Résumés
Résumé
La violence conjugale en milieu autochtone présente des particularités qui demeurent trop souvent ignorées ou confondues avec celles d’autres groupes de femmes violentées au Canada. Cet article rapporte les résultats d’une analyse de documents produits au cours des trois dernières décennies afin de dégager les principales caractéristiques de cette problématique. Cette analyse suggère que la notion de violence familiale doit être privilégiée à toute autre et que la violence conjugale dont les femmes autochtones sont victimes se distingue tant par ses formes, sa fréquence que par sa gravité.
Abstract
Aspects that are unique to conjugal violence as experienced by Aboriginal women are often ignored and confounded with those of other groups of abused women in Canada. This article presents an analysis of documents from different sources of knowledge that have been produced over the last three decades in order to identify distinctive dimensions of this problem. The analysis points to the significance of the notion of family violence over other terms that are used to describe conjugal violence and to the different facets of Aboriginal women’s experiences of violence with regards to prevalence, severity and forms of violence.
Corps de l’article
Introduction
La violence conjugale[2] vécue par les femmes autochtones constitue l’un des problèmes sociaux les plus répandus (Commission royale d’enquête sur les peuples autochtones, 1996). En 1989, un premier rapport canadien publié par l’Ontario Native Women Association confirme que les femmes autochtones sont particulièrement touchées par la violence conjugale. Une décennie plus tard, le constat demeure le même. En effet, en 2003, le Victorian Indigenous Task Force rapporte que la violence conjugale au sein des communautés autochtones est toujours : « wisepread, disproportionately high and on the increase » (2003 : 11). À ce constat s’ajoute l’idée que même si cette problématique revêt des caractéristiques similaires à celles de la violence que subissent les femmes non autochtones, elle commande toutefois d’être appréhendée à l’intérieur d’un cadre qui tient compte du contexte historique et des particularités des conditions de vie des peuples autochtones. C’est précisément du caractère spécifique de cette problématique que nous rendons compte dans cet article.
Pour ce faire, le cadre théorique de l’intersectionnalité nous est apparu tout désigné dans la mesure où il permet l’articulation des liens entre les différents aspects de l’identité sociale comme l’ethnicité, le genre et la classe sociale et leurs interactions avec des systèmes d’oppression comme le capitalisme, le patriarcat, le colonialisme (Oxman Martinez et al., 2002). L’intersectionnalité permet d’explorer comment certaines problématiques, reliées à la spécificité du contexte politique, historique, social, économique et culturel des populations autochtones, agissent en synergie et augmente la vulnérabilité à la violence. Les expériences des femmes sont trop variées pour qu’on puisse ramener leur expérience de la violence à la seule différence de genre, car elles sont fréquemment confrontées à plusieurs formes de violence simultanément. Il devient ainsi possible de cerner la nature et la signification de la violence en examinant le sens que la personne lui donne.
La violence conjugale envers les femmes autochtones a donné lieu à la production de différentes publications canadiennes dont l’accès et la mobilisation des savoirs demeurent extrêmement variables et épars. Dans l’objectif de comprendre les aspects qui particularisent cette problématique, un corpus de 89 documents canadiens et internationaux qui porte sur la violence conjugale générale (études, rapports, enquêtes, plans stratégiques, etc.), dont 42 traitent en tout ou en partie de la violence conjugale envers les femmes autochtones, a été identifié et analysé. De ces derniers, soulignons que 17 publications ont été produites par différents organismes autochtones répartis à travers le Canada et que moins d’une dizaine de travaux provient du Québec. L’analyse documentaire consiste en une démarche visant à faire l’inventaire et l’examen critique des publications pertinentes qui portent sur un domaine de recherche (Cellard, 1997). Plus précisément, la stratégie analytique utilisée a consisté à dégager dans un premier temps les principaux thèmes abordés, à repérer l’identité des auteurs des différents documents et, enfin, à identifier les concepts clés qui permettent de rendre compte de la violence conjugale envers les femmes autochtones. Nous arrimant à cette première phase analytique, nous avons mis en relation et identifié les combinaisons possibles entre les divers éléments contenus dans les sources documentaires afin de mieux cerner la spécificité de la violence conjugale vécue par les femmes autochtones.
Particularités de la violence envers les femmes autochtones
La violence familiale : une expression toute désignée
Avant de nous attarder aux particularités de la violence vécue par les femmes autochtones, il importe d’identifier les principaux concepts utilisés dans le cadre des travaux pour nommer, comprendre et parler de la violence à l’égard des femmes en fonction notamment des contextes dans lesquels s’exerce cette violence.
Trois expressions sont généralement utilisées par les chercheures pour définir la violence vécue par les femmes, soit la violence faite aux femmes, la violence conjugale et la violence familiale. L’expression de la violence faite aux femmes est principalement employée dans les textes d’organismes internationaux. À titre d’exemple, la Déclaration des Nations Unies sur l’élimination de la violence à l’égard des femmes de 1993, dont le Canada est signataire, définit la violence faite aux femmes comme étant : « tous actes de violence dirigés contre le sexe féminin, et causant ou pouvant causer aux femmes un préjudice ou des souffrances physiques, sexuelles ou psychologiques, y compris la menace de tels actes, la contrainte ou la privation arbitraire de liberté, que ce soit dans la vie publique ou dans la vie privée » (ONU, 1993 : art.1 de la Déclaration). Elle est entendue comme englobant : « a) la violence physique, sexuelle et psychologique exercée au sein de la famille y compris les coups, les sévices sexuels infligés aux enfants de sexe féminin au foyer, les violences liées à la dot, le viol conjugal, les mutilations génitales et aux pratiques traditionnelles préjudiciables à la femme, la violence non conjugale, et la violence liée à l’exploitation ; b) la violence physique, sexuelle et psychologique exercée au sein de la collectivité, y compris le viol, les sévices sexuels, le harcèlement sexuel et l’intimidation au travail, dans les établissements d’enseignement et ailleurs, le proxénétisme et la prostitution forcée ; c) la violence physique, sexuelle et psychologique perpétrée ou tolérée par l’État, où qu’elle s’exerce » (Ibid.). L’expression de violence conjugale est surtout présente dans les publications réalisées sous l’égide de différents ministères canadiens. S’inspirant de la définition onusienne de la violence envers les femmes, ce corpus documentaire se distingue par une attention particulière accordée à la violence qui s’exprime dans le cadre d’un mariage ou d’une union libre, qu’il s’agisse de conjoints ou d’ex-conjoints (Statistique Canada, 2006). Le volet autochtone du Plan d’action gouvernemental en matière de violence conjugale 2004-2009 du gouvernement du Québec souligne pour sa part que : « la violence conjugale se caractérise par une série d’actes répétitifs, qui se produisent généralement selon une courbe ascendante […] Elle ne résulte pas d’une perte de contrôle, mais constitue, au contraire, un moyen choisi pour dominer l’autre personne et affirmer son pouvoir sur elle » (2005 : 5). Enfin, la notion de violence familiale est utilisée dans les travaux canadiens portés à établir le profil statistique des formes de violence vécues dans la sphère familiale. Parmi les principales formes de violence considérée dans ce contexte particulier, on retrouve la violence conjugale, la violence envers les enfants et la violence faite aux personnes âgées.
Dans les travaux qui s’intéressent à la problématique de la violence envers les femmes autochtones, un consensus se dégage sur le plan conceptuel. De nombreux auteurs insistent, depuis déjà deux décennies, sur l’importance de privilégier le concept de violence familiale afin de mettre en perspective le caractère holistique de la violence vécue par les femmes autochtones (ONWA, 1989 ; Comité canadien sur la violence faite aux femmes, 1993 ; CRPA 1996 ; Association des infirmières et infirmiers autochtones du Canada et Kiyoshk, 2001 ; Fondation autochtone de guérison et Bopp, Bopp et Lane, 2003). Selon Green (1996), les Autochtones définissent la violence familiale « comme une conséquence de la colonisation, de l’assimilation forcée et du génocide culturel ; les gestes, les valeurs, les convictions, les attitudes et les types de comportement négatifs, cumulatifs et multigénérationnels d’une personne ou d’un peuple qui réduisent ou minent l’harmonie et le bien-être des Autochtones en tant qu’individus, familles, familles étendues, communautés ou peuple » (1996 : 1). L’importante étude australienne réalisée par la Victorian Indigenous Task Force appuie l’adoption de ce concept dans la mesure où la violence familiale est : « An issue focused around a wide range of physical, emotional, sexual, social, spiritual, cultural, psychological and economic abuses that occur within families, intimate relationships, extended families, kinship networks and communities » (VITF, 2003 : 123). Selon les auteurs de cette étude, la violence familiale inclut la violence intergénérationnelle de même que la violence directe et indirecte ; elle peut être perpétrée par tous les membres de la famille élargie ; et rend possible le fait qu’un agresseur puisse être également victime au sein de la même situation familiale (Ibid.). La violence familiale est également définie comme une réaction à un système de domination, de non-respect et de contrôle bureaucratique qui continue d’ostraciser les femmes autochtones (ONWA, 1989). Cette conception de la violence familiale s’arrime avec le constat reconnu que la violence conjugale touche également les enfants (Affaires indiennes et du Nord Canada, 2008). De fait, 57 % des femmes autochtones victimes de violence conjugale rapportent que leurs enfants en ont été témoins comparativement à 46 % des femmes non autochtones (Statistique Canada, 2001). Au Québec, les auteurs d’une étude portant sur des signalements acheminés au Directeur de la protection de la jeunesse impliquant des enfants autochtones constatent que les parents de ces derniers sont plus souvent impliqués dans des situations de violence conjugale connues ou suspectées que les parents non autochtones dans une proportion de 38 % et de 25 % (Tourigny et al., 2007).
Les femmes autochtones violentées : un profil singulier
Le profil statistique des femmes autochtones se distingue des différents groupes de femmes violentées au Canada. Les femmes autochtones courent notamment un risque plus élevé que les autres femmes canadiennes d’être victimes de violence conjugale (Statistique Canada, 2006). Les données de l’ONWA (1989), de Kiyoshk pour le Helping Spirit Lodge (1990), de Dumont-Smith et Sioui-Labelle pour l’Association des infirmiers et infirmières autochtones du Canada (1991) et les Enquêtes sociales générales de Statistique Canada sont non seulement les plus utilisées, mais aussi pratiquement les seules disponibles en ce qui concerne la prévalence [3] de la violence conjugale dans les communautés autochtones du Canada. Un certain nombre d’études canadiennes montrent que les taux de violence conjugale envers les femmes autochtones, quelle que soit la région, sont élevés. Ainsi, l’étude de Kiyoshk (1990) a révélé que 86 % des femmes interrogées lors d’un sondage ont vécu ou ont été témoins de la violence (1990). En 2001, McGillivray et Comaskey ont mené une étude auprès de 26 femmes autochtones et ont constaté que 25 d’entre elles avaient été victimes de violence conjugale. L’étude de Dumont-Smith et Sioui-Labelle (1991), quant à elle, a également trouvé que dans certaines communautés nordiques isolées, 75 % à 90 % des femmes étaient victimes de violence conjugale (1991, cité dans CNIVF, 1996, et dans Cercle autochtone, 1993) et que le taux de violence variait de 70 % à 100 % pour un échantillon de 300 femmes micmaques de Nouvelle-Écosse (cité dans Brownridge, 2003). Une étude réalisée dans sept réserves situées au nord du Manitoba rapporte également un pourcentage similaire (Thomlinson, Erickson et Cook, 2000). Au Québec, une étude récente réalisée par la Commission de la santé et des services sociaux des Premières Nations du Québec et du Labrador indique que 34 % des Autochtones du Québec considèrent la violence dans toutes ses formes comme une menace à la sécurité (CSSSPNQL, 2007).
Les données sur la violence faite aux femmes autochtones en milieu urbain ne sont pas courantes. Chartrand et Mckay (2006) rapportent que la proportion des cas de violence conjugale est cinq fois plus élevée parmi les Autochtones vivant en communauté que parmi ceux qui vivent hors réserve. Toutefois, d’autres recherches suggèrent que la situation est également alarmante en milieu urbain. En effet, dans une des plus importantes études sur la victimisation des Autochtones en milieu urbain, LaPrairie (1995) a constaté que les femmes autochtones étaient plus nombreuses que les hommes à être victimes de crimes et que ces dernières étaient plus souvent susceptibles de faire l’objet d’une violence plus grave de la part de leur partenaire. Les nombreuses expériences de violence (abus sexuels, violence psychologique et physique) semblent constituer un facteur facilitant la marginalisation des femmes autochtones qui vivent dans les centres urbains (Jaccoud et Brassard, 2003).
Ces chiffres témoignent de la présence d’une violence conjugale endémique en milieu autochtone. Le dénominateur commun à l’ensemble de ces études est que les femmes victimisées d’origine autochtone se distinguent de leurs consoeurs non autochtones non seulement par leur nombre, mais aussi par la gravité des actes de violence dont elles sont victimes (Statistique Canada, 2006). À cet égard, l’Enquête de Statistique Canada (2006) révèle que 54 % d’entre elles, comparativement à 37 % chez les femmes non autochtones, rapportent avoir été agressées sexuellement, battues, étranglées, attaquées avec une arme à feu ou un couteau. Le taux d’homicides chez les femmes autochtones est huit fois plus élevé que celui des femmes non autochtones. Entre 1999 et 2004, le pourcentage des formes de violence graves chez les femmes non autochtones est passé de 43 % à 37 %, alors que chez les femmes autochtones, ce pourcentage est demeuré stable. En ce qui concerne les homicides d’une conjointe, le taux chez les femmes autochtones est huit fois celui constaté chez les femmes non autochtones (Statistique Canada, 2006).
Selon AINC 2008, la stigmatisation, la détérioration des relations interpersonnelles, la confusion et la perte des rôles ont aussi des conséquences sur le plan social. Les auteurs du VITF (2003) soulignent que les aînés, dont les femmes, ont énormément perdu leur rôle de leaders et de modèles au sein des communautés autochtones, notamment celui de soigner et de transmettre le savoir culturel et les histoires familiales. La perte des rôles des femmes dans les communautés est aussi mentionnée par Weaver (2009). Enfin, FAQ (2008) rapporte des conséquences sur le plan spirituel comme la fermeture à l’amour, la colère envers le Créateur ou la perte d’harmonie avec ses proches.
La violence sous toutes ses formes
Selon AINC (2008), la violence envers les femmes dans les communautés autochtones se manifeste plus fréquemment sous forme de violence physique et psychologique, verbale et sexuelle. D’autres études traitant de la violence conjugale envers les femmes autochtones identifient de façon générale les mêmes formes de violence que celles subies par les femmes non autochtones, mais ils en élargissent les sources, les déterminants et les causes. Ainsi, on y retrouve la violence physique qui vise à infliger de la douleur, une blessure, des lésions physiques à autrui (Victorian Indigenous Task Force, 2003). L’ONWA (1989) rapportent que des familles qui vivaient de la violence, 81 % ont indiqué que la victime souffrait d’ecchymoses, 71 % ont mentionné des coupures et des saignements, 47 % des os brisés, 47 % des plaies, 80 % des effondrements mentaux et émotionnels et 7 % une grossesse non désirée, un défigurement ou un handicap. Certaines participantes (24) ont dit connaître personnellement un cas de violence ayant mené à la mort, dans la grande majorité des cas la mort de la femme (ibid.). Selon l’organisme Two-Spirited People of the First Nations, 90 % de ses membres (femmes autochtones lesbiennes) ont déjà subi de la violence physique ou verbale en raison de leur orientation sexuelle (cité dans McLeod, 2003). Ces dernières font souvent face à « une homophobie généralisée » (Cercle autochtone, 1993 : 181) dans les collectivités autochtones et se voient ostracisées par la communauté et la famille. Cette homophobie proviendrait notamment du contact avec les Européens et de l’imposition des normes occidentales aux Autochtones par la voie des écoles et des églises et, plus particulièrement, par celle du régime des pensionnats.
La violence psychologique renvoie à un abus de pouvoir et de contrôle, notamment par l’intimidation, les menaces, les humiliations, les blâmes, les insultes, la privation de soins et d’amour, l’isolement forcé (Kiyoshk, 2001) ; la violence verbale, parfois considérée comme de la violence psychologique dans certaines études, consiste en une utilisation de paroles dénigrantes, tant en public que dans l’intimité, qui vise surtout l’intelligence, la sexualité, l’image corporelle et les capacités ou la valeur comme membre à part entière de la famille ou de la société (VITF, 2003). La violence sexuelle comprend « tous les actes non désirés d’attention ou d’exploitation sexuelle, notamment les attouchements non désirés, l’exposition de la victime à du matériel pornographique, les sévices sexuels, l’agression sexuelle avec un objet, le ligotage, le viol par une connaissance, le viol en bande, le viol dans une relation d’intimité et le harcèlement » (Cercle autochtone, 1993 : 171). À ce titre, les femmes souffrant d’un handicap sont quatre fois plus souvent victimes d’abus à caractère sexuel que le reste de la population (Jiwani, 1999). Les mauvais traitements matériels ou l’exploitation économique ou la violence financière visent à rendre la victime dépendante de l’autre sur le plan financier par l’utilisation manipulatrice des finances dans une relation, en empêchant la victime d’avoir un accès et un contrôle sur ses propres ressources financières, ou encore en faisant un « usage trompeur ou immoral de l’argent ou des biens » de l’autre (Kiyoshk, 2001 : 8). Une étude de la CRPA révèle que les aînées autochtones sont plus susceptibles de subir de la violence économique, quoiqu’elles se trouvent également parmi la tranche de population la plus pauvre (1996).
La violence sociale se manifeste par un contrôle des comportements sociaux et par l’isolement (Victorian Indigenous Task Force, 2003). Les auteurs du document Les femmes autochtones et la violence familiale (AINC, 2008) rapportent aussi cette forme de violence, laquelle se caractérise par le fait de ne pas dévoiler la violence par crainte des stigmates, la détérioration des relations interpersonnelles et la modification des rôles notamment celui de parent et de travailleur.
D’autres formes de violence envers les femmes autochtones ont également été rapportées par les auteurs du VITF (2003). Il s’agit de la violence spirituelle et culturelle ainsi que de la violence institutionnelle, systémique et communale. La première se réfère à l’érosion et à la perte des valeurs traditionnelles ou à l’anéantissement des croyances culturelles ou religieuses d’une personne (Kiyoshk, 2001). Il y a utilisation de son pouvoir et de ses capacités de contrôle pour nier les droits et besoins culturels ou spirituels d’une personne. Cela peut comprendre l’interdiction d’accès à une terre ou à une cérémonie spirituelle ou culturelle, la négation d’un héritage culturel ou encore le fait de forcer quelqu’un à des pratiques culturelles ou spirituelles contre son gré. Cette forme de violence affecte profondément le sentiment d’identité des victimes autochtones, puisque la composante spirituelle y occupe une place importante (VITF, 2003). La violence institutionnelle, systémique et communale est associée au fait que la violence infligée aux Autochtones par l’État participe de la dynamique de violence familiale (Kiyoshk, 2001). Ainsi, les politiques ayant pour effet de marginaliser les peuples autochtones (notamment les pensionnats/écoles résidentielles) et les femmes tout particulièrement aggravent la violence conjugale. Par exemple, les disparités créées par la Loi sur les Indiens engendrent, selon FAQ (2008 : 5), la violence familiale, mais également d’autres formes particulières de violence telles que : « le bloodism, la violence raciste et sexuelle et la violence fondée sur le genre ». De même, certaines dispositions discriminatoires de la Loi sur les Indiens entraînent une dépendance économique des femmes envers leur mari et les rendent plus vulnérables à la violence (CRPA, 1996, vol. 5.). Enfin, pour Kiyoshk (2001), la violence communale renvoie à l’abus de pouvoir envers les femmes dans les communautés autochtones et constitue une manifestation spécifique de violence.
Conclusion
Nous avons voulu dans le cadre de cet article mettre en perspective l’importance de saisir en quoi la violence conjugale vécue par les femmes autochtones se distingue de celle de leurs consoeurs non autochtones. Pour Weaver (2009), comprendre la violence envers les femmes dans les communautés autochtones nécessite de ne pas s’attarder seulement au vécu des femmes, mais aussi à toute une communauté « tissée serré ». Dans ce contexte, le concept de violence familiale, largement utilisé dans les documents produits par les groupes autochtones, prend tout son sens pour décrire la réalité des femmes victimes de violence conjugale en milieu autochtone et pour comprendre les contextes d’émergence, de reproduction ainsi que les dynamiques qui y sont associées. Par ailleurs, la notion de violence familiale, bien qu’elle puisse risquer d’occulter la problématique de la violence conjugale, reflète néanmoins la vision globale revendiquée dans le cadre de plusieurs travaux produits par les Autochtones du Canada, une vision qui ne peut plus désormais être occultée. Cette façon de concevoir la violence conjugale à travers la lunette de la violence familiale est sans aucun doute la particularité qui mérite le plus notre attention étant donné son impact sur l’ensemble des aspects qui caractérisent la problématique de la violence conjugale vécue par les femmes autochtones et sur le développement de la recherche et des interventions. Tout d’abord, le fait d’aborder la violence conjugale comme se situant dans une dynamique de violence familiale oblige à tenir compte des conditions liées à l’organisation de la communauté et à l’impact des rapports historiques de domination qui ont marqué le passé et qui façonnent toujours le quotidien des femmes autochtones. Placer la violence conjugale dans le registre de la violence familiale signifie également élargir et affiner la compréhension de cette problématique en identifiant d’autres formes et d’autres sources (voir d’autres acteurs) associées au contexte de vie des femmes autochtones. Bien que l’on reconnaisse depuis plusieurs années que la violence conjugale concerne d’autres acteurs sociaux que les femmes autochtones, les chercheurs continuent néanmoins à maintenir une analyse cloisonnant les acteurs concernés par la dynamique de la violence. Ce faisant, le point de vue et l’expérience des hommes autochtones, ceux des gens de la communauté et des intervenants sont fréquemment occultés alors qu’ils devraient être considérés comme faisant partie intégrante de la dynamique de la violence dont sont victimes les femmes autochtones. À l’instar des lobbys autochtones, il nous apparaît incontournable de reconstruire la problématique de la violence conjugale en milieu autochtone autour d’une compréhension holistique des interrelations intra- et extrafamiliales si l’on tient à en cerner les composantes et la dynamique.
Ce décloisonnement de la dynamique de la violence conjugale ouvre non seulement de nouveaux pans de compréhension et d’analyse, mais a également permis au cours des dernières années le développement d’interventions plus adaptées à la culture autochtone afin de lutter contre la violence conjugale. Depuis quelques années, les Autochtones investissent beaucoup d’énergie et d’efforts afin de s’assurer que les interventions en matière de violence familiale reflètent leurs spécificités, leurs croyances, leurs valeurs, leurs traditions et leurs repères culturels. Ce développement témoigne également d’une volonté, portée à l’heure actuelle par une poignée d’Autochtones doit-on l’avouer, de prendre en charge et de mieux contrôler les interventions qui les concernent. Ainsi, le Cercle national des Autochtones contre la violence familiale a publié en 2006 un document présentant diverses pratiques culturelles ayant cours dans les centres d’hébergement autochtones et communautaires. Bien que ces pratiques ne soient pas légion, il est tout de même possible d’identifier des éléments propres aux cultures autochtones, qui touchent certaines spécificités de la problématique de la violence conjugale envers les femmes autochtones traitées dans le cadre de cet article, qu’il convient de prendre en compte dans le développement des pratiques d’interventions. Tout d’abord, il apparaît essentiel que le cadre général des interventions prenne en compte que l’état de bien-être et d’équilibre des Autochtones repose sur les dimensions physiques, rationnelles, affectives et spirituelles des individus. De plus, elles doivent s’harmoniser avec l’idée que les femmes autochtones violentées peuvent difficilement être séparées du contexte de vie familiale et communautaire dans lesquels elles s’inscrivent. À cet effet, les interventions doivent se développer dans une approche globale et intégrée de guérison de tous les membres de la famille et de la communauté. Afin de favoriser ce processus, il importe également d’intégrer les pratiques spirituelles reflétant l’importance accordée par les Autochtones au symbolisme (à travers les rituels de purification, le recours aux rêves et aux légendes autochtones, aux éléments de la Terre-Mère, à l’usage de la sauge et des tentes de sudation, etc.), à la vision circulaire du monde (qu’on pense par exemple à la pratique des cercles de partage, de l’utilisation de la roue de médecine, etc.) et, enfin, aux enseignements des sages et des aînés (animation des divers rituels, enseignements culturels et spirituels, etc.). À l’instar de ces quelques exemples, les interventions s’appuyant sur des approches holistiques et systémiques et qui ont recours aux méthodes de groupe semblent ainsi représenter des voies prometteuses en matière de développement de l’intervention auprès des Autochtones.
Parties annexes
Notes biographiques
Lyse Montminy est professeure à l’École de service social de l’Université de Montréal. Ses champs de recherche sont la violence conjugale vécue par les aînées, l’intervention de groupe auprès des hommes ayant des comportements violents et la violence conjugale et les femmes autochtones. En 2008, elle publiait un article intitulé : « Les enjeux associés à l’intervention sociale auprès des aînées victimes de violence conjugale », Genre et travail social, no 41, 179-200.
Renée Brassard est professeure à l’École de service social de l’Université Laval. Ses champs d’intérêt sont les Autochtones, la justice pénale, les trajectoires, le programme correctionnel, l’exclusion et la marginalisation. En 2009, elle signait avec Joane Martel l’article : « Effets de l’incarcération et trajectoires de vie des femmes autochtones au Québec », Criminologie, vol. 42, no 2, 121-152.
Mylène Jaccoud est professeure à l’École de criminologie de l’Université de Montréal. Ses champs de recherche sont la justice réparatrice, la médiation, les peuples autochtones et la méthodologie qualitative. En 2009, elle publiait « Origines et fondements de la médiation sociale au Québec : un double ancrage », Nouvelles pratiques sociales, vol. 21, no 2, 93-108.
Elizabeth Harper est professeure à l’École de travail social de l’Université du Québec à Montréal. Ses champs de recherche sont la violence faite aux femmes en divers contextes de vulnérabilité, les usages de l’intersectionnalité en intervention et en recherche et les pratiques féministes. En 2008, en codirection avec Suzanne Arcand, Dominique Damant et Sylvie Gravel, elle publiait : Les violences faites aux femmes, Québec, Presses de l’Université du Québec, 624 p.
Marie-Pierre Bousquet est professeure au Département d’anthropologie de l’Université de Montréal. Son champ de recherche principal est l’étude des sociétés amérindiennes contemporaines (Québec, Canada). En 2009, elle publiait : « Régler ses conflits dans un cadre spirituel : pouvoir, réparation et systèmes religieux chez les Anicinabek du Québec », Criminologie, vol. 42, no 2, 53-82.
Shanie Leroux est étudiante de 2e cycle à l’École de travail social de l’Université du Québec à Montréal. Son champ d’intérêt principal est les Autochtones.
Notes
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[1]
En vertu de la Loi constitutionnelle canadienne de 1982, le terme « autochtone » désigne tous les premiers habitants du Canada et leurs descendants. Le gouvernement canadien reconnaît trois catégories officielles d’Autochtones : les Amérindiens, les Inuits et les Métis. Selon les données du Recensement de 2006 (Statistique Canada, 2008), le nombre de personnes qui se sont identifiées comme autochtones au Canada atteint 1 172 790 personnes. Selon les données du recensement de 2006, le Canada compte un peu moins d’un demi-million de femmes autochtones (Statistique Canada, 2008). Cette population représentait 3 % de toute la population féminine canadienne.
-
[2]
Dans le cadre de cet article, la notion de violence conjugale renvoie à celle retenue dans le cadre du Plan d’action du Gouvernement du Québec de 2004-2009 en matière de violence conjugale qui la décrit comme : « une série d’actes répétitifs, qui se produisent généralement selon une courbe ascendante et elle comprend les agressions psychologiques, verbales, physiques et sexuelles ainsi que les actes de domination sur le plan économique. Elle ne résulte pas d’une perte de contrôle, mais constitue, un moyen choisi pour dominer l’autre personne et affirmer son pouvoir sur elle ».
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[3]
Nombre d’auteurs et d’organismes en appellent à la prudence dans l’interprétation des données statistiques portant sur la prévalence et l’abus au sein des collectivités autochtones du Canada (Bopp et al., 2003) notamment en raison de l’absence d’une définition de la violence familiale ou de l’abus unanimement acceptée ; de l’absence d’un système de recherche ou de gestion provincial ou national unique ayant le mandat de compiler les statistiques de même nature et, enfin, le fait que l’étendue de la violence vécue par les femmes autochtones est difficile à déterminer car il y a un grand nombre de situations qui ne sont pas signalées (Weaver, 2009). Plusieurs travaux produits par des organismes autochtones attribuent la sous-estimation des données de prévalence de la violence en milieu autochtone à la peur de dénoncer la violence en contexte communautaire, à la difficulté de conserver la confidentialité ; à la crainte de briser la cohésion de la communauté ou, encore, au fait que la violence demeure un sujet tabou. Statistique Canada, pour sa part, note que ses méthodes pour mesurer la violence ne sont pas conçues pour les groupes minoritaires et ne tiennent pas compte des obstacles liés aux différences culturelles ou aux barrières linguistiques. De plus, les données en provenance des services de police sous-estiment fréquemment les statistiques en ce qui concerne les Autochtones, puisque plusieurs organismes ne déclarent pas le statut d’Autochtone des victimes et des auteurs présumés (Statistique Canada, 2006).
Bibliographie
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