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Ce livre est produit sous la direction de Vivianne Châtel, enseignante à la Chaire francophone de travail social de l’Université de Fribourg et chercheuse au Centre de recherche sur les liens sociaux (CERLIS), Paris V-Sorbonne, et de Shirley Roy, professeure titulaire au département de sociologie de l’Université du Québec à Montréal et une des fondatrices du Collectif de recherche sur l’itinérance, la pauvreté et l’exclusion sociale. Il est le fruit de deux années de séminaires.
Cet ouvrage est une réflexion destinée à un large public comprenant tant les étudiants, les formateurs, les intervenants et les responsables administratifs et politiques. Il se fixe le but de porter un regard nouveau sur la notion de vulnérabilité. Une vulnérabilité présentée généralement sous l’angle de la dimension financière, qui se rapporte uniquement à l’individu, seul responsable (il doit être mobile, efficace, performant, heureux) de son inscription dans la dynamique de production et de consommation (manque de moyen de subsistance dans un univers de consommation). Son analyse porte sur les dimensions sociales et politiques de la vulnérabilité en essayant d’identifier les conditions de cette vulnérabilité, ses modalités passées et présentes et les défis qu’elle pose dans une société globalisée.
Plusieurs concepts clés permettent de saisir le sens de l’ouvrage. Les sociétés contemporaines contrastent avec les sociétés modernes telles que définies par les Lumières. La société moderne est exactement le contraire de la société contemporaine occidentale selon l’ouvrage. Le concept d’autodétermination et d’autonomie mis de l’avant par la société contemporaine détruit la possibilité du vivre-ensemble à cause de l’esprit de compétition qu’il charrie et donc empêche de bâtir le bien commun auquel le politique se réfèrerait comme gestionnaire. Ce serait selon nous une sorte de perversion de l’idéal des Lumières.
Le deuxième axe (axe sociopolitique) de l’ouvrage porte sur le principe de la responsabilisation du sujet et tente de déconstruire cette responsabilisation. En effet, c’est un ouvrage qui dans son ensemble permet d’identifier l’idéologie individualiste des sociétés occidentales contemporaines et, conséquemment, ouvre la voie à la déconstruction de ce mode de régulation sociale porteur de vulnérabilité. Par ailleurs, il convient de noter que des auteurs comme Shirley délaissent le terrain de la pauvreté comme moyen pour expliquer la vulnérabilité. Christopher McAll quant à lui l’investit par des exemples pratiques issus de recherches empiriques tout en identifiant le processus inscrit dans les rapports sociaux, le résultat et le mécanisme de production de cette pauvreté. Toutefois, il est nécessaire de souligner que le pauvre est certes vulnérable, mais la vulnérabilité n’est pas nécessairement synonyme de pauvreté.
En effet, le propos de l’ouvrage dans son ensemble semble porte sur le fait que la vulnérabilité ne peut se réduire à la notion de pauvreté. En outre, la vulnérabilité ne peut se comprendre en dehors de la notion d’exclusion sociale qui constitue le cadre théorique et méthodologique de départ permettant d’interroger les rapports sociaux. C’est la thèse de Shirley Roy qui refuse de s’enfermer dans une discussion sur le concept pour explorer les enjeux théoriques sous-jacents aux tentatives d’explication de l’exclusion en se rattachant aux rapports sociaux à l’oeuvre dans les sociétés contemporaines. Elle veut identifier l’éclairage qu’apportent ces enjeux à la compréhension du phénomène et propose une démarche méthodologique axée sur la complexité, l’interdisciplinarité et la triangulation des méthodes pour mieux cerner la problématique. Pour cette auteure, il faut partir de la notion d’exclusion sociale pour comprendre celle de la vulnérabilité. Elle semble donc prendre le contrepied de la réflexion de McAll.
Dans sa comparaison entre les sociétés contemporaines telles que vécues et les sociétés modernes telles qu’imaginées, Fecteau fait ressortir la perversion du concept de liberté issue de la pensée des Lumières, responsable selon lui de la vulnérabilité. Toutefois, il omet la récupération de cette réflexion sur la liberté individuelle par les maîtres du système capitaliste, récupération à la source de cette perversion. À la lecture de Fecteau, on peut inférer que la fragilité et, conséquemment, la vulnérabilité sont nécessaires aux rapports économiques volatils entretenus par les concepteurs du système. Cet état fait du travail une faveur au lieu d’un droit et donc fait dépendre l’individu, ainsi que sa survie, du patron qui lui fait cette faveur. En même temps qu’il fait dépendre l’investisseur des aléas du marché , lequel marché est sous le contrôle des plus forts. Par ailleurs, le document ne fait pas la nuance entre les formes de vulnérabilité et le vécu de ces vulnérabilités dépendamment de sa position par rapport à la zone d’inclusion sociale.
En somme, trois constats se dégagent de la lecture de l’ouvrage :
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La vulnérabilité est le résultat des modes de régulation sociale (une incertitude chronique, une accélération de l’histoire, la surdétermination du « je » qui implique l’élimination potentielle de l’autre qui devient étranger et éventuellement un ennemi (p. 44), la responsabilité individuelle et la culpabilité des non-possédants);
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La vulnérabilité est globale (les intégrés doivent continuellement s’adapter pour rester dans la course);
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La vulnérabilité est indispensable au fonctionnement du système. Et il est opportun de se demander dans quelle mesure il n’a pas su profiter des effets pervers de l’État providence, telle la fragilisation des liens sociaux entre autres, pour institutionnaliser cet état de fait. L’effort de réduction systématique de l’État, contraint par les « forces du marché » à se désengager est un fait. Face à cette situation, l’individu se retrouve livré à lui-même et contraint de fournir des efforts d’adaptation constants. Ceci ne profite en fin de compte qu’au « marché ».
Toutefois, deux contradictions majeures se révèlent à la lecture du livre entre (1) Marc-Henry Soulet, pour lequel la « vulnérabilité n’est pas un état intermédiaire entre intégration et exclusion » (p. 66) et Amnon Jacob Suissa, pour qui la vulnérabilité peut être « conçue comme une zone de turbulence, entre intégration et exclusion » (p. 182). Cette première contradiction témoigne en réalité du caractère structurel et à la limite inévitable, mais aussi paradoxal de cette notion à la lumière du mode de fonctionnement des sociétés contemporaines occidentales ou occidentalisées. Ceci nous amène aux questions suivantes : à qui profite cette instabilité généralisée productrice de vulnérabilité dépassant le cadre ontologique? Cette vulnérabilité se vit-elle de la même manière tant du côté des individus inscrits dans les espaces symboliques d’intégration que du côté de ceux qui en sont éloignés? Cette dernière question en apparence simple est susceptible d’ajouter des catégories explicatives à la vulnérabilité prise de manière globale, générale.
(2) La deuxième contradiction met en dialogue Shirley Roy, qui avance que la notion de pauvreté n’est pas suffisante pour rendre compte de la vulnérabilité, Jean-Marie Fecteau, qui soutient que la vulnérabilité est, dans sa dimension sociale, « l’envers prospectif de la pauvreté » (p. 38), et Christopher McAll, qui investit la notion de pauvreté pour en faire ressortir des mécanismes de production de la vulnérabilité. De ceci, nous pouvons inférer que la pauvreté n’est en fin de compte qu’une des formes les plus évidentes ou un aboutissement possible du processus de vulnérabilisation en cours dans nos sociétés. Une autre question demeure : une fois la vulnérabilité identifiée, les mécanismes et logiques mis à l’avant-scène, comment fait-on pour s’en sortir?
Le lecteur de NPS appréciera la lecture de cet ouvrage puisqu’il lui permettra de saisir le fait que nous soyons entrés dans une ère de vulnérabilité généralisée caractérisée par une guerre de tous contre tous. Contexte qui pose la vulnérabilité comme une menace pesant sur chaque individu, quel que soit son statut social. Cette vulnérabilité revêt plusieurs formes, dont celles apparemment les plus problématiques découlent de la pauvreté, notamment l’exclusion sociale et la marginalité. Néanmoins, la précarité de la situation des « inclus/intégrés » en butte à une lutte constante pour rester dans la course n’est pas moins déplorable.
Parties annexes
Remerciements
L’auteur remercie Yves Couturier et Jonathan Burnham pour leurs commentaires du texte