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Si tu aimes ma nation c’est que tu as reconnu qu’elle pouvait t’apprendre beaucoup et qu’en retour tu espères avec elle partager ce que tu as reçu des tiens
Jean Tse8ei (Sioui), Le pas de l’indien, Québec, Le Loup de Gouttière, 2005, p. 75
Le projet de publication sur le thème des Autochtones s’est concrétisé à la suite des deux événements organisés par le Comité d’échanges internationaux et interculturels (CEII) de l’École de travail social de l’UQAM en 2006 et 2007. En effet, deux colloques portant sur le thème général des Autochtones et le travail social ont fait ressortir plusieurs éléments fondamentaux de l’histoire des Autochtones et de leurs rapports avec les Québécois. Plus encore, il est apparu nécessaire de faire un premier tour de la question des rapports entre les Écoles universitaires de formation en travail social et les Autochtones. Ces rencontres interuniversitaires et interculturelles ont donc constitué une étape vers la réalisation de ce dossier dans la revue Nouvelles pratiques sociales (NPS).
Au contact des non-Autochtones, les Premières Nations ont connu des moments dramatiques de rupture culturelle et nationale. Si la Grande Paix de 1701 avait pu constituer un espoir, un pas vers une cohabitation enrichissante de part et d’autre, plusieurs événements malheureux ont marqué les siècles suivants. Il faut reconnaître que la Loi des Indiens et la constitution des réserves, comme aussi le triste épisode des pensionnats indiens peuvent difficilement être considérés comme des avancées dans l’évolution de ces peuples aux coutumes riches en humanité et en spiritualité.
Dans l’entrevue avec Richard Kistabish, on relève un autre moment de rupture : ce moment d’éloignement marquant entre les Premières Nations et le peuple québécois, particulièrement visible depuis une cinquantaine d’années. Il y a deux ou trois générations, surtout en région, et malgré un enseignement plus que biaisé de l’histoire des contacts entre ces peuples, nos parents avaient souvent des liens interpersonnels en milieu autochtone. Ces liens se sont transformés en préjugés, en clichés, porteurs souvent d’attitudes racistes. Parmi les effets négatifs de cette évolution, il faut noter la faiblesse et même l’absence des Premières Nations dans nos enseignements, en général, mais aussi, spécifiquement dans le cadre de ce dossier, en travail social. L’enjeu est immense : comment allons-nous rétablir des liens féconds entre ces peuples faits pour s’entendre, pour s’épauler, pour s’enrichir mutuellement ? On peut commencer par des ajouts significatifs et explicites dans nos programmes, dans nos cours. On peut aussi, comme le souligne Richard Kistabish en entrevue, développer nos liens par une foule de petits gestes, par des paroles et des gestes de reconnaissance mutuelle, par des échanges culturels, sportifs, bref, comme le dit notre invité : « faire des petites choses qui sont belles… »
Comme bases de nos participations à cette évolution, on peut lire (ou relire) les poètes et écrivains autochtones, comme Jean Sioui et d’autres, ou encore participer à des activités communes, que ce soit dans les Centres d’amitié autochtone ou ailleurs. On peut aussi simplement méditer un extrait d’une publication récente de Jean Désy (L’esprit du Nord, XYZ, 2010), qu’on en partage entièrement ou non l’orientation :
La culture québécoise sans ses forces autochtones ne peut survivre harmonieusement, parce que le pays lui-même s’est bâti sur ces forces-là, nordistes et nomades. […] J’aime croire qu’un jour, au Québec, les gens comprendront toute l’importance qu’il y a d’accepter les cultures amérindiennes et inuite, de les valoriser et de leur donner les moyens de s’épanouir[1].
Peut-on penser devenir, Amérindiens et non-Autochtones, « cocréateurs » du devenir de nos régions, et accueillir activement une co-présence dans nos villes comme dans nos campus universitaires ?
Lors des colloques de 2006 et 2007, nous avons tenté de dresser un premier état des lieux de la question autochtone telle qu’elle est intégrée dans les Écoles, Départements et programmes québécois et francophones de formation universitaire en travail social. Finalement, cinq universités ont participé, dont quatre du Québec. Pour chacune des écoles, les situations se sont révélées très différentes et ces dernières ont probablement changé depuis l’année du Colloque. Une université propose un baccalauréat complet destiné aux étudiants des Premières Nations. La plupart des cours offerts comportent des perspectives autochtones et la plupart des professeurs sont d’origine autochtone. Les liens avec les organismes autochtones locaux sont étroits. Certaines universités tentent de favoriser une présence autochtone dans leur programme de formation en plus d’afficher une volonté de métissage Autochtone/non-Autochtone. D’autres universités, ancrées dans un milieu urbain, déplorent l’absence d’Autochtones et de cours sur les Autochtones dans leur programme de formation. Malheureusement, les cours abordant cette réalité demeurent encore l’initiative de quelques professeurs. On constate aussi le peu de liens avec les organisations autochtones. Toutefois, le placement de quelques stagiaires en milieu autochtone a contribué à une réelle ouverture. Enfin, quelques-unes considèrent les peuples autochtones comme la troisième solitude au pays et dans les programmes de formation des travailleurs sociaux au Québec. Toutes ces universités se mobilisent pour changer la situation soit par le développement de projets de recherche spécifique, soit par le développement de liens avec les milieux, la création de cours sur les Autochtones dans un programme de second cycle, ou encore par le recrutement de personnes autochtones dans le corps professoral.
La plupart des textes présentés dans ce dossier proposent des façons de construire des ponts dans l’intervention sociale entre les Autochtones et les non-Autochtones. Ainsi, le texte d’Élisabeth Kaine, Pierre De Coninck et Denis Bellemare porte sur le design et la création culturelle comme leviers de développement. Les auteurs proposent une approche d’interventions avec et pour les communautés autochtones, qui prend comme point de départ leurs ressources plutôt que leurs problèmes. Ils expliquent le cadre conceptuel développé par le groupe de recherche Design et culture matérielle qui intervient depuis près d’une vingtaine d’années avec des populations autochtones. Ce modèle de développement social des individus et des communautés autochtones constitue un guide pour les projets de recherche action/création. Il est composé de six pôles (création/projet, individus/communautés, éducation/concertation) mis en tension par trois axes (méthodologie, approches intergénérationnelles, moyens de transmission) et qui définissent trois plans conceptuels : l’empowerment, le développement entrepreneurial culturel et l’éducation. L’objet de design constitue un vecteur de transmission culturelle, porteur des savoirs et des savoir-faire contemporains et traditionnels. Il permet aux créateurs autochtones de s’exprimer à la fois dans leur société et dans la société dominante. Le passage de l’approche centrée sur l’individu vers la communauté est réalisé par la constitution de groupes intergénérationnels d’entrepreneurs culturels. Parmi les défis que doivent maintenant relever ces interventions de développement social, plusieurs concernent précisément la dimension communautaire de l’intervention et d’autres relèvent des insuffisances reliées à la formation en milieu universitaire.
Dans leur texte sur la compréhension des particularités de la violence familiale vécue par les femmes autochtones, Lyse Montminy, Renée Brassard. Mylène Jaccoud et Élisabeth Harper expliquent d’abord leur choix d’utiliser la notion de violence familiale de préférence à d’autres expressions. Ensuite elles relèvent, à partir de diverses études, les particularités de cette violence : l’importance des conséquences communautaires de cette violence, ses formes mais surtout l’intensité de cette violence, le contexte de vie, incluant les hommes autochtones, les gens de la communauté et les intervenants. Elles proposent de revoir le cadre conceptuel sur lequel ces études sur la violence faite aux femmes sont habituellement fondées.
Pour leur part, Nathalie Kermoal et Carole Lévesque proposent que soit entreprise une nouvelle lecture des relations entretenues par les Autochtones et la ville. À l’encontre d’une conception dominante qui établit une dissonance entre la ville et les Autochtones, elles relèvent d’abord l’absence de connaissances historiques et scientifiques concernant l’histoire autochtone de l’urbanité. Elles rappellent que les villes canadiennes ont été développées sur des territoires ancestraux autochtones dont la mémoire collective est encore vivante. Sur la base d’observations réalisées surtout dans quelques villes de l’Ouest canadien, elles attirent l’attention sur le processus d’effacement historique dont les Autochtones font l’objet ainsi que sur la contribution de la main-d’oeuvre autochtone au développement urbain. Ce texte exploratoire propose de réinscrire la présence autochtone dans l’histoire des villes du Québec et du Canada.
Vandna Sinha, Elizabeth Fast, Nico Trocmé, Barbara Fallon et Bruce MacLaurin soutiennent que le succès obtenu par la composante Premières Nations de l’Enquête canadienne sur l’incidence des signalements en cas de violence et de négligence envers les enfants (ÉIC) repose sur une approche progressive du renforcement des capacités en matière de recherche. Ce renforcement des capacités est bidirectionnel, permettant aux Premières Nations d’utiliser la recherche existante et de mener leurs propres recherches et permettant aux chercheurs universitaires de mieux comprendre les points de vue, les contextes et les expériences des Premières Nations. Après avoir décrit à grands traits le contexte historique de la protection de l’enfance chez les Premières Nations, les auteurs rappellent certaines contraintes de la recherche dans ce domaine et quelques lignes directrices de la recherche collaborative. Puis ils expliquent les relations de collaboration établies au cours des trois cycles (1998, 2003 et 2008) de l’ÉIC et les compromis quant à l’accès, au contrôle et à la possession des résultats de l’enquête.
Christiane Guay et Sébastien Grammond examinent le processus d’adoption du projet de loi 125 qui a modifié la Loi sur la protection de la jeunesse du Québec. Ils rappellent que dans l’ensemble du Canada, les régimes contemporains de protection de la jeunesse entraînent des conséquences désastreuses et que les initiatives pour développer des pratiques d’intervention plus culturellement appropriées sont rares. Ils examinent les prises de position des organismes autochtones exprimées dans le cadre de la consultation sur le projet de loi 125. Ceux-ci partagent des préoccupations communes : la nécessité de centrer l’intervention sur la famille et non sur l’enfant, la méconnaissance de la culture des peuples autochtones par les divers acteurs non autochtones, le bris de la continuité culturelle entraîné par le « projet de vie permanent » ainsi que le souhait d’exercer une plus grande autonomie décisionnelle en matière de gestion des services sociaux. Cependant, le point de vue des Autochtones n’est pas discuté à fond, leurs points de vue n’ont pas été pris en considération et aucune mesure ne permet de minimiser les répercussions négatives que ces modifications à la loi pourront avoir à leur égard.
Karine Gentelet, Doris Farget et Christopher Campbell-Duruflé questionnent la valeur et la pertinence de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones à travers l’histoire. Ils montrent que la mise en oeuvre de la Déclaration permettrait « de faire évoluer la juridiction nationale mais aussi de former une nouvelle génération de juges, décideurs politiques et de hauts fonctionnaires amenés à travailler avec les peuples autochtones ». Ils concluent aussi sur la possibilité de transformer les relations autochtones et non autochtones grâce à ce document.
Enfin, Catherine Sigouin, Michèle Charpentier et Anne Quéniart clôturent ce numéro en abordant la réalité de la grand-maternité chez les Inuits. Elles nous invitent à poser un regard optimiste mais néanmoins réaliste sur les relations familiales intergénérationnelles, et ce, à travers la prise en charge des petits-enfants par les grands-mères. Cet article nous amène vers l’avenir culturel et identitaire des jeunes inuits.
Finalement, avec ce premier numéro thématique sur les Autochtones, nous souhaitons insister sur le fait que les pratiques sociales mettent en jeu des composantes structurelles dont au premier chef ceux relevant des domaines politique, juridique et socioéconomique, mais aussi des éléments subjectifs (spirituels, identitaires, culturels) et des savoir-faire (modes d’analyse et d’intervention, mobilisations). Le renouvellement démocratique de ces pratiques repose sur la prise en compte de ces diverses dimensions et la transformation, intellectuelle et pratique, de nos propres visions du monde. Nous espérons aussi avoir favorisé un regard pluridisciplinaire sur des enjeux fondamentaux qui s’inscrivent dans une obligation à « re-penser » nos pratiques, nos cadres conceptuels et nos épistémologies.
Parties annexes
Notes biographiques
Lilyane Rachédi est professeure à l’École de travail social de l’Université du Québec à Montréal. Ses recherches portent sur l’immigration et les histoires familiales, les jeunes immigrants et la réussite scolaire, l’interculturalité, la littérature et l’intervention sociale et, enfin, le deuil chez les familles immigrantes. Elle est membre de la Chaire de recherche sur l’immigration, l’ethnicité et la citoyenneté au Canada (CRIEC) et fait partie de l’équipe Migration et ethnicité dans les interventions de santé et de service social (METISS) du CSSS de la Montagne. Au nombre de ses publications, soulignons celle parue en 2010 sous le titre Trajectoires migratoires et stratégies identitaires des écrivains maghrébins au Québec : l’écriture comme espace d’insertion et de citoyenneté pour les immigrants, Québec, Presses de l’Université du Québec. 250 p. Mentionnons également l’ouvrage qu’elle a codirigé en 2009 avec Aline Gohard-Radenkovitch : Récits de vie, récits de langues et mobilités : Nouveaux territoires intimes, nouveaux passages vers l’altérité, Paris, L’Harmattan, 280 p.
Réjean Mathieu fut co-artisan des premiers comités de citoyens et des groupes populaires à partir de 1968 et dans les années qui ont suivi dans la région de l’Outaouais québécois. Il a travaillé dans les CLSC de Hull et de La Petite Nation pour ensuite se consacrer à l’enseignement en animation culturelle et, plus tard, en travail social à l’Université du Québec à Montréal (UQAM, 1975-2002). Il s’est impliqué dans des groupes communautaires tels L’Itinéraire, Paroles d’excluEs et plusieurs autres. Il demeure un retraité actif en intervention, dans les échanges internationaux à l’École de travail social de l’UQAM et en recherche (revue Nouvelles pratiques sociales, Alliance de recherche université-communauté – Innovation sociale et développement des communautés (ARUC-ISDC), etc.).
Daniel Thomas est professeur titulaire au Département des sciences du développement humain et social de l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue (UQAT). Il est membre du Laboratoire de recherche pour le soutien des communautés (LARESCO) de l’UQAT. Il est chercheur dans le projet Peuples autochtones et gouvernance ainsi que dans l’Alliance de recherche universités-communautés ODENA. Les Autochtones et la ville : identité, mobilité, qualité de vie et gouvernance (ARUC-ODENA). En 2010, il a signé avec Suzanne Dugré un chapitre intitulé : « Politiques sociales, identité et relations entre Autochtones et Québécois : le cas de la ville de Val-d’Or (Québec) » paru dans Jerry P. White et Jodi Bruhn (dir.) : Aboriginal Policy Research Volume VIII. Exploring the Urban Landscape, Toronto, Thompson Educational Press, 280 p.
Note
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[1]
Jean Désy (2010), cité dans Louis Hamelin (2010). « Hivernie, mon pays », Le Devoir, 31 juillet.