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Ce commentaire est un écho aux présentations faites dans le cadre de la tournée sur la prévention précoce. Bien que sous forme écrite, il reflète plus la liberté de pensée d’une réplique orale, qui se soucie peu de rigueur et d’exhaustivité, mais essaye plutôt de relancer le dialogue. Dans le cas présent, ce texte invite à prolonger et à nuancer les réflexions sur la prévention précoce proposées par Pierre Suesser et Sylviane Giampino.

Ce matin, je me suis fâchée en lisant le journal. Le journal parlait d’Omar Khadr. Il était question de l’expertise d’un psychiatre américain qui soutenait qu’il s’agit là d’un cas de psychopathologie, d’un cerveau violent probablement, d’une personne qui n’a pas de remords. Il n’a pas de remords pour s’être défendu alors qu’il était attaqué, il n’a pas de remords alors qu’il a été emprisonné pendant huit ans, encore enfant, il a même une loyauté envers sa famille malgré le fait qu’il ait été torturé pour essayer de le faire changer d’allégeance. Il serait possible de penser que cela n’a rien à voir avec ce dont nous discutons ce soir, je pense cependant que cela parle d’une certaine lecture du monde qui envahit tous les champs sociaux et qui va de la naissance, de cette capacité de prédire ce qu’un enfant sera à la naissance, à notre interprétation d’un monde qui ne va pas très bien en ce moment. Cette hégémonie implicite de modèles génétiques, qui promeuvent une lecture individualisante des facteurs qui vont influencer le développement et le devenir d’un enfant, a une influence déterminante sur la façon de penser la prévention précoce. Je vais reprendre quatre questions que soulèvent les présentations de Pierre Suesser et Sylviane Giampino.

Prédire ou prescrire

Que voulons-nous prévenir ? Le mal-être, la mésadaptation… Oui, mais pourquoi ? Au-delà de l’intervention altruiste, on retrouve les impératifs d’un contrôle social qui essaye de prédire les dérapages, le dérèglement, l’échappé. La critique, la colère, l’opposition s’amalgament rapidement en un tout qui évoque une violence pour laquelle nos sociétés prétendent n’avoir aucune tolérance. On peut cependant se demander dans quelle mesure nos prédictions ne deviennent pas des prescriptions, dans un contexte où le discours sécuritaire envahit tous les champs sociaux. Videla, un dictateur en Argentine, disait déjà que la subversion est une maladie héréditaire et transmise. On évoquait déjà la génétique comme notion importante. Je pense que si nous regardons le contenu du discours sécuritaire des grandes dictatures d’Amérique latine du pôle Sud, dont l’Argentine, le Chili et l’Uruguay, dans les années 1970, nous sommes très près des discours sécuritaires actuels. L’impératif de l’urgence ou du danger prescrit de ne pas penser. « Il faut faire quelque chose, il faut faire quelque chose vite », nous sommes dans des logiques d’action qui demandent de ne pas prendre de temps de réflexion. Nous pouvons nous demander : est-ce qu’il y a vraiment danger ? Et je dirais oui, mais il faut se demander d’où viennent ces violences et à qui elles appartiennent. C’est une des questions clés dans le processus de réflexion et les discussions que nous avons maintenant. Je voulais également faire référence à de Certeau (1987) qui parle de la violence propre de nos sociétés : la violence administrative, la violence technocratique. René Girard (1972) parle de la violence des sociétés qui nient leur propre violence et la projettent vers l’extérieur, car il faut bien que la violence appartienne à quelqu’un. Or, toutes les sociétés ont un certain degré de violence autorisée que nous assumons, elle n’est pas bonne ou mauvaise, elle est là. Le problème, c’est de la nier parce que si nous la nions où la mettons-nous ? Si nous sommes une société bienveillante, si nous sommes des intervenants bienveillants, des thérapeutes bienveillants, des psychiatres bienveillants, des psychoéducateurs bienveillants, finalement, qu’est-ce que nous allons faire de ce qui n’est pas bienveillant ?

Science et croyances

Je pense que dans vos présentations vous interrogez le mythe de la neutralité de la science qui confirme ces mensonges indispensables, pour reprendre ce que dit Hachet (1999), qui viennent du trauma social, tel qu’il est défini par Anzieu, c’est-à-dire du traumatisme d’une société qui s’aperçoit qu’elle ne respecte pas les valeurs dont elle se réclame : l’égalité, la liberté… Par exemple, nous aimerions être vraiment un pays d’accueil et accueillir des réfugiés, mais nous ne le faisons pas. Nous aimerions avoir des institutions scolaires qui répondent aux besoins des enfants, mais nous ne les avons pas. Nous aimerions avoir des services de santé qui peuvent aussi soulager, mais ils ne sont pas toujours là. Mais c’est très difficile de reconnaître tout ça et donc il faut que quelqu’un porte la responsabilité de tous ces manquements et c’est là qu’on a recours, je pense, à cette neutralité de la science qui vient situer le problème dans l’individu et les familles. La réponse à la souffrance sociale repose alors sur les épaules des personnes et non plus de la société : il faut prévenir l’apparition du désordre, sans avoir à se questionner sur ses origines. Lorsqu’un enfant de 4 ans, dont la famille demande le statut de réfugié et qui a été emprisonné avec sa mère et séparé de son père pendant plusieurs semaines par nos services d’immigration, a des problèmes de comportement, on se demande en prématernelle s’il souffre d’hyperactivité. Alors, c’est très clair l’hyperactivité. L’hyperactivité existe, mais c’est comme la fièvre, on peut avoir la fièvre parce qu’on a une pneumonie, parce qu’on a la grippe, ou tout simplement parce qu’on a eu un coup de soleil. Ce n’est pas du tout la même chose, ce n’est pas du tout le même traitement. L’hyperactivité devient quelque chose en soi. Un « en-soi » qu’on n’a pas à penser parce qu’effectivement si on a répondu à la grille et qu’on a les symptômes, cela explique tout. Dans les écoles, pour ceux qui travaillent avec les écoles, on utilise le Conners, une échelle qui mesure les symptômes d’hyperactivité et les difficultés d’attention pour établir le diagnostic. Un score élevé confirme le diagnostic et mène à une solution simple, souvent une pilule. L’enfant bouge, le test dit qu’il bouge (on le savait déjà…), mais comme le test le dit, cela confère un sens spécial à cette agitation. Elle devient constituante et on n’a plus besoin de s’interroger sur la détention des requérants au statut de réfugié.

J’aurais peut-être cependant une première petite divergence avec ce que vous avancez : les tests, ce sont comme les symptômes, ils n’ont pas de sens. Ils ne sont pas, en eux-mêmes, bons ou mauvais. Les méthodes psychanalytiques sont comme d’autres méthodes, ce sont des théories, des théories pour penser. Il y en a des plus complexes, il y en a qui nous séduisent, il y en a qui nous rebutent. Mais ce ne sont que des outils dans des mains, dans des regards qu’il faut situer. Ils ne sont pas neutres. Donc, vous pouvez utiliser les tests, comme vous pouvez utiliser les théories analytiques ou médicales, de façon subversive. Par exemple, si vous utilisez les tests dont vous nous avez présenté les résultats (le Dominique interactif) pour montrer, comme beaucoup des travaux de notre équipe l’ont fait, que les enfants immigrants ne sont pas un problème, et qu’ils vont plutôt mieux que les enfants de la société hôte. Eh bien, ça ne change pas les représentations que les gens ont d’eux, la représentation reste la même : les enfants immigrants et réfugiés sont un problème. Donc, c’est intéressant, parce que même quand on subvertit, quand on utilise les tests pour subvertir et dire autre chose, on lit la même chose. Le problème à mon avis est au-delà des tests, même s’il y a des tests qui sont totalement réducteurs, je vous l’accorde ; c’est la lecture unilatérale et normalisatrice des individus et des familles, et le fait que ces tests ou ces grilles de lecture ne sont jamais des outils cliniques, ne sont jamais des outils d’intervention, ne peuvent jamais prédire toute la complexité. Encore une fois, je ne pense pas qu’ils soient bons ou mauvais en eux-mêmes, ils sont limités. C’est le fait d’en faire des touts, des croyances, des objets experts porteurs d’un savoir infaillible, qui est source de violence.

Vulnérabilité et résilience

Peut-être un autre point sur les processus que vous avez tous les deux abordés, c’est la façon dont la vulnérabilité et la résilience, j’hésite à utiliser le terme de résilience parce que je ne pense pas que la résilience naisse en dépit de, mais plutôt à cause de l’adversité, influencent les trajectoires de développement. Et là, effectivement, vous disiez : « On ne peut pas prédire. » On ne peut pas prédire, il y a de très bons travaux dont ceux de Michael Rutter (1987) qui montrent que les trajectoires d’enfants changent à partir de points tournants, et ce, jusqu’à très tard dans la vie. Le cerveau continu à se développer très rapidement jusqu’à 25 ans (à mon âge, il continue, mais très lentement). Je pense que cette idée que les trajectoires des enfants peuvent se modifier très radicalement est essentielle. Même avec des cerveaux vieillissants comme les nôtres, nous pouvons aussi modifier nos trajectoires. Mais certes, cette ébullition, cette malléabilité du développement qui est présente jusqu’à 25 ans ne correspond pas à nos cadres légaux de 18 ans. On n’est pas adulte à 18 ans, on devient adulte à un moment donné. Ce n’est pas toujours le même âge pour tous les enfants. Au niveau de la vulnérabilité et de la résilience, je reprends des choses dont vous parliez aussi, c’est-à-dire comment nous avons des tâches aveugles, nous ne considérons plus les apprentissages qui viennent de l’échec et de l’adversité. La valeur de stratégies de résistance qui peuvent être très dérangeantes pour une société, la valeur de la prise de risque, dans certains cas même si cela est vraiment dangereux. La valeur des forces de manipulation. D’ailleurs, comme professionnels de la santé, que faisons-nous sinon manipuler ? C’est notre expertise ! Comme mécanisme de survie donc. En fait, à quoi est-ce que les enfants qui supposément manipulent, à quoi est-ce qu’ils survivent ? Et pourquoi ont-ils besoin de faire ça ? Qu’est-ce que ça nous dit de leur force intérieure ? Vous avez aussi amené le sujet de la très grande variation des symptômes selon les cultures. Nos sociétés occidentales dévalorisent les agirs hyperactifs. J’ai travaillé avec des enfants du Liban, les mamans décrivaient avec délice à l’étudiante qui travaillait là-bas leurs enfants comme ayant un « sang bouillant ». C’est quelque chose de très valorisé, entre autres pour les garçons. Or, nous, qu’est-ce que nous valorisons ? Les symptômes obsessifs compulsifs ? Je ne vous demande pas de lever la main, mais être un peu obsessionnel est presque nécessaire si vous essayez d’entrer à l’université dans des domaines contingentés qui mettent l’accent sur certaines formes de performance académique. Nous valorisons certains symptômes qui correspondent au type d’humain et de société que nous privilégions.

Prévention

Pour passer peut-être au quatrième point, il faut quand même parler de prévention. Et là, j’aime beaucoup l’idée des rhizomes, ces multiples formes de prévention. La prévention est souvent conçue à partir de cadre professionnel, comme la psychologie par exemple. Ce que vous présentiez dans les écoles ne fait pas référence à des ancrages professionnels précis, ça ne veut pas dire que ces projets ne s’inspirent pas de théories implicites. Utiliser le jeu pour valoriser la multiplicité, ça peut être la multiplicité culturelle, mais ça peut être aussi et surtout le fait de pouvoir ne pas être comme tout le monde, sans avoir de psychopathologie, de pouvoir être un enfant différent. Qu’il y ait de la place pour des enfants différents dans les classes. Établir des continuités, ce qui est très important pour les enfants qui souffrent de multiples ruptures dans leur milieu. Élaborer du sens autour de l’adversité. Redonner un petit peu de sens à des choses qui n’en font pas, c’est aussi une façon de contenir l’absurdité. Tout n’a pas un sens surtout dans notre monde aujourd’hui. Solidifier des réseaux de solidarité, des mécanismes d’inclusion plutôt que d’exclusion.

Conclusion

Je terminerai sur deux points. Dans toutes les dérives que vous dénonciez, et là encore je suis largement d’accord, il y a toujours des vérités partielles, et ce que je dis est aussi une vérité partielle. Ce qui est source de violence, c’est de poser ces vérités comme des absolus. Comment naviguons-nous entre ces différentes sources de connaissances dans leur partialité ? Comment contenir notre ignorance et nos incertitudes, toujours très grandes, face à chaque enfant, face à chaque famille, en résistant à la tentation d’imposer une théorie globalisante qui expliquerait tout ? Finalement, je voudrais revenir sur un point que vous souleviez aussi, le besoin de soutenir non seulement les parents, mais les professionnels qui sont dans des institutions puissantes. Je me suis battue pendant des années contre beaucoup de nos institutions qui sont très fortes – la psychiatrie, les hôpitaux, la protection de la jeunesse et les écoles – pour finalement m’apercevoir que les personnes qui étaient dans des institutions qui ont tellement de pouvoir étaient très vulnérables et que, pour pouvoir se décentrer, penser autrement, elles avaient besoin d’abord et avant tout d’être soutenues.