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Introduction

Qu’est-ce que le Web et le milieu de l’intervention jeunesse ont en commun ? Le potentiel de développement de l’action collective.

Des chercheurs ont constaté le peu d’action collective dans le milieu de l’intervention jeunesse au Québec (Bouchard, 2012 ; René et al., 2004 ; Duval, 1990). Or, il semble qu’une récente initiative telle que le Rassemblement de la jeunesse citoyenne (RAJE citoyenne) mérite d’être connue. Cette action collective s’inscrit dans la défense des droits sociaux de jeunes qu’ils soient ou non impliqués dans les Auberges du coeur du Québec. Elle a de particulier qu’elle fait usage des médias sociaux non seulement pour informer et sensibiliser le public mais aussi pour mobiliser. J’ai tenu à réaliser cette entrevue[1] auprès de Maxime Boucher[2] et de François Labbé[3] parce qu’il m’apparaît nécessaire que les travailleurs et travailleuses et intervenants sociaux reconnaissent que le lien social et politique peut se travailler sur le Web.

Le contexte : le RACQ et le RAJE

François Labbé (FL) − Le Regroupement des Auberges du coeur du Québec (RACQ)[4] rassemble 29 maisons d’hébergement communautaire jeunesse autonome. Ces Auberges du coeur accueillent, hébergent et soutiennent des jeunes sans abri ou en difficulté de 12 à 30 ans pour des séjours pouvant varier de quelques jours à plus d’un an. Le RACQ permet de coordonner les efforts collectifs des Auberges sur le plan provincial sur des dossiers comme le développement des pratiques, les représentations politiques pour le financement des Auberges et la défense collective des droits des jeunes.

Et puis le RAJE… D’abord, en 2008-2009, on a beaucoup travaillé à mettre en place un programme de formation de base en action communautaire autonome pour les Auberges du coeur. Une de ces formations, c’était la pratique de l’action collective. Dans la réflexion qu’on avait en comité de travail qui s’appelait à ce moment-là Développement des pratiques, un des questionnements qui revenaient régulièrement était : on n’a pas d’expérience en action collective et on va aller donner des leçons aux intervenants ? Il y avait cette crainte que la formation soit déconnectée des pratiques et de la réalité terrain. Alors, on s’est dit : on va tenter l’expérience ! On avait du temps devant nous. On a donc déposé un projet au Forum Jeunesse de l’île de Montréal[5]. On s’est dit : on va tenter l’expérience sur le territoire de Montréal parce que, s’il faut mobiliser les jeunes, il faut penser au problème que représentent les déplacements des jeunes. On avait déjà fait une expérience pilote en 2007 dans Lanaudière et le fait que la population est dispersée sur le territoire, le fait que les jeunes n’ont pas accès à du transport en commun, cela a vraiment compliqué notre travail.

NPS − C’est déjà intéressant que vous nous signaliez qu’un des freins majeurs à la mobilisation, à l’action collective, soit la mobilité géographique.

FL – C’était un des problèmes qu’on avait déjà rencontrés dans notre expérience pilote et nous avions retenu la leçon. Et on a eu le financement. Au début, on pensait embaucher deux intervenants à temps partiel pour faire du travail de mobilisation dans les Auberges, donc une espèce d’organisateur communautaire. Finalement, on a embauché une personne à temps plein. Le RAJE citoyenne est venu au monde comme ça. En même temps, on savait qu’il y avait une Auberge à Montréal (Le Tournant) à ce moment-là où il y avait déjà quelque chose qui se préparait. Des jeunes et des intervenants du Tournant vivaient des problèmes d’accès à l’aide sociale. J’avais eu l’invitation de la coordonnatrice à l’intervention qui disait : « tant qu’à faire quelque chose en action collective, ça serait peut-être bien de venir voir ce qui est en train de se passer chez nous afin de voir si ça pourrait être pertinent, et si ça pourrait être le terrain du projet pilote ». Avant que le projet ne commence officiellement au début du mois d’août, au cours des mois de juin et juillet, j’avais déjà entendu des jeunes et des intervenants du Tournant[6] à quelques reprises et à ce moment-là, c’était décidé qu’on allait commencer le projet RAJE en testant l’analyse des jeunes, ou en tout cas le point de vue des jeunes du Tournant avec celui de jeunes d’autres Auberges.

Maxime, qui a été engagé, était l’organisateur communautaire. Moi, mon rôle, c’était de m’assurer qu’il y ait (A) une harmonisation entre le projet des jeunes, et qu’eux se lancent dans le projet d’action collective, et (B) les besoins du Regroupement qui est de faire une expérience d’action collective. Le RAJE est venu au monde avec cette double identité-là. En même temps, ça devait être un projet d’action collective par et pour les jeunes, mais aussi une expérience pilote pour nous, pour pouvoir tester notre modèle d’action collective qui allait faire l’objet d’une formation donnée dans les Auberges.

Un organisateur communautaire à la coordination de l’action collective

FL – Ça prenait quelqu’un d’audacieux, ça, c’est clair. Moi, le premier, j’ai l’impression que de commencer avec quelqu’un qui n’avait pas trop d’expérience, qui n’était pas trop « formaté » par l’intervention individuelle, ça pouvait être aussi un avantage.

Maxime Boucher (MB)– Je suis arrivé en août 2010. Et les premières choses que j’ai faites ont été de connaître le Regroupement, les Auberges et de lire la paperasse habituelle, les rapports d’activité, etc. Mais ce n’est pas le plus important. Le plus important que j’ai eu à faire, c’était d’aller rencontrer la gang, les résidents, les ex-résidents, les intervenantes là-bas surtout, pour voir quel était le problème. Au Tournant, c’était vraiment ça, c’était : « le contact avec les agents est moins bon, on est moins bien, donc ça rallonge, ça complique l’accès à l’aide sociale ». La réorganisation des services et des coupures de personnel dans les centres locaux d’emploi (CLE) ont entraîné des problèmes d’accès à l’aide sociale. Et il y avait toute la question des agents qui avaient un pouvoir arbitraire sur l’accessibilité ou non à l’aide sociale et ça faisait capoter beaucoup de monde. L’étape suivante a été de valider avec toutes les autres Auberges du coeur et les organismes communautaires jeunesse, si elles vivaient le problème et si elles le constataient aussi. Ce qu’on appelle collectiviser le problème. C’était d’appeler dans chaque Auberge, d’aller me présenter et présenter aussi le projet, et de présenter aussi l’analyse qui était portée par les gens au Tournant pour inviter le monde à s’y joindre. Donc, on a appelé tous les autres groupes communautaires de Montréal, les groupes jeunesse. On en a sûrement oublié mais on les a pas mal tous appelés. Oui, une soixantaine d’auberges et groupes communautaires. Même si tout le monde reconnaissait les problèmes, en tout cas la majorité, très peu d’organismes ont embarqué dans le projet. Le seul groupe à l’extérieur des Auberges du coeur qui est devenu un allié du RAJE, c’est Passages[7] dès l’hiver 2010-2011. Donc, la première étape, c’était de collectiviser le problème et après, ç’a été de travailler à construire des revendications du mois d’août au mois d’octobre 2010. De définir qu’est-ce qu’on veut. À la fin octobre, RAJE citoyenne avait ses revendications.

FL – Le langage de l’action collective, le modèle d’action collective que nous on privilégiait, c’était un modèle politisé, c’est de rendre les problèmes collectifs et de les politiser. C’était étranger à la plupart des intervenants à qui Maxime parlait. Je dis intervenant, mais il y a beaucoup de coordinations et de directions aussi. Donc, il y avait ce problème, il arrivait avec quelque chose d’étranger à la culture de l’intervention. L’autre affaire aussi, c’est toute la peur du politique. S’il allait trop loin, on lui disait : « vous allez mettre des idées dans la tête des jeunes ». Il y a cette découverte de la culture de l’intervention qui a été un choc …

MB – Mais oui, on s’est fait dire qu’on allait mettre des idées dans la tête des jeunes, ou que c’était trop radical. Certains réagissaient, comme si on attisait la révolte ou la rage qui n’avait pas sa place dans le travail dans le cadre du communautaire.

Se donner un nom et un logo : imagerie et appartenance

FL – La gang du Tournant disait : « faudrait donner un nom à notre comité ». J’avais amené avec moi des documents sur lesquels il y avait le nom Rassemblement de la jeunesse citoyenne de Montréal, RAJE citoyenne de Montréal. En fait, ce nom est venu d’un groupe de jeunes. En 2006, on avait fait une démarche de réflexion avec le ROCAJQ[8], le RACQ et les maisons de jeunes. On avait fait une analyse de ce qu’eux viennent chercher dans le communautaire et comment il se différencie du public. Les jeunes avaient développé cette idée-là : « Dans le public, ce qu’on veut, c’est que tu deviennes un chien domestique, tandis que dans le communautaire, on a l’impression d’être des loups. On est différent, comme dans une meute, on est différent mais chacun est important. C’est sûr qu’il y a le chef de la meute, mais on est tous importants, on ne peut pas vivre seul. » C’est toute l’idée de : « on est solidaire ». C’est comme du développement durable aussi : « on prend ce qu’on a besoin dans l’environnement et pas plus ». Il y a des jeunes qui disaient : « Pourquoi y a-t-il des propriétaires qui possèdent 1 000 appartements, un loup ne posséderait pas 1 000 territoires ? »

Alors, pendant la réunion, il y a quelqu’un dans la gang qui a vu ce nom sur mon cartable et qui a dit : « Ah, c’est bon ça, ça correspond à ce qu’on vit, la rage. » C’était au Tournant, et c’était un jeune militant, je pense. Oui, un jeune. Non, ce n’était pas un intervenant. Ça, c’est une autre affaire aussi parce que RAJE et le loup qui montre les dents, ça n’a pas trop pris auprès des intervenants. L’idée de l’adopter vient de là, c’est vraiment un accident. Moi, j’en avais jamais parlé, je n’avais pas donné le nom, je ne voulais pas que les jeunes voient cet aspect, c’est comme montrer le décor dans un film.

MB – Pour replacer tout ça dans le temps, fin octobre, le RAJE citoyenne avait son logo, la page Facebook, ses revendications et le blogue s’en venait, en novembre. Bref, c’est un peu l’idée, organisons-nous le plus vite possible, donnons-nous une imagerie, des revendications, une plateforme, petite mais donnons-nous-la. Après ça, c’est parti.

NPS – Tu as commencé en lion !

FL – En loup ! En hurlant !

Les usages de cinq outils Web[9]

MB – Assez tôt, on trouvait que c’était assez important de se partir un compte Facebook parce qu’on voyait bien que les jeunes communiquent par Facebook[10]. Je me suis donc inscrit sur Facebook pour la job. C’était important que ce soit un groupe et non une page. Une page, c’est très centralisé ; il y a juste une personne qui peut mettre de l’information. Tandis qu’un groupe, c’est plus ouvert, plus horizontal ; tout le monde peut mettre de l’information. Le groupe Facebook, avec le temps, s’est révélé comme étant la plateforme centrale à l’interne pour tout ce qui est des réunions, des évènements, des nouvelles et pour s’échanger de l’information. C’est vraiment par là que le monde regarde pour le calendrier des évènements, par le groupe Facebook. C’est sa première fonction.

FL – Dès le départ, à une des premières rencontres qu’on a eues et qui a réuni quelques auberges, il y avait cette réflexion : « Ça nous prend un groupe Facebook. » Par exemple un jeune, qui était là au départ, nous a dit : « je sais comment ça marche Facebook ». Ça allait de soi. Pour justifier l’usage d’un groupe Facebook, il y avait cette idée que les jeunes changent souvent de numéro de téléphone, mais ils ne changent pas souvent d’adresse courriel. En même temps, il y a eu des jeunes qui nous disaient : « on peut faire des blogues, c’est facile, gratuit et tout ça ». Moi, le premier, à ce moment-là, je ne savais pas ce que Facebook allait donner, ce que le blogue allait donner. L’idée c’était : on va utiliser le groupe Facebook pour rester en lien. C’est devenu aussi un endroit où l’on dépose des textes ou des articles ou des réflexions qui alimentent la réflexion des jeunes sur la situation politique, sur l’engagement des jeunes, sur des dossiers comme l’aide sociale ou l’éducation. Donc, il y a une visée d’informer, d’éduquer, et de stimuler des échanges et des réflexions dans la gang.

MB – Le groupe Facebook répondait aussi à un besoin d’affiliation qui avait été exprimé par des jeunes : « On veut pouvoir aussi être ensemble sur Facebook, le groupe. » Le groupe Facebook, encore à ce jour, est ce qu’on utilise comme membership qui est plus formel, même si c’est très informel, mais c’est ce qu’on a de plus ouvert.

FL – On a aussi une liste courriel par où on envoie les informations, les PV des rencontres, les informations sur les travaux du RAJE, les négociations avec la ministre, c’est quoi, qu’est-ce qui arrive.

MB – Le courriel, c’est vraiment pour les informations internes, les comptes rendus, les ordres du jour, ce qu’on ne veut pas qui soit public. Tandis que sur Facebook, c’est là que les évènements sont. Et puis, le blogue, c’est la façade publique.

FL – On va retrouver plus de textes longs sur le blogue. Des textes, des contributions de jeunes, il y en a pas beaucoup. De plus, au cours de la dernière année, grâce à une stagiaire en travail social de l’UQÀM… Andréanne Poirier[11], on a réussi à se donner de façon régulière presque 20 numéros d’un hebdo qui s’appelle Entre chiens et loups, justement, où il y a à la fois des articles qu’on écrit nous-mêmes, des nouvelles du RAJE et […] des liens vers des articles de journaux qu’on trouve intéressants.

MB – Tout ça est un peu orienté vers les mouvements sociaux, la politique et les jeunes. Disons que c’était la …

FL – La ligne éditoriale. On peut ajouter un canal Youtube aussi, où l’on retrouve quand même une vingtaine de clips.

MB – Et on va souvent arriver premier référencé dans la page Google !

FL – Il y a un cinquième outil, qui est le site Internet du Regroupement des Auberges du coeur. À la page d’accueil, il y a des nouvelles, et il y a le bulletin interne des Auberges dans lequel on a toujours une place importante, et qui lui aussi fait référence, qui est pour un autre genre de public, celui qui vient sur le site Internet du Regroupement. Le site fait référence à ce qui se passe au RAJE citoyenne. Quand il y a des moments forts, on renvoie les gens vers le blogue de RAJE par exemple, vers le canal Youtube, ou vers Facebook.

Animer le groupe Facebook

FL – Il y a eu une évolution les deux premières années. D’abord, les membres, il y a de tout. Une bonne partie, ce sont des jeunes, il y a aussi des intervenants et intervenantes du communautaire des Auberges du coeur. Il y a des organismes qui sont membres, dont des Auberges du coeur, et des gens sympathiques au RAJE.

MB – Il y a aussi du monde de nos réseaux comme nos amis, des étudiants […]

FL – La première année, c’étaient surtout les jeunes qui étaient les plus impliqués qui réagissaient. Ce n’était jamais plus de cinq-six qui l’utilisaient. Il y avait une espèce d’auditoire muet [rire] et toujours cinq-six qui interagissaient, ou qui faisaient des commentaires. Au cours des sept-huit derniers mois, il y a eu un phénomène nouveau… Il y avait un peu plus d’état d’âme des jeunes. Par exemple : « ce matin, je me sens comme-ci comme-ça ». Les quelques-uns qui faisaient ça ne le font plus, ils le font sur leur page, dans leur espace personnel et ne le font plus sur Facebook. L’autre affaire, c’est qu’il y a des organisations qui affichent leurs évènements sur notre groupe Facebook. On est devenu aussi un espace pour des groupes plus établis parfois ou en émergence. C’est une place intéressante pour aller dire il y a une manif qui s’en vient, des trucs comme ça, par d’autres groupes. Ce qu’on ne voyait pas au début, la première année, on n’était pas vu comme un espace intéressant pour recruter ou…

MB – … diffuser. Il y a du monde qui va mettre des articles et les commenter, et les mettre sur le blogue. Ce qui est assez étonnant, c’est qu’on ne s’était jamais dit comment on allait l’utiliser Facebook, mais l’esprit est assez bien compris. L’esprit est jeune, action politique, tout ça, et le monde a compris que c’était pas mal ça qu’il y avait sur le groupe Facebook de RAJE.

NPS – Il n’y a pas eu de code d’éthique[12], vous avez comme fait confiance, vous vous êtes dit : on commence et on expérimente…

MB – Oui, même que le RAJE citoyenne aurait peut-être été moins efficace sans Facebook, ou il aurait peut-être fallu s’organiser d’une autre façon. C’est sûr que cela a facilité le travail, et c’est un plus. Mais on ne peut pas non plus évaluer ce que cela aurait été sans ça. Et ça prendrait un réajustement sérieux pour travailler d’une autre façon. On est assez présent, les deux [F et M] sur le groupe Facebook. Si on regarde, si on voulait quantifier le poids, le nombre de fois que nos faces reviennent, ce serait sûrement autour de 40 %. C’est drôle parce qu’hier on discutait d’ouvrir une page Facebook pour autre chose. Moi, je disais que j’aime beaucoup mieux le format groupe qui permet à tout le monde de publier. Et une autre personne disait : « Non, pour ma part, je n’ai vraiment pas envie de gérer les débordements, on va nécessairement parler d’aide sociale, et c’est trop enclin au débordement comme sujet : christ de BS, etc., bref ce genre de registre. » Pourtant, les rares fois que c’est arrivé sur le groupe Facebook du RAJE, c’est peut-être arrivé trois-quatre fois en moins de deux ans, peut-être. Ce n’était pas grand-chose, ce n’était pas « christ de BS », c’était plus, comme pour la dernière, la manif pour la Finlande, c’était plus : « Ce n’est pas sérieux votre action, c’est symbolique, vous ne faites pas de pressions, vous manifestez pour vous amuser. » C’était un peu le propos.

NPS – Qu’est-ce que tu ferais si, qu’est-ce que vous feriez si jamais cela arrivait ?

MB – On se parlerait.

FL – On ne censurera pas, ni rien mais l’idée que j’ai c’est : réagis le premier, donne un exemple d’argumentation polie et réfléchie, et laisse les autres décider de comment ils vont réagir. C’est arrivé aussi, un des derniers, c’est une jeune femme qui disait : « Moi, je suis pour l’aide sociale, mais pour ceux qui ont des problèmes de santé, ceux qui sont aptes au travail, j’ai un peu de misère. » Encore là, j’ai répondu quelque chose, mais cette fois il y a beaucoup de monde qui ont répondu. Il y en a qui étaient assez sévères aussi. C’étaient des tentatives d’argumentation qui ne s’attaquaient pas à la personne. Et la fille est restée membre du groupe Facebook, elle n’a pas décroché en disant : « mangez de la schnoutte vous ne comprenez pas ce que je veux ».

NPS – Il y a eu une discussion et vous n’avez pas eu besoin d’intervenir.

FL – Non, je n’aurais pas le goût de le faire, intervenir. Il y a quelqu’un qui a écrit quelque chose un moment donné, et qui s’appliquait à un des membres. Il n’y avait pas d’attaque personnelle, mais c’était un commentaire privé qui impliquait un autre membre du groupe. Je trouvais ça trop personnel et trop touchy (délicat). J’ai dit « tu exposes quelque chose de personnel qui se passe entre vous deux » et j’ai envoyé un courriel disant : « Voici ce que je pense, est-ce que tu n’aurais pas le goût de le retirer ? » Sinon, on ne s’est jamais demandé : va-t-on contrôler ? Qu’est ce qu’on fait s’il arrive telle affaire ? Jamais, on ne s’est posé la question. Mais ça n’a jamais été dans mon intention parce que l’idée de base, c’est : on ne fait pas de l’intervention. Les jeunes qui se sont inscrits dans le groupe du RAJE, ce ne sont pas des « intervenus », ce sont des militants. La dimension intervenant versus jeune, ça n’a jamais été pour nous autres un souci, parce que pour nous autres ce n’est pas ça qui se passe. Tout le monde est égal.

MB – Là-dessus, c’est aussi l’idée d’équipe, d’alliance. Il y a un but commun qui est partagé entre intervenants et résidents et cela change le rapport, ça on l’entend aussi […] autant les résidents que les ex-résidents qui disent : « On fait équipe là-dedans et c’est le fun autour de la table. » Un moment donné, il y avait Jean-François René[13] qui participait à une rencontre, et on discutait de la cible à adopter, ça allait être […] Il avait dit de quoi, je ne me rappelle plus, et il y a quelqu’un qui lui avait dit : « je ne suis pas d’accord », qui est tout de suite intervenu… C’est beau à voir ça quand même, on fait un tour de table, […] tour de parole. Quand on jase, et ce dont on jase est bien compris, il n’y a pas grand-monde qui se gêne pour intervenir.

FL – Il faut être un peu baveux pour faire de l’action collective et je pense que les jeunes sont plus à l’aise avec cette dimension de l’affaire que les intervenants. Et oui, il y a des jeunes qui n’aiment pas ça confronter, mais les intervenants beaucoup moins aussi. Ce qui fait que dans les rencontres, sauf exception, ce ne sont pas les intervenants des Auberges qui prennent de la place, qui animent…

MB – Ce ne sont pas eux les plus radicaux…

FL – … autour de la table.

MB – Et sur Facebook…

FL – Ce ne sont pas les intervenants qui écrivent sur Facebook.

MB – Très peu.

Temps et énergie à l’animation Web[14]

FL – Tu ne peux pas avoir le discours : « Ah le communautaire, on s’adapte rapidement aux nouvelles réalités, etc. », et refuser cette dimension qui fait partie de la culture des jeunes, que sont les médias sociaux, et refuser de le reconnaître à mon avis, ça rentre en contradiction avec ce qu’on dit dans nos pratiques : on est capable de se retourner sur un dix cents et on est proche de la réalité, et on s’adapte à ceci et cela. Moi, je suis un vieux qui ne croyait pas à ça il y a deux ans, l’utilisation de Facebook ou du blogue. Pour moi, c’étaient des patentes de jeunes qui ne comprenaient rien à ce qu’est l’action collective dans la rue. Aujourd’hui, non seulement j’y crois, mais j’ai un peu ce souci-là : il faut qu’on se dégage du temps pour mieux l’utiliser. On se le dit régulièrement depuis quelques mois, il faut avoir le temps et les moyens de mieux animer ces espaces. Comment on peut susciter les interventions sur Facebook, comment aller chercher le monde, comment créer une audience qui va participer et qui va amener… ça fait partie du souci.

Un des rêves qu’on avait, c’est de développer la prise en charge de l’animation, de garder vivants le blogue et l’espace sur Facebook avec des jeunes.

MB – Depuis le début, il y a quand même beaucoup de temps qui a été mis dans tout ça : la construction du blogue, le montage des vidéos, et la réalisation des vidéos, le groupe Facebook, les courriels. C’est quand même pas mal de temps, ça, on ne se le cachera pas. Mais ça fait partie des choses qu’on a à faire. Par exemple, le film qu’on a fait l’année passée qui s’appelle : Si on existait : le film d’une lutte pour exister[15] , c’est ça de l’action collective. C’est de se faire exister dans la place publique. Assez tôt, on a compris que le blogue, les médias sociaux permettaient ça. La parole est là, elle est accessible si quelqu’un la recherche. La parole, la réalité, elle va exister. Et le film, en ça, porte bien son nom, c’est : on fait exister une réalité qui est méconnue dans l’espace public.

Exister dans l’espace public, c’est politique !

MB – Là-dessus, je dirais que le point culminant a été quand on a eu une rencontre avec les attachés politiques, le premier contact entre le RAJE et le ministère (de l’Emploi et de la Solidarité sociale du Québec). On avait filmé l’entrée, la sortie et les réactions des trois délégués qui y étaient allés. Après, on a mis la vidéo en ligne sur notre blogue. Lorsqu’on a demandé une autre rencontre (quelques mois plus tard), ils nous ont dit : « on vous donne une autre rencontre si vous censurez votre blogue ».

FL – Il y a un jeune militant qui avait aussi écrit une lettre qu’on a publiée sur Facebook, qui n’a pas passé du tout.

MB – On a eu à trancher, est-ce qu’on se censure ou non ? Parce que c’était ça l’offre de leur côté. Mais on a carrément refusé : « c’est ça qu’on a, c’est notre pouvoir cette parole, c’est notre vitrine, si on l’enlève, on joue leur jeu, on vient juste de s’écraser, de disparaître, et on peut juste perdre dans le rapport de force qu’on peut construire avec la ministre et le ministère ».

FL – On voit une partie de cette discussion dans le film Et si on existait. La diffusion n’est pas simple, ce n’est pas magique ; il faut que tu fasses des efforts pour être diffusé, mais tu existes dans l’espace public. Ça permet à des jeunes de continuer de contribuer, à mettre leur parole dans l’espace public.

On est notre propre média !

MB – Autant l’écriture ça ne fonctionne pas, quand on demande à un jeune d’écrire un texte pour le blogue, autant la vidéo ça pogne. Autant témoigner, ou se faire filmer en réel, parce qu’on filme les actions, les rencontres et tout ça, c’est apprécié. Mais aussi, concevoir les scénarios, parce qu’on fait un peu de fictions et ça pogne beaucoup. À chaque fois qu’on l’a fait, ç’a toujours été, pour ma part, des beaux moments. En petit comité, on fait un scénario, et on réalise la petite vidéo. C’est un bout aussi important de notre travail, ça resserre les liens, ça permet de structurer une pensée aussi. On ne peut pas dire que ça rajoute du travail parce que ça en fait trop partie, c’est exactement ce qu’on voulait. On a le contrôle, sur le message, sur le format.

FL – On est notre propre média[16] ! Quand je regarde sur notre blogue et qu’il y a zéro intervention sur rien, je me dis ça va être une réussite quand on va publier un texte qui va provoquer 20-30 commentaires. Ça fait partie de la réflexion qu’il faut avoir au cours des prochaines années. Je pense que c’est important. Quand je suis tout seul chez moi et que je lis des textes sur un blogue ou Facebook, si quelqu’un réussit à me faire franchir le pas entre lecteur « passif » à « assez intéressé », ou « assez interpellé » pour prendre le temps de me connecter et d’écrire, je pense qu’il a réussi quelque chose. Je pense qu’en termes d’engagement tu réussis quelque chose quand la personne prend le temps de se connecter et de te répondre.

MB – Ma plus grosse préoccupation, c’est qu’il faudrait nationaliser le mouvement à moyen terme. Et il y a des Auberges à Québec, à Drummondville, dans Lanaudière aussi, qui manifestent une ouverture au RAJE qui est plus forte que l’année passée. Mais la distance est clairement un frein à la mobilisation. C’est le moment où on pourrait utiliser les médias sociaux pour prendre des décisions ensemble, se concerter, et tenir les différents foyers vivants, et, à mon avis, les médias sociaux pourraient nous aider à le faire, mais on n’est pas rendu là encore.

FL – Tu as des Auberges dans d’autres régions qui nous écrivent des textes, qui font de la vidéo, de la musique ou des slams. J’aimerais qu’elles me disent : « Ah, j’ai fait une vidéo pour le canal Youtube de RAJE, peux-tu le regarder, si c’est correct, tu le publies. » Ou un slam. J’aimerais ça.

MB – … des jeunes ont écrit des articles. Ce qu’on faisait, c’était : « Envoie-nous-le, on va le lire, corriger les fautes, on te le renvoie avec les fautes corrigées, et si c’est correct dans ces mots-là, tu approuves et on publie. » C’était à peu près comme ça qu’on fonctionnait. N’empêche que pour la chaîne Youtube ou le blogue, il n’y a qu’un seul administrateur et c’est moi. Il y a juste une personne qui peut mettre les articles. Après ça, tout le monde peut mettre des commentaires et publier du contenu sur ces deux espaces-là, mais j’aimerais bien ça arriver à les ouvrir un peu plus.

FL – Ce qui veut dire que pour les Auberges, il faut aussi les équiper de caméras vidéo ou les inviter à mieux utiliser les téléphones mobiles qui ont des caméras vidéo intégrées.

Être auteur : un défi important

NPS – Donc la question demeure : comment les jeunes peuvent-ils être auteurs ?

MB – Dans le cas de la vidéo, c’est travailler plus en petite équipe. Il y a plusieurs choses à faire avec la vidéo. Ces temps-ci, on a fait… cela a commencé avec les manifestations, mais il y a la tournée vidéo qu’on a faite l’année passée. Une gang, des leaders du RAJE, allait rencontrer d’autres jeunes pour leur demander s’ils pouvaient filmer, et si oui, bien on discutait des problèmes liés à Emploi Québec et à l’aide sociale. C’est une forme d’implication par la vidéo, c’est assez concret comme implication, c’est facile de faire participer beaucoup de monde. Après ça, quand on produit le contenu, ça prend quand même plus de temps, et c’est plus difficile de travailler en grand nombre. Il y a des plus et des moins.

NPS – Ça prendrait quelqu’un en communication, qui sait comment faire du montage.

FL – Ça ne se fait pas travailler au montage à 80 jeunes.

MB – Ça permet quand même de diversifier ce que tu fais en termes d’action collective. Après ça, les opportunités, par exemple, si tu n’as pas le goût de prendre la parole dans une manif, bien tu peux la prendre devant une caméra, tu peux créer une capsule. Il y en a qui trippent moins manif, mais qui aiment la vidéo. On augmente les opportunités de prise de parole collective par ça. Je dirais ça de même.