Depuis quelques années, au Québec comme ailleurs, et particulièrement dans les milieux féministes, de plus en plus de chercheuses, d’intervenantes et de militantes s’inspirent, individuellement ou au sein d’un organisme, des approches intersectionnelles pour comprendre et agir sur les inégalités que vivent certains groupes de femmes marginalisées. On peut penser aux situations suivantes : la violence conjugale et familiale vécue par les femmes immigrantes et autochtones; les obstacles à l’intégration des femmes de la diversité dans les organisations féministes; la santé des femmes du point de vue de la justice reproductive; l’accès aux services de santé pour des femmes des milieux ethnoculturels; l’embauche dans des emplois non traditionnels; les discriminations particulières envers des femmes qui s’identifient comme lesbiennes. Or, depuis peu, il est possible de constater une augmentation marquée des usages de l’intersectionnalité dans d’autres milieux de recherche et d’intervention, par exemple les cultural studies, les études LGBT, les sciences juridiques ainsi que les études sur la masculinité, la santé et le VIH / SIDA. En soi, la notion d’intersectionnalité n’est pas nouvelle. On s’y réfère sous différentes appellations qui ont évolué au fil du temps, souvent dans un dialogue continu avec le féminisme et ses différentes écoles de pensée. Cet échange qui se poursuit encore aujourd’hui a pris plusieurs formes. On peut situer les débuts de la pensée intersectionnelle à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, suite à l’abolition de l’esclavage aux États-Unis. Les premières traces se retrouvent dans les écrits de Cooper (1892) et de Du Bois (1920). Ces deux auteurs étatsuniens sont reconnus comme pionniers de l’analyse intersectionnelle (Collins, 2000) puisqu’ils ont été les premiers à s’intéresser à la complexité des systèmes d’oppression et à identifier les dynamiques entre identité et structure sociale et leurs effets sur la vie des Américains d’origine africaine. C’est autour des années 1990 que le terme « intersectionnalité » comme tel a été introduit par Crenshaw (1991). Il a par la suite été théorisé pour explorer comment l’identité des femmes, leur positionnement social et leurs expériences de l’inégalité et de la violence ont été structurés par les multiples systèmes de domination liés à la race, au genre, à la classe et à la nation, entre autres. L’objectif de cette démarche de théorisation était à la fois de développer un modèle pour analyser l’oppression que vivaient les femmes des communautés noires et d’élaborer une stratégie politique pour contester et transformer les rapports sociaux fondés sur l’inégalité incluant ceux entre les femmes et ceux qui existaient au sein des communautés noires (hooks, 1981; Crenshaw, 1991; Collins, 1993; Crenshaw, 1993 / 2005). Entre-temps, de l’autre côté de l’Atlantique, des féministes européennes (Knudsen, 2006; Prins, 2006; Yuval Davis, 2006; Anthias, 2008), en s’appuyant sur une perspective socioconstructionniste, ont proposé une autre vision de l’intersectionnalité. Dans cette seconde version, les individus ne sont pas uniquement vus comme opprimés par les multiples systèmes d’oppressions. Les hiérarchies sociales sont également décrites comme la concrétisation de discours fondés sur différentes divisions sociales et comme effets de pratiques et de processus qui prennent forme au cours des interactions humaines, que ce soit au sein des institutions, de la communauté, du marché de l’emploi ou encore de la famille. Pour plusieurs, les racines de l’intersectionnalité s’alimentent aux critiques de féministes noires américaines à l’endroit du féminisme blanc, de ses discours et de son programme politique qui ne prenaient pas en compte les connaissances, le vécu et les besoins des femmes qui se retrouvaient aux marges de la société. Chose certaine, les féministes québécoises ont également été préoccupées par l’hétérogénéité des femmes et leurs différences et …
Parties annexes
Bibliographie
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