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Stéréotype, sexitude, diversité sexuelle et de genre, sexisme, stigmatisation, hiérarchisation, systèmes patriarcal et capitaliste, travail du sexe, prostitution, échange économico-sexuel, exploitation, libre choix, monnaie, marchandisation des corps et des plaisirs, libération sexuelle, sexualités allumées, luttes pour l’abolition de la prostitution ou pour la décriminalisation du travail du sexe… Marie-Pierre Boucher ratisse large dans Sexe Inc.
J’invite donc les lectrices et les lecteurs à parcourir les 80 pages de l’histoire en demeurant conscients que plusieurs concepts, évènements historiques, personnages et groupes sociaux sont présentés de façon partielle. Pour ma part, c’est à la lumière de mon expérience spécifique en tant que militante féministe pour les droits et l’autonomie des femmes, notamment des travailleuses du sexe, de même que de mon bagage théorique et pratique en travail social que j’aborde cette intéressante contribution au sujet du travail sexuel. Je rendrai compte dans un premier temps de l’analyse particulièrement intéressante de certains problèmes sociaux et économiques effectuée par l’auteure. Dans un deuxième temps, je mettrai en évidence comment ces réflexions revêtent un intérêt pour la pratique du travail social.
Sexe Inc. survole plus précisément l’histoire sociale et économique d’un univers vaste et complexe, celui de la sexualité en général et du sexe commercialisé en particulier. L’auteure explore ici la manière dont les systèmes capitaliste et patriarcal ainsi que leur intrication ont façonné et affecté la perception sociale des femmes « prostituées ». Elle analyse également comment ils conditionnent les contextes, les modalités et les formes des échanges économico-sexuels, ainsi que les conditions de travail des femmes du milieu.
La stigmatisation des « putes »[1]
Peu importe le contexte historique dans lequel elle s’est organisée, la prostitution a été marquée par la honte et la stigmatisation de celles qui l’exercent et très peu de ceux qui en profitent. Du Moyen-Âge à aujourd’hui, la morale a servi de remparts aux gardiens et gardiennes des bonnes moeurs pour assurer leurs privilèges. Les quelques exemples de l’auteure au sujet des institutions prostitutionnelles nous forcent à reconnaître que la fonction sociale du travail sexuel enrichit les caisses du crime organisé et des institutions étatiques corrompues depuis la nuit des temps. Elle permet aux hommes de mousser leur virilité et renforce la hiérarchisation à l’intérieur de la classe sociale des femmes, distinguant celles qui sont dignes et domestiquées de celles qui sont accessibles et souillées.
La transgression de la norme hétérosexuelle
La moralisation et la stigmatisation prostitutionnelle s’expliquent aussi par la place fondamentale qu’occupe la norme hétérosexuelle dans bon nombre de sociétés. Comme l’explique l’auteure, cette hétéronorme, consacrée dans le mariage et la monogamie, entraîne non seulement la stigmatisation des « prostituées », mais aussi de toutes les femmes qui transgressent cet idéal normatif. Un double standard teinte la manière dont les prostituées sont jugées. Elles sont accusées de renforcer les stéréotypes de genre et les attitudes sexistes, voire la violence à l’égard des femmes parce qu’elles jouent les « allumeuses » dans l’espace public. En réalité, de telles attitudes voilent deux problèmes. Premièrement, celui qu’une majorité de femmes ont des rapports professionnels et de couples traversés par le sexisme et que la plupart d’entre elles renforcent les canons de beauté à un moment ou à un autre. Deuxièmement, le fait que notre[2] stigmatisation des putes en raison de leur transgression des normes sexuelles participe à l’assignation des femmes et des hommes à des rôles de genre et à des modèles de sexualité prescrits.
Les travailleuses et travailleurs sociaux pourront certes prendre conscience de cette problématisation de la norme hétérosexuelle pour amorcer une réflexion critique bénéfique à leur pratique. Par exemple, sommes-nous conscients des jugements que nous portons sur les femmes auprès desquelles nous intervenons ? Sans doute est-il nécessaire d’identifier les valeurs sur lesquelles reposent nos considérations morales, de même que l’exclusion et la marginalisation qu’entraîne notre aliénation aux modèles de genre et de sexualité prescrits. La critique de Marie-Pierre Boucher permet aussi de mieux comprendre comment cette stigmatisation s’immisce dans les rapports sociaux de sexe en reconduisant, comme dans le rapport de classe antagoniste bourgeoisie / prolétariat, la hiérarchisation hommes / femmes. Ce sont encore les hommes qui aménagent la disponibilité sexuelle des femmes, étant ceux qui dirigent largement l’industrie et qui en sont les clients, sans compter qu’ils monopolisent l’imaginaire des fantasmes en le colonisant de représentations hétérosexistes. En ce qui concerne les rapports entre les femmes, les travailleuses du sexe continuent à servir de boucs émissaires et de rivales. Elles séduisent des hommes qui sont « victimes » de leurs charmes, elles sont responsables des échecs amoureux, de l’éclatement familial, de l’hypersexualisation des jeunes filles, etc. Bref, elles ont le dos large.
Le travail comme problème
L’un des grands intérêts de Sexe Inc., c’est qu’en plus d’aborder la morale hétérosexuelle comme vecteur de la stigmatisation des putes, il nous force à détourner notre lorgnette analytique de la dimension sexuelle, qui ne pose pas réellement problème, vers le concept de travail, qui en serait l’essence. Marie-Pierre Boucher reprend l’analyse marxiste pour nous rappeler que le travail, en soi, chosifie l’être et que, par conséquent, toute personne vend, d’une façon ou d’une autre, sa force de travail au plus offrant. Dans le système capitaliste, le travail oblige la travailleuse à se soumettre aux impératifs d’une économie qui, pour se maintenir, a besoin de stimuler l’offre et la demande puis de dégager du profit en exploitant la force de travail. Il se trouve qu’avec la mondialisation, la pression sur ces rouages est amplifiée à un point tel qu’on en suit difficilement l’inflation exponentielle. Pour reprendre les mots de l’auteure, « tout se vend, tout s’achète » et l’industrie du sexe en est un exemple phare. Elle est devenue un univers tentaculaire dont les ramifications ne cessent de croître. Avec les nouvelles technologies de la communication, la commercialisation du sexe et des plaisirs a littéralement explosé. Cette diversification des pratiques comporte l’avantage de permettre aux femmes de choisir entre un éventail de possibilités parmi les métiers du sexe, et ce, en fonction de leurs limites personnelles et de leurs savoir-faire particuliers. Par ailleurs, elle crée une concurrence entre les entreprises du XXX ainsi qu’entre les travailleuses, ce qui contraint ces dernières à repousser leurs limites parfois au péril de leur santé. Le sexe non protégé, par exemple, est toujours plus vendeur. De plus, comme l’explique l’auteure ici encore, les systèmes capitaliste et patriarcal, par leur imbrication, orientent ensemble l’offre des services – laquelle s’adresse généralement à une clientèle d’hommes hétérosexuels qui semblent bander plus fort devant des représentations où la femme est soumise et objectivée.
La perception erronée de l’objectivation totale des femmes et de la marchandisation de leur corps plutôt que de leur force de travail (savoir-faire bander et savoir-être séductrice) dans l’industrie du sexe nuit à la reconnaissance du travail sexuel en lui-même. Cette reconnaissance se heurte à des résistances tenaces au sein de la société et en particulier dans le mouvement féministe. Cette marchandisation de l’intimité engagerait plus que n’importe quel autre travail la personne dans l’échange. La travailleuse peut-elle offrir des services sexuels tarifés et vivre des rapports intimes épanouissants à l’extérieur de son travail ? Ici, l’auteure rappelle que la polarisation des approches féministes de la question oppose, d’un côté, les féministes qui souhaitent l’abolition de la prostitution et, de l’autre, celles qui en souhaitent la décriminalisation. Les premières prétendent que les femmes dans l’industrie du sexe sont aliénées aux systèmes capitaliste et patriarcal. Le patriarcat reconduirait leur exploitation spécifique et les forcerait à endosser des positions dégradantes non seulement pour elles, mais pour l’ensemble des femmes. Intriqué au patriarcat, le capitalisme les pousserait, quant à lui, vers la prostitution pour subvenir à leurs besoins ou entretenir leurs dépendances (drogues, vêtements à la mode, etc.)
De leur côté, les travailleuses du sexe affirment que c’est le paiement qui marque la frontière entre leur travail et leurs relations intimes. Celles qui s’identifient comme telles déplorent qu’on s’oppose à la reconnaissance de leur métier, car cette négation les expose à des violences spécifiques qui sont inhérentes à l’exercice clandestin de leur travail. En somme, le mouvement des travailleuses du sexe revendique l’accès aux mêmes droits que l’ensemble des travailleuses.
Les sexualités allumées en guise de solution au problème
En fin d’ouvrage, Marie-Pierre Boucher propose d’organiser une résistance aux pressions capitalistes et patriarcales exercées sur nos fantasmes et nos pratiques sexuelles. Elle nous invite à la valorisation et à la multiplication des possibilités. C’est le pari des sexualités allumées, réinventées, autonomes et affirmées ! Il nous faut « déligoter nos désirs » et refuser l’aliénation au travail et aux modèles de genre et de sexualité imposés. Il faut transgresser les règles morales de l’amour légitimé dans le mariage et produire des évènements qui nous permettent d’échanger des rapports sexuels diversifiés et non commercialisés. Et s’ils le sont, que les services sexuels s’adressent aussi à une clientèle de femmes et que ceux et celles qui gèrent l’offre osent réinventer le marché et faire éclater la norme hétérosexuelle. L’auteure donne plusieurs exemples d’évènements qui s’inscrivent dans la mouvance de la libération sexuelle radicale des courants féministes et lesbiens, gais, bisexuels et queer (LGBTQ), lesquels incarneraient ces sexualités allumées !
En somme, l’auteure de Sexe Inc. amorce une démystification qui soulève plusieurs enjeux importants concernant le sexe tarifé et la construction historique des femmes qui en font le commerce comme étant les parias de nos sociétés. Ce faisant, elle ratisse peut-être trop large ; voilà une limite. Plusieurs questions demeurent sans réponse, ce qui suppose que les lectrices et lecteurs sont déjà initiés au sujet ou qu’ils poursuivront leurs recherches après la lecture. Une chose est cependant très claire : les travailleuses du sexe sont aliénées au capitalisme et au patriarcat, mais elles ne le sont ni plus, ni moins que l’ensemble des femmes. La différence est qu’elles n’ont pas accès aux mêmes droits et que leur sécurité est compromise. Leur mobilisation et leur lutte visent la décriminalisation de leur travail, ce que l’auteure semble encourager.
Sexe Inc. doit, selon moi, permettre aux étudiantes et aux étudiants ainsi qu’aux intervenantes et intervenants sociaux de penser le travail du sexe comme un large éventail incorporant des savoir-faire et des pratiques dépassant largement les métiers traditionnels qui sont les plus visibles et souvent les plus dangereux. Le travail du sexe de rue, par exemple, contraint les femmes à négocier le service trop rapidement sans pouvoir évaluer le client, et à le faire dans des coins isolés afin d’éviter d’être repérées par les policiers. Justement parce qu’elles sont criminalisées et stigmatisées, la plupart des travailleuses du sexe préfèrent rester dans l’ombre et ne révèlent pas ce qu’elles font comme travail. Pourtant, plusieurs d’entre elles fréquentent les milieux scolaires et les services sociaux. Elles sont des étudiantes, des mères, des soeurs, des amoureuses et des travailleuses clandestines. Malheureusement, elles font encore les frais des jugements qui traversent nos attitudes et nos propos à leur endroit.
Parties annexes
Notes
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[1]
Dans ce compte rendu, j’utilise les expressions « pute », « prostituée » et travailleuse du sexe de façon différenciée en demeurant fidèle à la posture de l’auteure. « Pute » est employée quand il évoque le terme tel que les travailleuses du sexe se le sont réapproprié en renversant sa charge négative. « Prostituée » et prostitution sont employés pour parler des femmes telles qu’elles sont perçues par ceux et celles qui refusent de reconnaître leur travail et pour nommer l’institution patriarcale historique. Travailleuse du sexe et travail du sexe sont utilisés pour nommer la manière dont se perçoivent les militantes qui luttent pour la reconnaissance de ce travail et sa décriminalisation.
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[2]
L’utilisation du « nous » renvoie à la société en général et / ou à la classe des femmes et /ou aux travailleurs et travailleuses sociales. Cela varie en fonction du contexte dans lequel le pronom est employé dans le texte.