus rapide, puisque les rappels peuvent être faits directement auprès des répondants ciblés. Il s’agit d’une technique de plus en plus utilisée et dont la scientificité équivaut à celle des questionnaires postaux ou téléphoniques (Blais et Durand, 2010). De façon générale, on attribue toutefois à l’usage de questionnaires des taux de réponse plus faibles qu’à d’autres techniques plus personnalisées. Le chercheur dispose de peu de contrôle sur la compréhension des questions par les répondants, ce qui peut entraîner certains biais dans les résultats (Blais et Durand, 2003). Pour éviter ces écueils, un soin particulier a été apporté aux types de questions employées ainsi qu’à leur formulation.
De plus, nous avons complété ces informations avec une approche qualitative par le biais d’entretiens en profondeur semi-dirigés. Vingt-deux entretiens ont été conduits avec des intervenants de dix-neuf organismes différents, que l’on peut regrouper en cinq domaines : la santé, l’insertion socioprofessionnelle, l’éducation, la famille et la justice. Un entretien semi-dirigé est « une interaction verbale animée de façon souple par le chercheur » (Savoie-Zajc, 2010, p. 340), mais conduite à partir d’une grille d’entretien. Ces entretiens ont été enregistrés à l’audio et transcrits afin de respecter l’intégralité des propos des répondants. Ce type d’entretien est bien indiqué pour saisir la complexité des phénomènes et enjeux à l’étude, en particulier pour comprendre les différents facteurs qui interviennent dans le déploiement des services et leur accessibilité. Cet outil a l’avantage de permettre une compréhension des phénomènes en profondeur, une souplesse qui facilite la saisie d’informations inattendues tout en encadrant la cueillette des données par le recours à un guide d’entretien (Dépelteau, 2011). Nous avons également récolté des témoignages privilégiés de représentants de certaines municipalités de la MRC – maire, directeur général ou des loisirs. En fait, dans les dernières années, la gouvernance territoriale a été de plus en plus orientée au niveau local et elle a plus spécifiquement attribué des responsabilités de développement social et territorial aux Municipalités régionales de comté (MRC) et à leurs municipalités (Alberio, 2016a).
Analyse des rÉsultats
Selon les intervenants rencontrés, il y a une méconnaissance des services par les jeunes et une utilisation qu’on estime en deçà des besoins réels. Selon près des deux tiers (64,5 %) des intervenants et professionnels sondés, les organismes au sein desquels ils travaillent auraient de la difficulté à rejoindre les jeunes. Dans les pages suivantes, nous observerons plus en détail la manière dont les intervenants comprennent ces barrières et essaient de répondre à ce problème d’accessibilité aux services pour les jeunes de la MRC de La Mitis.
Méconnaissance des services et enjeu de recrutement : comment rejoindre les jeunes plus vulnérables en milieu rural ?
Selon les intervenants rencontrés, la méconnaissance des services offerts arrive au premier rang des obstacles au recours des jeunes aux services. Plusieurs ont soulevé la nécessité de mieux faire connaître leurs différents services, ainsi que la manière dont ces services peuvent être utilisés par les jeunes.
Je trouve ça va bien [l’offre de service]. C’est peut-être plus au niveau de comment faire la promotion des services, pis faire connaître ça à la population. Moi je pense vraiment, que ce soit pour nous ou que ce soit pour d’autres ressources, c’est vraiment la visibilité, pis démystifier ce à quoi ça sert, pis pourquoi c’est là. Que le monde ait pas peur de venir chercher les services là.
Services sociaux, 3
Ce besoin de faire mieux connaître les services se confronte cependant à certaines difficultés structurelles liées au contexte sociopolitique actuel, tel que mentionné dans l’une des sections précédentes. Plusieurs intervenants affirment en fait devoir faire face à un manque de ressources et surtout à une discontinuité des financements. Ils soulignent une forte orientation « par projet ». D’un côté, ceci permet de développer plusieurs outils au niveau territorial, mais risque de l’autre côté de devenir une limite à long terme à cause d’une fragmentation et d’une discontinuité de l’offre, avec des conséquences importantes sur l’accès des jeunes aux services. Dans une perspective d’intervention et de welfare local, il est en fait fondamental de structurer les différentes interventions dans un cadre unitaire et cohérent, ce qui ne semble pas être toujours possible dans le contexte actuel. De plus, dans une orientation par projet, beaucoup d’efforts sont mis dans la recherche de subventions et de ressources. Les intervenants risquent alors d’avoir moins de temps et d’énergie à dédier au recrutement. De plus, ils soutiennent aussi qu’un financement plus flexible serait nécessaire pour travailler avec une clientèle jeune vulnérable, telle que les jeunes NEEF — ni en emploi, ni aux études, ni en formation — (Alberio, 2016b).
Cependant, bien que le contexte présente plusieurs contraintes, différentes actions sont mises en place. Les intervenants que nous avons interrogés rapportent de nombreuses mesures mises en place pour favoriser la visibilité de leurs services : site Internet, page Facebook, kiosques dans les écoles, ateliers de sensibilisation, publicités ou articles dans les journaux, bottin des services, affiches, brochures, annonces à la radio ou à la télévision, événements de promotion, etc. Certains ont également affirmé travailler sur un projet de portes ouvertes des organismes communautaires afin de sensibiliser la population aux services existants autour d’eux et essayer ainsi de défaire les préjugés envers les services. Toutefois, à peine le tiers des intervenants et professionnels sondés (31,4 %) a répondu que leur organisme est doté d’un site Web, un pourcentage légèrement plus bas a mentionné utiliser des médias sociaux pour attirer des jeunes (29,4 %) et autant ont déclaré se déplacer dans le milieu de vie des jeunes afin de les recruter et de les attirer vers les services. Enfin, c’est dans un rapport de trois contre deux que des intervenants et professionnels ont affirmé que l’institution ou l’organisme pour lequel ils travaillent a déjà apporté des changements afin d’attirer davantage de jeunes. Cela indique que nombre d’organismes n’ont pas encore apporté de changements significatifs et explicites à leurs stratégies pour rejoindre les jeunes.
D’autres répondants ont abordé l’importance pour les organismes et les intervenants de se mettre à jour au niveau de l’utilisation des technologies comme des moyens à utiliser pour rejoindre la clientèle spécifique des jeunes. L’utilisation d’Internet et des cellulaires est souvent évoquée par les intervenants comme pouvant aider la prise de contact avec le jeune et le bon déroulement d’une démarche de suivi. L’utilisation de Facebook, de divers sites Web ou d’autres technologies, pensons à Skype par exemple, pourrait en ce sens venir changer le visage de l’intervention et des services.
En ce qui concerne les technologies et plus en général les ressources et les outils disponibles aux intervenants, tels que le cite plus bas un intervenant, une capacité financière limitée, exacerbée en contexte d’austérité (Alberio, 2016a), constitue un obstacle à l’utilisation des services en générant en premier lieu des difficultés de communication.
Des fois le jeune n’a pas beaucoup de minutes [sur téléphone cellulaire], puis ils prennent leur téléphone, vont téléphoner, des fois ils tombent sur la boîte vocale, moi je veux après les rejoindre. Le texto, il va rentrer, puis je vais lui répondre, puis il va le prendre quand il peut. Fait qu’aujourd’hui si j’annule la rencontre, si je ne suis pas là, je ne sais pas quoi faire…Là, moi il faut que je le rappelle. Supposons que je ne peux pas téléphoner à la maison, il faut que je le rappelle à l’école. Il faut que je le fasse demander par l’école. Et la confidentialité est à risque.
Services sociaux, 2
Le tableau suivant présente les différentes stratégies déployées pour attirer les jeunes par les organismes dans lesquels les intervenants et professionnels sondés travaillent.
En ce qui concerne l’explication de la méconnaissance des services, certains intervenants rencontrés soulignent que les raisons ayant rendu le travail d’information et de sensibilisation des jeunes moins efficace demeurent quelques fois inexpliquées pour eux. Par contre, outre les questions financières, selon plusieurs intervenants il y aurait des besoins et des actions qui seraient sous-estimées. Par exemple, un intervenant oeuvrant dans le secteur des services sociaux souligne que bien qu’il s’agisse d’un enjeu essentiel pour la transmission de l’information et l’utilisation des services, les problèmes de littératie sont souvent négligés dans les efforts de communication des organismes et des institutions.
Des fois aussi, comme je vous disais, on a des familles qui ne savent pas lire ni écrire donc c’est un autre type d’handicap. […] ils nous disent : Je ne suis pas capable de remplir les dossiers, pis des fois ils ont fermé eux-mêmes leur dossier. […] C’est le fait qu’on soit inondé d’informations, pis que certaines personnes ne vont pas réussir à filtrer ou à regarder c’est quoi…
Services sociaux, 2
Les moyens de contact direct avec les jeunes restent, même à l’ère des technologies de l’information, un moyen d’action privilégié. Ceci est également lié au profil de la population ciblée. Par exemple, le travail de rue est identifié par plusieurs intervenants rencontrés comme un véhicule fondamental pour rejoindre certaines clientèles plus vulnérables, afin d’offrir un service susceptible de mieux répondre aux besoins de cette clientèle. Cependant, ce service a été en partie réduit dans la MRC à cause de coupes gouvernementales en 2015.
Ben ils sont difficiles à rejoindre parce que… on… on y va avec les moyens… connus. […] Les travailleuses de rue ont accès alors nous on leur donne notre information. Elles peuvent référer, mais après, c’est sûr que je n’irai pas faire du porte-à-porte là. Donc si la personne ne va pas, je ne sais pas, ne fait pas partie d’un club, ou ne va pas dans un centre communautaire, ou n’a pas de référent, on en oublie, c’est sûr.
Services sociaux, 2
Dans le même sens, un autre intervenant rencontré affirme remarquer une différence importante dans les localités où il y a une présence de services, tels qu’une maison des jeunes ou une école avec des intervenants bien informés sur les services et qui pourraient par exemple, référer des jeunes ou simplement transmettre un message positif sur les services offerts.
De même, les partenariats entre organismes sont rapportés comme étant mis à profit lorsque vient le temps de rediriger un jeune ayant fait une demande de service à laquelle l’organisme en question n’est pas en mesure de répondre. Il est rapporté, par certains intervenants interrogés, que les références sont largement utilisées et facilitent le recrutement de la clientèle, et par le fait même, le bon déroulement des démarches.
On ajoute que le référencement peut se faire automatiquement au cours d’une situation problématique — lors d’un crime, par exemple — ou par contact téléphonique par l’intervenant lors de sa rencontre avec le jeune en situation de besoin. Cette procédure augmente les chances de succès de la démarche.
Cependant, dans tous les cas, ce qui fonctionnerait le mieux, selon les répondants-intervenants interrogés, serait le « bouche à oreille » entre les jeunes utilisateurs. Être référé par un ami ou une personne en qui le jeune a confiance (importance des relations sociales) est apparemment très efficace et semble réduire la peur des préjugés et de l’inconnu.
Quand il y a un jeune ou une jeune avec qui je vois [que] ça fit, puis qu’elle ou qu’il est content de mes services, des services reçus là, puis de la direction que ça prend dans sa vie, souvent ils vont en parler puis ils vont se dire, comme je te disais tantôt, ils vont se référer un et l’autre là : « puis elle m’a aidé, tu devrais.
Institutions scolaires, petite enfance et alphabétisation, 1
Dans certains services spécifiques, on rapporte l’usage de techniques plus directes de contact, c’est-à-dire en allant rejoindre la clientèle qu’on estime dans le besoin, malgré qu’elle ne soit pas à la recherche d’aide. Ces techniques sont utilisées principalement lorsque sont rencontrés des problèmes graves de santé mentale.
On a des informations comme quoi cette personne-là présenterait des problèmes de santé mentale pis qu’elle serait désorganisée. On n’attend pas, pis surtout quand c’est un jeune, on n’attend pas d’avoir une demande officielle du jeune qui va se présenter en face à face.
Services sociaux, 4
Pour certains des intervenants rencontrés, rejoindre leur clientèle paraît plus facile, puisqu’ils jouissent d’une visibilité déjà bien établie, tant auprès des jeunes que des autres intervenants, ou encore parce qu’ils sont clairement associés à une problématique.
Enfin, plusieurs intervenants soulignent l’importance d’une démarche volontaire. Dans une perspective plus critique, nous pouvons nous interroger sur cette mouvance et l’interpréter, sans vouloir cependant accuser les intervenants, comme faisant partie de la rhétorique néolibérale. Cette orientation des intervenants est donc également le produit des transformations actuelles du système d’État providence visant de plus en plus une activation des individus à travers des politiques et des mesures dites d’activation. Le jeune doit dans ce contexte souvent faire le premier pas, il doit être prêt et conscient pour recourir aux services. Cependant, il faut souligner que cette conscience se construit seulement à travers un travail qui est fait en amont et qui n’est pas toujours visible et justifiable auprès du bailleur de fonds, mais qui devient un élément essentiel pour l’accès aux services des jeunes. Cet aspect est également lié à l’importance de construire une relation de confiance, tel que nous allons l’observer dans la prochaine section. Selon plusieurs intervenants, la connaissance du service est importante, mais elle n’est pas le seul enjeu. Un individu peut connaître le service, mais ne pas être nécessairement prêt à l’utiliser. Face à ce type de situation, les organismes ont différentes approches. Pour la plupart, ils prioriseront la prise ou la reprise de pouvoir de la personne et lui laisseront faire les premiers pas. Pour ce répondant : « Nous, on a pour principe de ne pas materniser ces jeunes-là, donc on ne les rappelle pas. (…) Si la personne est prête, elle va rappeler » (Agression sexuelle, violence et violence conjugale, 1). La perception que peut avoir un jeune de son propre besoin ou des services offerts est selon plusieurs intervenants un préalable à l’intérêt porté au message : « Fait que regarde, c’est bien difficile de dire ; tant que t’as pas à faire dans un service aux emplois, ça t’intéresse pas de savoir qu’est-ce qui font tsé. Fait que c’est ça l’affaire ! » (Insertion socioprofessionnelle, 1)
La confiance comme moyen pour contraster la peur et les préjugés envers les services
Dans le questionnaire, les intervenants interrogés ont souvent évoqué qu’après la méconnaissance des services offerts, c’est la peur des préjugés et la crainte du manque d’anonymat qui arriveraient au second rang des obstacles limitant le recours aux services par les jeunes, un élément aussi confirmé par les jeunes dans les entrevues. De là l’importance de se concentrer sur les stratégies de recrutement et d’intervention des organismes. Selon les intervenants, il y a d’abord les préjugés du client lui-même envers la mission de certains organismes, ainsi que vis-à-vis ses propres besoins. Tous ces éléments sont susceptibles de devenir des obstacles importants à l’accès aux services. « Pis, c’est sûr, quand on dit organisme de défense de droits en santé mentale, les jeunes, on a tous été jeunes, on n’aime pas se faire étiqueter. […] » (Éducation populaire et défense des droits sociaux, 1) Selon les intervenants, des préjugés peuvent également les concerner directement et représenter un frein à l’utilisation de leurs services. C’est souvent le cas de la fonction de travailleur social : « Une travailleuse sociale, ça travaille à la DPJ et au Centre jeunesse, donc ça surveille, ça restreint, ça brime, ça chicane. Pour les jeunes nous ne sommes pas là pour aider et écouter » (Services sociaux, 4).
Certains intervenants affirment aussi avoir perçu l’influence des amis ou des parents qui auraient vécu de mauvaises expériences et qui auraient une mauvaise conception du rôle de l’intervenant et de son organisme. D’autres ont relaté toutes sortes de situations pouvant être angoissantes pour les personnes dans le besoin.
Tel que nous l’avons discuté directement avec les jeunes, qui ne sont cependant pas ciblés dans cet article, l’enjeu lié à la peur de la stigmatisation et de l’étiquetage a assurément un poids plus grand dans un milieu caractérisé par une forte proximité et un plus faible anonymat. Dans certains cas, le manque d’anonymat peut clairement avoir des répercussions importantes sur le développement et la qualité de vie, ainsi que sur l’accès aux services et à l’intervention spécialisée.
Plusieurs intervenants ont affirmé avoir plus de difficultés à rejoindre les jeunes hommes. Ils soulignent que si recourir à un service, demander de l’aide et en recevoir n’est pas nécessairement naturel ni facile pour qui que ce soit, cela semble être particulièrement difficile pour les hommes. Un constat qui semble par ailleurs s’appliquer à tous les types de services.
Actions et précautions mises en place par les intervenants pour respecter l’anonymat et établir la confiance
En plus de la peur du préjugé et de l’étiquette, le fait d’avoir recours à un service dans un milieu caractérisé par une grande proximité et un faible anonymat peut générer des difficultés encore plus concrètes pour l’intervention. D’abord, la disponibilité d’intervenants est plus restreinte que dans les contextes urbains. Deuxièmement, dans une situation de conflit de personnalité ou d’incompréhension avec un intervenant, le jeune ne pourra pas nécessairement avoir recours à une autre ressource.
Dans d’autres cas, lorsqu’on se retrouve dans une situation fortement stigmatisée du point de vue social, telle que le fait d’être hébergé par un organisme, et que cela devient un fait connu, il peut devenir ensuite difficile de trouver un logement en location. De la même façon, lorsqu’un jeune se trouve à devoir effectuer des travaux communautaires pour des raisons de réinsertion judiciaire, cela peut affecter ses chances d’obtenir un emploi au sein de la communauté.
Ces éléments pourraient conduire un jeune soit à renoncer à certains services (non obligatoires) en voulant régler la situation « par lui-même », soit à recourir à des services à l’extérieur de la MRC de résidence — avec toutes les difficultés en termes de bureaucratie, de mobilité et de coûts que ce choix implique.
L’importance de la confidentialité ressort sous diverses formes dans presque tous les entretiens réalisés auprès des intervenants (et des jeunes), mais elle est rapportée comme plus importante par les intervenants qui font de l’intervention de groupe. Pour pallier cette situation, plusieurs intervenants rapportent que des efforts sont faits pour mettre leur clientèle en confiance et contrer l’effet des préjugés : « […] leur montrer que ce n’est pas écrit dans le front que je fais une psychose » (Services sociaux, 7). Cette approche les amène donc à développer un contact personnalisé et plus discret avec les jeunes.
Un autre enjeu est d’aller les chercher pour les rencontrer dans un endroit neutre et discret. Le travail de rue est à cet effet considéré comme un outil d’approche plus discret, mais pas toujours bien développé en milieu rural.
La question de la personnalisation et de la construction de la confiance dans la relation client-intervenant est aussi une réponse à la problématique très importante de la multiplication des intermédiaires et du roulement des intervenants. Ce problème a été exacerbé dans les deux, trois dernières années, avec la réforme et la réorganisation massive du système de santé. Dans ce contexte, il n’est donc pas toujours facile de développer une relation constante et de confiance avec le jeune.
Mobilité, transport collectif et lien avec l’utilisation des services
Beaucoup d’intervenants ont mentionné la capacité à obtenir du transportcomme un frein fondamental à l’utilisation des services par les jeunes. Les familles n’ont souvent qu’une voiture, parfois aucune, et la réalité avec laquelle les jeunes composent est souvent celle de « se trouver des lifts » pour se déplacer. Pour ce faire, ils recourent aux parents, amis et gens du voisinage. Ici, les inégalités socioéconomiques peuvent avoir un rôle significatif. Enfin, pour ceux qui ont une voiture, se déplacer engendre tout de même des frais et peut tout autant représenter une limite à l’utilisation d’un service.
C’est sûr si y sont en périphérie de la MRC, c’est sûr que pour eux autres c’est plus compliqué parce que là il faut qu’ils viennent ici me rencontrer, parce que nous on n’a pas la possibilité de se déplacer. […] Des fois les parents ne veulent pas payer. […] Emploi-Québec ne les supporte pas là-dedans. Même sur l’aide sociale [ils ne] sont pas supportés pour la recherche d’emploi.
Insertion socioprofessionnelle, 1
Ces problèmes de transport ont également été rapportés par les jeunes interrogés. Dans l’analyse de l’accessibilité à un service, il faut alors considérer également cette question des coûts indirects, comme ceux liés à la mobilité. Ainsi, l’utilisation d’un service gratuit, ou couvert par le régime d’assurance maladie par exemple, peut tout de même être contrainte par les coûts liés à la mobilité. Cependant, dans plusieurs cas, l’accès à la mobilité avec une voiture n’est pas une simple question financière. Il arrive aussi que les jeunes perdent leur permis de conduire à cause d’un casier judiciaire, par exemple pour conduite en état d’ébriété. Cette situation même temporaire peut représenter une bifurcation négative, avec un fort impact sur l’accompagnement du jeune de la part des services et plus largement sur son parcours de vie.
Cet obstacle de la mobilité devient d’autant plus important pour les organismes qui agissent à titre de sous-traitant ou qui dépendent principalement d’un organisme référent, comme le Centre de santé et de services sociaux (CSSS). Cet élément rejoint la problématique des intermédiaires. Dans ces cas, le nombre de déplacements et de lieux où se rendre afin d’accéder à un service peut être multiplié. L’exemple du CSSS ou d’Emploi Québec, agissant souvent comme porte d’entrée à d’autres services, a souvent été donné comme exemple par plusieurs intervenants. Ainsi, dans plusieurs cas, afin d’avoir accès à un suivi ailleurs, les jeunes doivent se rendre au moins une fois dans ces institutions. La méfiance envers l’État et les institutions risque également de bloquer l’accès aux autres services, y compris ceux de type plus communautaire.
Des intervenants ont avancé que leur organisme a mis en place un fonds d’accessibilité qui permet certaines mesures, telles que la distribution de coupons de transport en commun ou le dédommagement des frais d’essence. Enfin, plusieurs intervenants se sont dits flexibles quant à leurs pratiques et horaires pour accommoder une clientèle avec des problèmes de mobilité.
Dans l’ensemble ça va quand même bien étant donné qu’on est flexible. Tsé moi ce que j’vais dire aux jeunes qui viennent me voir : ce qui compte, c’est qu’on se voie une fois par semaine. Tsé, le moment ou tout ça, on se rappelle, on s’adapte. Donc, j’arrive à voir tout le temps tout le monde pis j’ai pas de plaintes de jeunes qui disent on vient ici pis c’est fermé ou on ne peut pas.
Insertion socioprofessionnelle, 3
Dans la MRC, il existe un transport adapté et collectif, le TAC-de La Mitis, qui se veut un complément pour répondre à la problématique de l’isolement territorial. Un point important concerne la collaboration entre le TAC et les organismes. Les intervenants peuvent faire part de leurs besoins au TAC de La Mitis et arrimer l’horaire de transport public avec celui des services et des événements spéciaux (fêtes, groupes de discussion, etc.). Selon les intervenants, ce service s’adapte au besoin de la personne, avec un délai de 24 heures, ce qui constitue aussi une certaine limite à la mobilité dans des cas de besoin urgent, où le jeune nécessite, par exemple, une rencontre non planifiée avec son intervenant. C’est souvent le cas dans les services de santé mentale et toxicomanie.
En ce qui concerne plus spécifiquement le réseau de transport, il y aurait par contre encore de la méconnaissance et des préjugés envers le TAC de La Mitis. Moins d’un jeune sur deux (45,1 %) a affirmé connaître l’existence d’un service de transport en commun dans sa municipalité, tandis qu’à peine plus d’un sur dix (13,2 %) dit l’utiliser au moins une fois par année. Selon les intervenants, une idée reçue est que ce transport soit réservé aux gens ayant un handicap, ce qui est encore une fois en lien avec la question déjà abordée des préjugés.
SynthÈse des rÉsultats et conclusions
Au-delà de la méconnaissance des services par les jeunes, les problèmes d’accès aux services recouvrent des dimensions sociales, organisationnelles et culturelles. Des préjugés sont entretenus à l’égard des organismes et des intervenants et des membres de l’entourage des jeunes peuvent aussi transmettre leurs peurs à l’égard des services lorsqu’ils ont vécu des expériences négatives. Par ailleurs, dans un milieu de vie rural où l’interconnaissance est forte, la crainte des jeunes d’être étiquetés et stigmatisés si les gens apprennent qu’ils ont recours à des services réduit leur propension à recourir aux services existants, sans compter que les jeunes hommes ont moins tendance à demander de l’aide.
De plus, la disponibilité plus restreinte des intervenants en milieu rural et la possible incompatibilité entre certains jeunes et intervenants renforcent une certaine culture « rurale » de vouloir régler soi-même ses problèmes ou obligent les jeunes à consulter dans d’autres MRC, ce qui ajoute des difficultés de mobilité et de coûts pour le faire.
Alors qu’un contexte de multiplication des intermédiaires et de roulement de personnel défavorise le développement de liens de confiance entre les jeunes et les intervenants, ceux-ci doivent établir un contact plus personnalisé et plus discret et effectuer, par exemple, des rencontres dans des lieux neutres et discrets afin de préserver la confidentialité des consultations. Il s’agit donc d’un travail qui demande beaucoup d’investissement et d’énergie, mais qui n’est pas toujours bien quantifiable pour le bailleur de fonds.
La capacité de mobilité réduite, accentuée par les inégalités socioéconomiques et l’isolement territorial, limite le recours aux services, même gratuits. Le problème se complexifie lorsqu’il faut transiter par un organisme intermédiaire pour accéder à certaines ressources : méfiance à l’égard de l’État, multiplication des démarches et augmentation des déplacements constituent des freins, malgré des mesures d’atténuation comme le remboursement des frais de déplacement, l’attribution de coupons de transport, la flexibilisation des horaires et des pratiques des professionnels, la présence d’un système de transport adapté et collectif à horaires adaptables dans La Mitis.
Malgré l’accroissement de la visibilité des services offerts par les organismes, à travers les médias électroniques et traditionnels ou par des activités diverses, ces stratégies demeurent minoritaires. La littératie est une condition essentielle à la connaissance et à l’utilisation des services. Néanmoins, les problèmes qui y sont liés, souvent négligés en amont, rendent moins efficace le travail d’information et de sensibilisation fait auprès des jeunes. De même, les coupes et restrictions budgétaires empêchent la mise à jour des organismes quant à l’utilisation des nouvelles technologies de l’information et de la communication d’une part, et ont conduit à réduire des interventions directes dans les milieux de vie des jeunes, tel le travail de rue, alors que ces interventions sont reconnues pour leur capacité à rejoindre les individus en situation de vulnérabilité dans les milieux ruraux.
Par ailleurs, le référencement par des membres de l’entourage en qui ils ont confiance demeure le moyen le plus efficace pour que les jeunes recourent aux services. La plupart des organismes et intervenants soulignent l’importance que la démarche de résolution des problèmes soit initiée par les jeunes selon la façon dont ils perçoivent leurs besoins. Cela apparaît comme une condition aussi importante que la connaissance des services et leur accès, ce qui ne dispense pas de la nécessité d’améliorer l’une et de faciliter l’autre.
Après cette courte synthèse, nous voulons proposer en guise de conclusion des pistes pour alimenter à la fois la réflexion et la pratique professionnelle des intervenants. En premier lieu, il nous semble essentiel de favoriser l’accès à des réseaux sociaux exogènes à la famille et à la municipalité d’origine. Un capital social diversifié peut en fait devenir un facteur facilitant l’accès aux services et plus généralement à un répertoire d’actions variées (Small, 2004). Plus spécifiquement, il nous semble important de porter une attention particulière aux jeunes de la seconde couronne de la MRC, composée par les municipalités les plus éloignées des services (enjeu de mobilité) et de recourir aux milieux scolaires pour faire le pont avec de potentiels réseaux sociaux extérieurs.
Une autre piste consiste à travailler davantage sur les facteurs susceptibles d’influencer les aspirations des jeunes. Ces aspirations fonctionnent en fait comme motivation à agir et permettent donc aux jeunes de se prendre en main et d’utiliser les services offerts. En ce sens, il est important de soutenir encore plus les démarches laissant entrevoir des opportunités. Ces perspectives sont en fait utiles pour nourrir des aspirations cohérentes et réalistes. Le mentorat, une mise en valeur des excellences et des professionnalités locales, ainsi qu’une promotion de l’engagement communautaire peuvent devenir des initiatives utiles dans cette optique.
Une troisième suggestion concerne un travail attentif aux perceptions au sujet des jeunes, du milieu et des services qui circulent dans la MRC et qui peuvent influencer à la fois le travail des intervenants, les aspirations des jeunes, et le recours aux services par ces derniers. Un aspect ultérieur concerne l’importance d’assurer et de renforcer les mesures de confidentialité dans les processus d’offre de service. En particulier, il est important de porter attention aux jeunes de la seconde et troisième couronne pour lesquels le modèle de cohabitation avec les parents semble être relativement commun. En fait, ces jeunes veulent souvent entamer des démarches sans le communiquer à leurs parents. Ceci est le cas des services en santé mentale, mais aussi en insertion professionnelle ou du retour aux études. En lien avec le besoin de confidentialité, nous soulignons que le fait d’éviter la multiplication des intermédiaires peut souvent aider à assurer une meilleure confidentialité.
Pour améliorer l’accès des jeunes ruraux aux services, une attention particulière au coût et au temps de transport est fondamentale. Il demeure important de consolider et de publiciser un service de transport collectif qui réponde aux besoins des jeunes de manière globale. Cette approche globale doit également prendre en considération les loisirs. En effet, les activités plus récréatives peuvent souvent être une première porte d’entrée vers des services plus spécifiques dont le jeune a besoin. Toujours en relation avec le problème de mobilité, la décentralisation des points de service dans les municipalités les plus éloignées peut devenir une solution. Cependant, le contexte actuel de coupes et la discontinuité des financements semblent compliquer la réalisation de cette option.
Pour terminer, la dernière piste concerne directement le travail d’intervention. Il s’agit de renforcer la capacité du travail en réseau, ce qui n’est pas forcément acquis, surtout dans un contexte de rareté de ressources, pouvant quelques fois amener les organismes à privilégier une approche de compétition plutôt que de collaboration et de réseautage, pour ainsi permettre un meilleur référencement vers les ressources adéquates.
Parties annexes
Notes biographiques
Marco Alberio est professeur en développement social et territorial et titulaire de la chaire de recherche du Canada en innovation sociale et développement des territoires à l’Université du Québec à Rimouski. Ses travaux se situent à la croisée de la sociologie économique et de la sociologie territoriale. Il s’intéresse à la cohésion sociale et aux phénomènes d’exclusion à l’échelle nationale et locale. Pour mieux comprendre ces réalités, il étudie les initiatives locales et les dynamiques d’une pluralité d’acteurs (milieu associatif, institutions, populations cibles, etc.). Cette approche lui permet de saisir comment les individus et les collectivités font face à ces problématiques. Partant directement des populations et de leurs besoins, ses recherches considèrent toujours le potentiel d’innovation sociale ancré et développé dans ces actions visant l’empowerment des individus et des communautés.
Mario Handfield est professeur en développement social et territorial à l’Université du Québec à Rimouski, au département Sociétés, Territoires et Développement, depuis 2008, formé en sociologie et en développement régional, spécialisé dans l’étude des dimensions sociales, culturelles et territoriales de l’agriculture, en particulier celles concernant la transmission des fermes et l’établissement de la relève, mais aussi dans l’analyse des dynamiques rurales de développement et du rôle de l’agriculture dans la vitalisation économique et sociale des territoires.
Notes
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[1]
Nous voulons remercier notre partenaire COSMOSS La Mitis, ainsi que tous les étudiants ayant donné une contribution importante à ce projet en qualité d’auxiliaires de recherche, en particulier : Emanuele Lucia, Françoise Paradis Simpson, Daniel Proulx et Sylvain Cossette. Marco Alberio a contribué à cet article pour 70 % de la charge de travail et Mario Handfield pour 30 %. La contribution d’Handfield dans le cadre de la recherche a été importante pour la partie quantitative de l’étude.
-
[2]
Il a été demandé aux intervenants et professionnels sondés de choisir toutes les stratégies utilisées par leur organisme parmi des choix de réponses prédéterminés. Cela explique que le total des pourcentages ne soit pas égal à 100 %. Le pourcentage fait référence à la proportion totale des intervenants et professionnels ayant choisi chacun de ces choix.
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