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Voilà une anthologie qui tombe bien. À la redécouverte, depuis quelques années déjà, des « sources » (scientifiques, catholiques, institutionnelles…) de la Révolution tranquille, s’ajoute un livre clé. Georges-Henri Lévesque, l’un de ses précurseurs, est d’abord connu pour ses combats contre le cléricalisme et Maurice Duplessis, et pour sa promotion des sciences sociales et d’un « esprit scientifique ». Mais ses écrits sont peu connus et encore moins accessibles, lacune que les éditeurs de cette anthologie ont voulu combler. La division du recueil en quatre parties – « Sciences sociales », « Théologie sociale », « Solidarités sociales » et « Politique sociale » – est efficace et permet au lecteur de cibler quel(s) volet(s) « social » du père Lévesque l’intéressera. L’ordre chronologique des textes à l’intérieur de chacune des parties facilite, malgré des répétitions inévitables pour ce type de recueil, le suivi du développement des considérations de G.-H. Lévesque.
Le choix du titre est excellent : Échos d’une mutation sociale; il prépare le lecteur à (re)découvrir les enjeux « sociaux » tels que traversés et réfléchis par le père Lévesque, davantage qu’une pensée théorique systématique. Comme nous prévient le préfacier Guy Rocher, la plupart des textes sont issus de conférences et d’allocutions, ce qui rend bien le style oratoire coloré du père Lévesque. C’est d’abord un penseur de l’action et un penseur dans l’action que ces textes nous font découvrir, au coeur de la société canadienne-française des années 1930-1960. Il est parfois difficile, du haut de notre société sécularisée, de revisiter ces textes sans y apposer nos grilles de lecture – laïcité/religion, et scientificité/croyance. Ce serait pourtant rater l’occasion d’explorer une expérience (scientifique et catholique) qui nous est à la fois familière et étrangère. Étrangère en raison de la prégnance de certains « mythes », comme celui de la mission catholique afin de conquérir l’Amérique du Nord – mais cette fois-ci par la science, la « compétence » et le travail social! (p. 124). Plus familière, ou du moins post-1960, par les mises en garde contre les « modèles importés » en sociologie et le « colonialisme social », qui participaient, pour G.-H. Lévesque, à ce qu’on appellera bientôt l’aliénation du Québec. La mise en évidence du particularisme québécois par rapport aux théories étrangères n’est pourtant pas repli frileux. On découvre au contraire des sources bibliographiques diversifiées, états-uniennes et européennes.
Un enjeu susceptible d’intéresser les lecteurs de la revue Nouvelles pratiques sociales concerne l’intervention sociale, véritable ligne de fond de cette anthologie, dont les énonciations sont parfois déroutantes. Afin d’atteindre une « utilisation optimale des techniques d’action sociale » (p. 138), il faut des « experts » des questions sociales, mais plus « humanistes » que les « social workers » anglo-saxons. Poussant la doctrine sociale de l’Église jusqu’à sa limite, le père Lévesque actualise le vieil impératif de la « charité catholique » à travers la technique, grâce à la formation exigeante, empirique et théorique de spécialistes du « social ». Plutôt qu’à des « cas », le service social doit en fait s’attaquer à des « événements en marche » (p. 348). On est frappé par le dynamisme donné au service social, dont les « forces prodigieuses » entraînent un « élan collectif, rationnel, puissant et créateur » (p. 142). Les occurrences du mot « invention » et de l’adjectif « inventif », et la propension du père Lévesque à remettre en cause les acquis et les progrès pourtant tout récents du service social étonneront le lecteur qui s’attendait à découvrir une posture prudente et timide, pré-Révolution tranquille.
Ces appels à l’invention et au dépassement constituent un autre itinéraire qu’on peut emprunter dans cette anthologie. Les rapports étroits entre l’École de service social et la Faculté que décrit G.-H. Lévesque constituent, à bien des égards, les prémices de la collaboration entre les chercheurs et l’État dans les années 1960. C’est à un véritable « apostolat de la compétence » que le père Lévesque invite, plusieurs des étudiants de la Faculté étant ceux-là mêmes qui pratiqueront un « apostolat laïc » au service de l’État dans les années 1960. L’un des textes importants s’intitule « Principes et faits dans l’enseignement des sciences sociales » (p. 102-109). S’y révèle une exigence plutôt positiviste, qui devait alors court-circuiter l’amalgame observations-normes qui minait l’appréhension de la « réalité ». Il s’agit de mener une sociologie selon les « méthodes propres à cette science », sans concession à quelque « préoccupation doctrinale » que ce soit, et ensuite seulement, de porter des « jugements de valeur », de façon à ne pas entacher l’objectivité de sa démarche scientifique (p. 107). Fondateur et défenseur acharné de la Faculté des sciences sociales de l’Université Laval, le père Lévesque en a aussi fait la chronique (p. 168-183). L’esprit militant et conquérant des premières années de la Faculté s’inscrivait dans un contexte tendu, où le père Lévesque devait ménager la doctrine sociale de l’Église et l’esprit scientifique qu’il promouvait. Les ruses et la souplesse de cet entrepreneur en sciences sociales témoignent bien, comme un microcosme, des tensions qui traversaient la société canadienne-française.
Le scientisme convaincu qui émane de certains textes, où la science est chargée de guider l’humanité dans une marche où service social et sciences sociales jouent un grand rôle (p. 455-457), est balancé par la critique (anticipatrice) des dérives du système qui se met en place. L’une des ambivalences les plus marquées du recueil oppose la confiance inouïe dans les capacités de l’intervenant ou du « technicien » social et la critique institutionnelle de la « formidable machine » (p. 148) qu’est en train de devenir le service social, en proie à la « déshumanisation », et ce… en 1947! Plusieurs enjeux apparaissent aujourd’hui lointains, comme ceux gravitant autour des coopératives et de la « coopération » en tant que participation économique visant à pallier les excès du capitalisme. D’autres enjeux, au contraire, comme celui de la non-confessionnalisation des sciences sociales, éclairent le contexte et les tiraillements précédant la Révolution tranquille. La question de la « déconfessionnalisation » traverse d’ailleurs les textes de cette anthologie. La partie sur la théologie sociale fera découvrir au lecteur un autre volet de la pensée du père Lévesque, notamment la matrice thomiste et la théologie du développement (p. 234-242). Les textes postérieurs aux années 1960 ont moins d’intérêt.
Les éditeurs font un bon travail de contextualisation dans leur « Introduction », substantielle et fouillée (72 pages), notamment pour les volets institutionnel et intellectuel, qui servent en quelque sorte de « caisse de résonance » aux textes du recueil proprement dit. Particulièrement, les éditeurs inscrivent bien la pensée du père Lévesque dans les courants sociologiques et théologiques occidentaux, avec lesquels il était constamment en dialogue. La collaboration, plutôt inédite, d’un sociologue (J.-F. Simard) et d’un théologien (M. Allard), même si elle aurait pu être mieux enchevêtrée, offre un double éclairage intéressant. Une étude de réception de l’oeuvre et du personnage est également esquissée, non sans visée apologétique.
On aurait cependant apprécié des interventions plus soutenues des éditeurs en note de bas de page, pour éclaircir certains enjeux devenus obscurs aujourd’hui. L’introduction, truffée de longues citations puisées à même les textes présentés, aurait également pu être allégée. La dernière partie (« Politique sociale ») aurait quant à elle mérité une appellation plus large, ses articles clés traitant explicitement de la culture (p. 455-479). Enfin, la numérotation des textes aurait permis un repérage et des renvois plus rapides. Mais ces remarques n’enlèvent rien au travail des éditeurs. En bref, cette anthologie constitue, en plus de l’occasion de mesurer le chemin parcouru en intervention sociale depuis le milieu du xxe siècle, une invitation au lecteur à approfondir et à dépasser certaines dichotomies consacrées à propos de l’expérience de la recherche au Québec avant la Révolution tranquille.