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Introduction

À la suite de l’émergence des jardins communautaires et collectifs, de nouvelles formes d’agriculture urbaine (AU) apparaissent sur le territoire montréalais. Les jardins qui résultent de ces pratiques peuvent être qualifiés de solidaires puisqu’ils sont issus d’une réflexion portant sur « la relation à la terre, à la consommation, à l’environnement, au travail, à l’organisation de la société et au modèle économique et politique dominant. […] Ce sont des jardins collectifs entretenus par plusieurs personnes liées à un projet commun » (CRAC, Delisle-L’Heureux et Lambert-Pilotte, 2010). En décidant de provoquer un changement social par elles-mêmes plutôt que d’attendre l’intervention d’un agent extérieur, les personnes militantes posent une action concrète et directe (Gordon, 2008). Cette action directe appliquée à l’agriculture urbaine est un acte de résistance : « Urban community gardens claim their very existence signifies resistance : resistance defines the space because something other than growing food and flowers “could” or really “should” be taking place there. » (Pudup, 2008 : 1232)

Cette évolution des modes de fonctionnement des jardins s’insère dans la mouvance de la redéfinition des échelles spatiales observable sur le plan de la gouvernance (Hamel et Jouve, 2006). Que ce soit à l’échelle mondiale ou locale, les initiatives citoyennes tentent de renouer avec des pratiques accordant plus de légitimité à leurs actions (Massé et Beaudry, 2008). L’action collective se transforme, créant de nouveaux défis d’organisation et de communication dans le milieu militant (Reman et Pourtois, 2004). Dans ce contexte, les jardins solidaires apparaissent être des formes spatiales propices à l’action collective et à l’innovation en matière de gouvernance locale (Julien-Denis, 2013). Ils permettent aux citoyens de prendre part collectivement à un projet d’appropriation de l’espace urbain axé sur la justice sociale, l’environnement et la démocratie participative (Massé et Beaudry, 2008).

Ceci nous incite à analyser le cas du Collectif de recherche en aménagement paysager et en agriculture urbaine durable, le CRAPAUD, qui a choisi l’autogestion comme mode de gouvernance pour mener à bien sa mission et atteindre ses objectifs. Notre visée principale est d’évaluer le rôle de l’autogestion en tant qu’outil d’autonomisation dans un processus d’apprentissage en milieu institutionnel utilisant l’agriculture urbaine. Il s’agit de mettre en lumière en quoi l’autogestion joue un rôle dans l’atteinte des objectifs socioenvironnementaux du CRAPAUD. Nous montrerons que le mode de gouvernance du collectif favorise l’atteinte de ses objectifs socioenvironnementaux tout en lui permettant d’atteindre des objectifs collatéraux, liés à l’autonomisation et à la participation citoyenne.

Autogestion et action collective

De façon générale, l’autogestion est définie comme étant une « gestion par soi-même [qui suppose] la suppression de toute distinction entre dirigeants et dirigés et l’affirmation de l’aptitude à s’organiser collectivement tant dans la vie sociale que dans l’appareil productif » (Gjidara, 1998). De manière concrète, cette aptitude à s’organiser collectivement fait appel à la prise en charge individuelle, nécessaire prélude à la prise en charge collective d’un groupe social donné.

L’autogestion joue un rôle dans l’autonomisation des individus en favorisant l’échange de savoirs et en leur permettant d’explorer, d’apprendre et de développer des compétences autres que théoriques et didactiques (Legault, 2011). L’éducation populaire autonome telle que pratiquée par un collectif d’individus autogéré induit une construction individuelle et collective menant à l’autonomisation dans une perspective de transformation sociale (Legault, 2011 : 199).

Chaque organisation autogérée est unique en ce qu’elle crée sa propre structure : « Un groupe autogéré est idéalement un groupe qui se dirige lui-même, qui fait naître ses propres institutions de direction, de fonctionnement, de gestion, de contrôle, d’évaluation et de développement » (D’Aragon, 1980 : 14). Ainsi, la prise de décisions consensuelle basée sur la démocratie directe et la faculté d’adaptation sont deux aspects fondamentaux d’une organisation autogérée. L’établissement de nouveaux rapports sociaux égalitaires ainsi que l’autonomie et la liberté sont d’autres aspects essentiels de l’autogestion (Lambert-Pilotte, Drapeau et Kruzynski, 2007).

Le CRAPAUD est un terreau fertile pour analyser l’application des principes autogestionnaires dans le milieu de l’AU, puisque ses assises reposent sur des valeurs associées à l’autogestion. C’est une initiative née de la rencontre de 10 étudiants mobilisés qui voulaient créer un lieu leur permettant de mettre en action leurs idéologies, nourries par les principes de l’écologie sociale. Trois éléments sont à la base de leur mobilisation : 1) l’engagement dans la communauté; 2) une réflexion sur le système alimentaire actuel; et 3) une réflexion holistique sur le fonctionnement de la société contemporaine. Parmi les membres fondateurs toujours présents lors de la saison 2010-2011, un fort militantisme puisant ses racines dans les valeurs autogestionnaires était palpable et était le pilier des actions et des réflexions du collectif. La réappropriation de l’espace urbain guidait également l’action collective de ces militants.

Dès les débuts du CRAPAUD en 2009, l’action directe a été employée pour parvenir à la réalisation d’un triple objectif commun : la création d’un jardin sur le campus de l’UQAM, l’exploration des possibilités offertes par l’agriculture urbaine et la promotion de ce type d’agriculture. Ainsi, les fondateurs du CRAPAUD se sont approprié certains espaces gazonnés du complexe des sciences de l’UQAM, situé en plein centre-ville montréalais, et les ont transformés en jardins où poussent maintenant des plantes, qu’elles soient indigènes, médicinales ou potagères. La mission du collectif est de promouvoir, par la recherche, la sensibilisation, la réappropriation et l’action, une agriculture, un aménagement et un entretien paysagers respectueux de l’environnement en utilisant le jardin urbain et le compostage en milieu institutionnel comme laboratoire expérimental d’éducation populaire (CRAPAUD, 2010).

Méthodologie

Notre recherche est qualitative et s’apparente à la recherche participative. Ce type de recherche « va dans le sens de valoriser un processus de production des connaissances réalisé de concert avec les acteurs concernés » (Anadón et Couture, 2007 : 3). La réalisation de notre recherche a nécessité un va-et-vient constant entre la recherche documentaire et le travail sur le terrain au CRAPAUD. De plus, pour compléter la collecte des données, des entrevues individuelles semi-dirigées, d’une durée moyenne de 54 minutes, ont été réalisées avec neuf membres du collectif, soit trois membres internes (coordonnateurs.trices, stagiaires), trois membres externes (bénévoles et jardiniers) et trois membres fondateurs du CRAPAUD[1].

Dix-neuf questions étaient posées à chaque participant pour les amener à décrire et à parler de leur expérience interne ou externe au sein du CRAPAUD.

Le mode de gouvernance du CRAPAUD

Au cours de l’été 2010, trois types d’acteurs sont présents au CRAPAUD : 1) les membres internes (coordonnateurs), la personne stagiaire et la personne chargée du projet de l’École d’été sur l’agriculture urbaine; 2) les membres du comité aviseur[2], composé d’un professeur associé de l’Institut des sciences de l’environnement, d’une personne représentante du GRIP-UQAM[3], de trois étudiants.es de l’UQAM et de trois personnes fondatrices du collectif; et 3) les membres externes, (bénévoles-jardiniers [BJ] et membres du TETARD[4]).

Sur le plan structurel, deux catégories de tâches coexistent au CRAPAUD : les tâches reliées aux membres externes (BJ) et celles accomplies par les membres internes. Pour ces derniers, les tâches ont été établies et accordées selon les compétences et les champs d’intérêt de chacun : « On a essayé de cibler les forces des personnes qu’on a recrutées, puis de créer les tâches en fonction de leurs forces » (Entrevue, 2010). Les tâches des BJ, quant à elles, ont été distribuées sur la base de leurs champs d’intérêt ainsi que des besoins relatifs aux différents jardins.

En théorie, la prise de décision du CRAPAUD s’effectuait lors de réunions où les membres internes discutaient de points importants selon un ordre du jour modifiable par tous. Les décisions plus importantes, celles liées à une grande dépense, par exemple, faisaient d’abord l’objet d’une rencontre du conseil d’administration (CA), suivie d’une réunion régulière. Il y avait aussi ce que certains ont appelé la gestion du quotidien, qui était faite par le biais de rencontres entre les coordonnateurs, et qui portait sur des éléments plus ponctuels. Un aspect intouchable, modus operandi de la prise de décision au CRAPAUD, est l’atteinte du consensus. Tous les membres approuvent cette façon de procéder.

Ainsi, le CRAPAUD présente certaines affinités avec les valeurs qui sous-tendent les principes autogestionnaires, soit la prise de décision consensuelle, l’autonomie d’action et l’établissement de rapports sociaux égalitaires.

Des caractéristiques inhérentes à l’autogestion

Le mode de gouvernance du CRAPAUD a des avantages et des inconvénients. Bien souvent, les membres du CRAPAUD se questionnent sur la réelle portée de l’autogestion, voire sur son existence même au sein du collectif. Mis à part les membres fondateurs, les répondants nous ont décrit le mode de gouvernance autogéré en d’autres termes (horizontalité, espace participatif, gouvernance communiste, etc.), allant jusqu’à mentionner qu’ils ne considèrent pas le CRAPAUD comme étant complètement autogéré. Cependant, six des neufs répondants parlent de l’autogestion comme faisant partie de l’objectif du collectif, de l’apprentissage général de ses membres.

Le CRAPAUD peut être considéré comme étant une organisation où l’autogestion est non aboutie, dû à certaines contraintes au sein du collectif qui remettent en question son identité organisationnelle. Parmi celles-ci, notons une faible prise en charge individuelle de départ, un déséquilibre participatif, une certaine opacité communicationnelle liée à un manque d’échanges, un flou concernant les règles, la présence d’un leader et, enfin, un processus décisionnel plutôt instable.

La prise en charge

Bien que l’appropriation d’un projet par des individus soit difficilement mesurable, nous abordons cette question sous l’angle du degré de prise en charge de ce projet, tant individuelle que collective. Pour un individu, la prise en charge est « le pouvoir nécessaire pour prendre part de façon directe aux décisions qui affectent sa vie quotidienne » (Nestor, 2005 : 5). Si une forte prise en charge individuelle du côté des membres fondateurs du collectif était évidente, elle n’a pas été aussi marquée chez les membres internes et externes.

Au CRAPAUD, si une volonté de fonctionner collectivement était bien présente, la gestion globale de l’organisme n’était pas toujours collective, mais réalisée en petits comités. Cette déficience de la prise en charge collective due à un manque d’appropriation pourrait être liée au changement presque complet d’acteurs au sein du collectif entre 2009 et 2010, l’appropriation des projets mis en oeuvre au CRAPAUD demandant un certain temps : « surtout quand les gens viennent juste d’être engagés puis sont engagés pour quelque chose qu’ils n’ont pas nécessairement créé, c’est difficile de prendre sa place, de s’approprier son poste, mais ça se fait à la longue, puis je pense que, les gens qui sont passés par là, ils restent au CRAPAUD puis ils veulent développer leurs projets » (Entrevue, 2010). C’est ce qui a pu être observé entre mai et décembre 2010, certains individus prenant plus d’initiatives personnelles avec le temps et s’appropriant le projet de plus en plus :

[…] il y a des individus qui ont pris complètement possession d’eux-mêmes pendant tout cet été, qui sont partis en étant plutôt exécutants et qui sont arrivés en étant complètement leaders. […] C’est un laboratoire d’expérimentation personnel aussi

Entrevue, 2010

L’appartenance et la participation

Les entrevues mettent en lumière l’existence d’une double réalité lorsqu’il est question d’équilibre dans la participation au CRAPAUD. Tout d’abord, la majorité des répondants mentionnent des différences importantes quant à l’implication des individus. En effet, que ce soit pour les membres internes, salariés ou non, ou pour les BJ, cinq personnes sur neuf ont mentionné que c’était souvent les mêmes personnes qui participaient et qui s’impliquaient pour faire avancer le collectif. Trois des répondants ont mentionné que le salaire jouait sur la participation, soulignant les attentes ou les obligations liées au mandat. Par contre, huit des neuf répondants sont satisfaits de leur statut de bénévole ou sont des salariés qui font également du bénévolat avec plaisir.

L’équité salariale est une valeur primordiale au sein du collectif. Mais la question du bénévolat chez les salariés au CRAPAUD est épineuse puisqu’il n’a pas été intégré de façon similaire par tous les membres. Il était clair dès le départ que les salariés devaient fournir, en plus de leurs heures de travail rémunérées, un minimum d’heures bénévoles pour faire avancer le collectif. Cependant, tous les salariés ne se sont pas soumis également à cette exigence informelle et cela a miné le groupe. Le déséquilibre participatif a généré certaines tensions entre les membres. Chez les membres fondateurs ayant longtemps fonctionné sur une base bénévole avant d’être payés, nous avons pu observer qu’il semblait plus naturel de ne pas compter les heures de bénévolat et d’investir plus de temps dans le collectif que le seul temps rémunéré. Les personnes n’ayant pas participé à la fondation du CRAPAUD, ou n’ayant pas été bénévoles avant d’être engagées, n’avaient pas la même idée à ce sujet.

En revanche, il s’est installé un équilibre entre trois des quatre personnes à la coordination au sujet des tâches, de la participation et de la prise de décision. Il est difficile de trouver un équilibre constant au sein d’un groupe d’individus où il y a une grande rotation tout au long de l’année, ce qui est le cas avec des étudiants : « [L’équilibre dans la participation], c’est quelque chose qui s’acquiert, c’est une compétence qui se développe dans une dynamique de groupe, les groupes changeant chaque année, ça va être à refaire chaque année » (Entrevue, 2010). Pour assurer une certaine cohésion au sein du collectif, il faut être conscient des implications de cette rotation.

La participation des BJ au cours de l’été 2010 a été plutôt inconstante, leur présence ayant été plus ou moins forte selon les périodes de jardinage. Un des membres externes nous expose sa vision de l’engagement bénévole comme ceci :

Y’avait beaucoup de gens au début, puis la semaine d’après, plus personne, puis le jour suivant, encore des gens; enfin, c’était vraiment des hauts et des bas…

Entrevue, 2010

La communication

Dans une organisation autogérée, la circulation de l’information ainsi que le partage et le transfert des connaissances doivent être rigoureusement respectés. Or, les entrevues ont révélé que les membres considéraient que la communication à l’interne était déficiente, allant jusqu’à la décrire en ces termes : rétention d’information, mauvaise circulation, manque de transparence, flou, non-dits, bruits de couloirs, etc. Les membres externes ont, quant à eux, parlé de la communication en de meilleurs termes, affirmant qu’elle était « correcte » et « bonne ». Ainsi, il semble qu’à l’interne la communication soit une préoccupation considérable. Les deux tiers des répondants affirment qu’il existe une importante rétention d’information au sein du collectif et quatre d’entre eux jugent la communication déficiente. Selon ces derniers, cette rétention n’est pas généralisée, mais a été surtout le fait d’un des membres fondateurs.

La plupart des membres fondateurs présents lors de l’été 2010 ont tenté de transmettre l’information nécessaire à la passation des différents dossiers au CRAPAUD. Cette transmission des connaissances ne s’est pas faite de façon fluide et complète dû à l’absence d’outils de suivi, d’échange et de transfert d’informations.

Les règles

Sept personnes ont mentionné qu’il n’y avait pas de règles ou de lois formelles dans le collectif, tandis qu’un répondant indiquait qu’il y avait bel et bien des règles, mais qu’elles étaient floues. Il semble que les règles soient informelles, basées sur le respect, le bon sens, le savoir-vivre, ainsi que sur la communication non violente[5]. Selon deux répondants, la seule règle formelle à l’interne au CRAPAUD, mise à part l’atteinte des objectifs fixés, était le respect des heures et des tâches allouées aux membres.

Le processus décisionnel

Au fil de la saison 2010, le processus décisionnel du collectif a été en perpétuelle évolution en vue d’atteindre une forme de gestion collective liée à la prise de décision inclusive et réellement horizontale. Cependant, l’observation et les entrevues montrent que le processus décisionnel n’est pas très structuré sur le plan organisationnel. En effet, six répondants ont admis qu’en ce qui a trait à la prise de décision, le CA n’était ni fonctionnel ni efficace : « On avait un genre de CA qui était plus un essai que d’autre chose, qui n’a pas vraiment bien marché, qui était supposé être le pouvoir décisionnel. » (Entrevue, 2010) Ainsi, ce qui est mentionné par quatre des répondants, c’est qu’une certaine autonomie collective s’était établie en ce qui concerne la gestion du quotidien et entre les différentes personnes s’occupant de la coordination.

Leadership

En plus du fonctionnement cahoteux du CA, les répondants ont révélé l’existence d’un autre problème dans le mode de gestion collective du CRAPAUD. En effet, ils ont tous souligné l’existence d’un leader qui prenait la plupart des décisions, souvent sans tenir de discussions avec les autres membres du collectif. Le leader s’arrogeait ainsi un certain pouvoir au sein du CRAPAUD. Cette forme de leadership a déplu à quelques membres et a contribué à l’apparition de tensions : « Il y avait bien des choses qui se faisaient à l’insu des autres, mais ça lui gardait justement une longueur d’avance, puis ça le maintenait en fait dans une position de prise en charge plus grande » (Entrevue, 2010).

Fait à noter, la critique est plutôt formulée par rapport à la gestion collective, et non par rapport au fonctionnement global du collectif. Dans les faits, sept des neuf répondants ont admis que le leader était efficace :

Manifestement, X a été un leader qui a apporté beaucoup de choses positives. J’pense qu’on est beaucoup, voire tout le monde, [à reconnaître] l’apport essentiel que X a [été pour le] CRAPAUD par rapport à sa visibilité, à sa crédibilité, à sa survie; j’veux dire ça a été une personne clé par rapport au CRAPAUD.

Entrevue, 2010

Bien qu’à leur avis, l’existence d’un leader dans un groupe soit tout à fait naturelle, trois répondants considèrent néanmoins que la prise de décision individuelle était complexe. Cette situation a créé de l’insatisfaction au sein du collectif. Deux des répondants ont souligné la nécessité que tous prennent le leadership, sans quoi la prise en charge collective n’a pas lieu. Ainsi, si la participation était collective, il semble que la gouvernance en elle-même ne l’était pas tout à fait : « Ce n’était pas vraiment une démocratie, ce n’était pas vraiment non plus une dictature, c’était entre les deux… » (Entrevue, 2010) À ce sujet, il est intéressant de constater qu’à la question « si vous étiez le chef du CRAPAUD, quelles seraient les priorités sur le plan du changement? », seulement trois des neuf répondants ont indiqué qu’il ne devrait pas y avoir de chef au CRAPAUD puisque ça irait à l’encontre des principes mêmes de l’autogestion.

Certes, malgré l’existence de quelques écueils, n’est-il pas juste d’affirmer que l’organisation autogérée idéale, pure et aboutie est une utopie en soi? Pour Girod (2008 : 52), la volonté d’atteindre un idéal autogestionnaire ne devrait pas brimer le fonctionnement de l’organisation, mais bien le stimuler : « Pour que le modèle autogestionnaire s’applique avec succès dans une organisation, il faut admettre ne pas pouvoir appliquer le modèle dans son idéal mais en prendre les grands principes sans paralyser le système en voulant tout réaliser. » Le renouvellement et le perpétuel questionnement chez les membres d’un organisme se prévalant des valeurs autogestionnaires sont des caractéristiques propres à l’autogestion. Vu sous ce jour, il apparaît que le CRAPAUD constitue une forme dynamique de gouvernance locale dont le moteur est l’autogestion.

L’engagement comme moteur d’action

Selon les répondants, c’est la structure autogérée du CRAPAUD qui a favorisé la réalisation de ses objectifs liés tant à l’agriculture urbaine, par l’appropriation de l’espace à l’UQAM pour la mise en oeuvre de projets, qu’à l’environnement. L’atteinte de ces objectifs a été possible grâce à deux forces émanant des valeurs autogestionnaires : la militance active et le partage des idées.

Les acteurs à l’origine du CRAPAUD sont conscientisés sur les problèmes environnementaux et rejettent le système de valeurs fondé sur le néolibéralisme. Ils défendent des valeurs telles que la protection environnementale, la convivialité, le « do it yourself » et l’autonomie, qui sont partie intégrante de l’action collective contemporaine (Silvestro, 2007). Cet engagement politique au quotidien est fondamental dans un cas comme le CRAPAUD, puisque c’est ce qui lui confère sa flexibilité et sa grande liberté d’action, essentielles à l’accomplissement de sa mission. En effet, l’investissement des acteurs dans le collectif devient un prolongement de leurs actions quotidiennes, leur engagement étant moins lié à une quelconque rémunération qu’à un besoin de concrétiser leurs idéaux. L’appropriation de l’espace uqamien pour la pratique de l’agriculture urbaine n’aurait pas pu aboutir sans cette volonté et cet engagement politique des acteurs, qui sont une façon de vivre, voire une façon d’être au quotidien.

Certaines réalisations ont pu être accomplies grâce à la liberté d’action dont jouissent les membres, mais aussi grâce à la mise en commun des énergies et à l’apprentissage partagé par les acteurs concernés. Les entrevues révèlent une très grande liberté d’action au sein du collectif, six des neuf répondants l’ayant évoquée en ces termes. La flexibilité en ce qui concerne l’attribution des tâches donnait aux membres la possibilité de proposer des projets et d’accomplir des tâches autres que celles qu’ils avaient en début de mandat.

La création des jardins à l’UQAM, la mise en place d’un système de compostage et la création de l’École d’été sur l’agriculture urbaine sont trois exemples concrets d’innovations sociales émanant de l’environnement créatif crapaudien. Lors des entrevues, les membres ont souligné que les lieux occupés par le collectif sont non seulement l’incarnation du bien commun, mais également un moyen d’atteindre un idéal qui passe par l’action concrète. Cet environnement encourage l’initiative personnelle et incite à la création de projets novateurs qui sont aux fondements mêmes du CRAPAUD. L’espace accordé à la réflexion et à la discussion permet aux membres de s’approprier le projet commun et d’apprendre tant sur l’agriculture urbaine que sur les pratiques autogestionnaires.

Un processus émancipateur

Si la prise en charge individuelle n’était pas ce qui caractérisait le plus les membres internes au début de la saison 2010, les mois passés au CRAPAUD ont favorisé le développement de leur autonomie individuelle, ce qui a été bénéfique à tout le collectif.

Ça m’a fait plaisir de pouvoir expérimenter d’autres trucs, ça m’a développé dans mes capacités. J’pense que le CRAPAUD offre cette possibilité-là, dès qu’on a un désir, c’est possible de le mettre de l’avant.

Entrevue, 2010

Ceci rejoint Stiegman (2004 : 20), pour qui une forme collective de jardinage est « une manière concrète pour les individus et les milieux de développer leurs compétences, la capacité d’analyse et la confiance qui font partie d’un processus d’empowerment ». L’après-CRAPAUD est tout aussi bénéfique pour les individus que pour la communauté puisque les membres disséminent apprentissages et connaissances dans la collectivité. Ce renforcement individuel se perçoit aussi sur le plan de l’identité collective qui s’acquiert en étant partie prenante du CRAPAUD puisque « le jardin est un lieu d’apprentissage organisationnel et civique, où les jardiniers et jardinières doivent assumer des responsabilités les uns face aux autres et où peuvent se développer une solidarité ainsi qu’une certaine identité collective » (Massé et Beaudry, 2008).

Le CRAPAUD est une organisation autogestionnaire qui place à égalité le processus et le résultat, à l’inverse de ce qui peut être observé dans les organisations plus hiérarchisées. Ce qui est perceptible dans la démarche du CRAPAUD, c’est que l’autogestion devient un objectif qui motive les membres à se questionner et à se réinventer. Or, cette réflexion serait la planche de salut des organisations autogérées actuelles et jouerait un grand rôle dans la santé et la pérennisation de celles-ci :

Il s’agit désormais pour les autogestionnaires non plus seulement d’être critiques mais également et avant tout d’être autocritiques pour favoriser le développement et la viabilité de ce type de forme organisationnelle et leur permettre ainsi de se hisser véritablement au rang des alternatives possibles.

Canivenc, 2009 : 604

À travers l’étude du CRAPAUD, nous constatons l’importance que peut revêtir la dimension politique de l’agriculture à Montréal. Un parallèle peut être fait avec les travaux de Boulianne, Olivier-d’Avignon et Galarneau (2010 : 7) portant sur les jardins de Québec : « La dimension sociopolitique des jardins communautaires et collectifs de la conurbation de Québec émerge quand on les aborde en tant qu’espaces investis et autogérés par leurs membres, ce qui, d’entrée de jeu, leur confère une dimension politique indéniable. » À la fois empreinte d’une idéologie revendicatrice et d’un effet rassembleur important, l’autogestion est un mode de gouvernance permettant d’exploiter cette dimension politique. Qui plus est, la relation de l’être humain avec son territoire ainsi que la question de l’appropriation territoriale, exploitée et explorée par le biais de l’AU, rejoignent les valeurs autogestionnaires : « En réclamant pour soi le pouvoir de produire des aliments et de s’organiser collectivement, l’individu gagne une emprise plus grande sur son habitat (c.-à-d. territoire), s’ancre dans une sorte de “contre-pouvoir urbain”. » (Donadieu et Fleury, 2003 : 151)

Conclusion

Au-delà des contraintes inhérentes aux organisations autogestionnaires liées à la communication entre les membres et à la structure de l’organisation, le CRAPAUD est un espace institutionnel d’autonomisation individuelle et collective. Notre recherche montre que l’autogestion, en tant que manière d’appréhender la stratégie organisationnelle du collectif, est propice au déploiement de l’AU et de l’autonomisation des membres. Réfléchissant le système alimentaire de façon holistique en intégrant les multiples facettes de l’agriculture urbaine, les membres du CRAPAUD s’appuient sur des principes autogestionnaires qui leur permettent d’expérimenter le champ de l’AU montréalaise.

Nos recherches démontrent que l’autogestion contribue à l’atteinte des objectifs sociaux et environnementaux que s’est fixés le collectif et qu’elle constitue une forme de gouvernance dynamique qui a sa place au sein des initiatives institutionnelles universitaires montréalaises en agriculture urbaine. Le CRAPAUD a aussi eu un impact considérable en contribuant à instaurer un dialogue entre la Ville de Montréal et ses citoyens sur la possibilité de posséder des poules en milieu urbain. Ainsi, le premier projet de poulailler communautaire a vu le jour dans l’arrondissement Rosemont–Petite-Patrie en 2011. C’est aussi de cette initiative autogérée qu’a émergé le Groupe de travail sur l’agriculture urbaine (GTAU). Le GTAU rassemble de nombreux acteurs oeuvrant dans les domaines de l’agriculture urbaine, de la sécurité alimentaire et de l’environnement, et a demandé la tenue de consultations publiques sur l’agriculture urbaine à Montréal qui ont eu lieu au printemps 2012.

Enfin, les résultats de notre recherche montrent que l’autogestion est un mode de gouvernance qui permet d’exploiter la dimension politique de l’agriculture urbaine à Montréal. Historiquement, il y a d’abord eu le programme des jardins communautaires, géré en grande partie par la Ville de Montréal. Puis, sont apparus les jardins collectifs, adoptant différentes formes et différents modes de gouvernance. Aujourd’hui, nous assistons à l’émergence de groupes autour de la création de jardins au sein du milieu institutionnel universitaire, groupes qui favorisent davantage la dimension politique de l’AU, quelques-uns adoptant même des valeurs autogestionnaires. Pouvons-nous affirmer que cette émergence constitue la troisième vague de l’AU, soit celle des jardins solidaires? Notre étude de cas montre que le CRAPAUD se situe dans cette mouvance sociale collective à caractère politique. Or, il serait intéressant de vérifier si cette mouvance se restreint à quelques groupes ou si elle participe d’un mouvement social plus large, qui se déploierait à plus grande échelle.