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Sur le parcours connu de ma vie, je peux tracer plusieurs itinéraires, tramer plusieurs intrigues, bref raconter plusieurs histoires, dans la mesure où à chacune manque le critère de la conclusion.
Ricoeur, 1990 : 190
La Maison ouverte est une maison de quartier parisienne, au sein de laquelle s’est déroulé l’atelier Transmission en 2008-2009 et dont il est ici question. La Maison ouverte est une association régie par la loi de 1901, qui en organise les fondements et les modalités de fonctionnement[1] [2].
Cette association, fondée en 2003 et dirigée par Gisèle Bessac, a pour objectif de rassembler dans un même projet le développement d’un art de vivre jusqu’au grand âge, la créativité à destination de tous, la proximité avec la création contemporaine et des réflexions sur les questions environnementales. Des ateliers s’organisent autour d’activités corporelles, d’apprentissages innovants, de rencontres culturelles toujours en privilégiant une approche sensible et personnelle[3]. Dans le 12e arrondissement, les locaux sont en rez-de-chaussée et abritent également une halte-garderie pour les petits. De vastes baies vitrées ouvrent sur une placette entourée d’immeubles à dominante sociale. Des écoles et des lycées sont à proximité. Des jeunes et des personnes âgées se côtoient, tous milieux sociaux confondus, discutent, partagent une boisson autour de tables accueillantes. Il suffit pour y participer de pousser la porte.
Les activités proposées sont animées par des professionnels, artistes, personnalités qualifiées qui acceptent une rémunération symbolique de la part des participants. L’association emploie cinq salariés sur deux sites (12e et 14e arrondissement). La pérennité de l’association dépendra de la reconnaissance par les organismes publics de la validité et de l’adéquation du concept aux questions sociales actuelles en lui attribuant les financements nécessaires. Un avenir qui demeure, à ce jour, encore incertain.
Ma rencontre avec la Maison ouverte s’est effectuée selon un double mouvement : la proximité (habitant moi-même le 12e arrondissement) et la recherche d’un « terrain » d’implication ; cela dans le prolongement d’un cursus de formation réalisé dans la perspective de la sociologie clinique, expérimentée avec Roselyne Orofiamma dans un séminaire en 2007-2008, « Parcours socioprofessionnel et récit de vie », organisé par le Conservatoire national des arts et métiers, et poursuivi en 2009 autour de l’analyse des pratiques. Cette approche part du sujet pris dans sa singularité et le relie à la dimension collective, à une société donnée, à une époque.
Au cours de cette formation qui s’inscrivait dans la continuité d’un parcours professionnel (j’ai exercé trente ans de journalisme dans le champ social), j’ai été amenée à réfléchir sur la question de la transmission, et à bâtir un projet en lien avec les préoccupations liées à l’âge et au statut générationnel. L’atelier Transmission que j’ai animé à la Maison ouverte a eu pour objectif de réaliser un album à transmettre à ses petits-enfants : à partir de ses souvenirs, faire le lien d’une génération à l’autre. Paroles, écritures, choix de textes et de photographies, tout ce qui évoque une époque, dans ses manières de vivre et d’être, en constituent la matière : les fêtes, les rituels, les repas, etc. C’est le récit de cette activité d’animation que je propose ici au lecteur.
Quels sont les référents théoriques ?
La transmission relève des disciplines des sciences humaines.
Au plan sémantique, la transmission apparaît comme une dynamique traversée de contradictions. C’est un mouvement sans cesse contrarié (Treps, 2000), où des couples d’opposés se manifestent en termes de verticalité/horizontalité ; activité/passivité ; individu/collectivité ; répétition/novation.
Au plan anthropologique, la transmission est une notion centrale en ce qu’elle représente l’instrument par excellence de la continuité sociale. Elle est, de ce fait, un processus variable, qui n’obéit pas seulement à une « logique d’efficacité pratique », mais également à une « intention culturelle », laquelle n’est « jamais la seule possible » (G. Lenclud cité dans Choron-Baix, 2000 : 357). Elle est aussi largement imprévisible quant à ses effets, surtout lorsqu’elle touche au patrimoine immatériel et moral, toujours soumis, dans le passage d’une classe d’âge à une autre, à des déperditions, des réinterprétations et des recompositions.
La psychanalyse traverse l’ensemble des sciences humaines, dans les champs de la mémoire, de l’oubli, de la transmission et de tout ce qui touche à la profondeur généalogique, notamment. L’approche psychanalytique se distingue toutefois de celle du récit de vie (Orofiamma, 2002). La différence fondamentale tient à la nature de ce qui est travaillé et livré au destinataire : le récit de vie est un choix conscient de fragments de vie – ce qui n’exclut pas le fait d’être surpris, voire bouleversé, par ce que l’on dit ou par ce qui surgit dans l’écriture. Sur le divan, ce qui émerge via la règle des associations d’idées et du « tout dire », le sens qui se découvre, échappe à son propre contrôle. Toute parole maîtrisée, tout discours organisé se voit déconstruit, afin qu’une autre lecture, celle qui échappe, apparaisse en filigrane.
Sur le plan de la sociologie clinique (de Gaulejac, 1999), l’héritage reçu et transmis est à la fois génétique, affectif, symbolique (langage et organisation sociale), idéologique (système de croyances), culturel (façons d’être et de faire) ; incorporé ; objectivé (le beau, le laid) ; institutionnalisé (diplômes, décorations) ; social (position sociale, réseau d’appartenance et de relations), économique (patrimoine). Mais il est aussi ce qu’on en fait, un système dont les éléments sont en interaction, rempli de contradictions et de paradoxes. « Nous sommes, dit Vincent de Gaulejac, le produit d’une histoire dont nous cherchons à devenir le sujet » (de Gaulejac, 1987 : 27).
Qu’est-ce que « transmettre à » ?
Le groupe de plusieurs femmes et un homme s’est ainsi constitué (11 personnes au total), rassemblé autour du projet intitulé « Un album à transmettre à ses petits-enfants, à ses petits neveux… » Ce groupe, aux origines économiques et sociales modestes, présente deux caractéristiques essentielles :
Le groupe est presque exclusivement féminin : sur les 11 personnes inscrites, 10 femmes. Essentiellement retraitées (deux sont plus jeunes). Les femmes se sentiraient-elles davantage « dépositaires » d’une histoire familiale ? Est-ce une façon pour les femmes de cette génération de la guerre et de l’après-guerre de poursuivre le travail éducatif dont elles ont eu la charge et de s’affirmer à ce moment de leur vie ? Pour certaines, c’est le moment de dire « je » en toute légitimité. « Si le récit de vie est un support d’élaboration de l’expérience, il est aussi un support de construction de l’identité », comme le souligne Roselyne Orofiamma.
Le fait que ces personnes n’aient pas toutes une descendance donne d’emblée à la transmission son sens le plus large, au-delà de la filiation.
Qui sera ce proche à qui l’on destine cette page de souvenirs et de pensées ? Celui qu’on aime ? Celui qui nous aime ? Celui qui fait partie du « nous » familial ? Les proches ? C’est-à-dire, en s’inspirant de Paul Ricoeur, les proches sont ceux qui comptent pour nous et peuvent compter sur nous ; ceux également sur qui nous comptons et qui comptent avec nous.
La transmission semble aller de soi quand la filiation est établie. C’est le « cela-va-de-soi de la continuation » (Jankelevitch, 1977, cité par Déchaux, 1997 : 235). « Être » encore après la mort est la pente naturelle de l’esprit humain. La volonté de laisser dans le monde des traces d’expériences – empreintes, épreuves vécues –, le désir de se dévoiler et de permettre à la génération suivante de mieux comprendre ses choix, ses idées, etc., sont propres à chacun. Parce que transmission et filiation sont intimement liées, l’absence de descendance directe interroge : « Je ne sais pas à qui adresser cet album. Mes neveux, ma famille, mes amis, mon enfant pas encore adopté[4] ? »
Le souci de transmission (Déchaux, 1997) préexiste à la parentalité et concerne tous les âges et les statuts (marié, célibataire…). Il serait une évidence, une sorte de loi de l’espèce, et la présence d’enfants ne change pas les données fondamentales du problème, ni la difficulté à aborder une série de questions.
Transmettre à des personnes plus jeunes, c’est survivre, au moins dans le souvenir, un temps donné. Faire ce don suppose que l’on soit en mesure de construire une filiation élective s’il s’agit de personnes relativement éloignées (filleul, jeune ami, etc.).
L’existence d’enfants et de petits-enfants n’écarte pas pour autant les doutes et les questions : s’intéresseront-ils à cet album ? Celui-ci est-il destiné à ses enfants ou à ses petits-enfants ? Faut-il privilégier un destinataire parmi plusieurs ?
L’intérêt pour un document intime et familial peut sauter une génération. Les textes retrouvés des grands-parents, grands-oncles et grands-tantes, témoins sensibles d’une époque disparue sont vécus comme la découverte d’un trésor.
L’histoire que l’on souhaite transmettre est celle qui permettra d’être mieux connu des destinataires. Agnès Varda, dans la présentation en 2008 de son film Les plages d’Agnès, cite Montaigne : « J’ai voué ce livre à la commodité particulière de mes parents et amis : à ce que m’ayant perdu (ce qu’ils vont faire bientôt), ils y puissent retrouver certaines de mes conditions et humeurs, et que par ce moyen ils nourrissent plus entière et plus vive, la connaissance qu’ils ont eu de moi. »
Le passage d’une approche théorique de la transmission à une pratique basée sur l’un des récits possibles de sa vie
Ce récit des pratiques mises en oeuvre dans l’atelier a un double objectif : faire apparaître le processus selon lequel émergent la problématique de la transmission ainsi que la démarche d’accompagnement susceptible de favoriser ce travail. Comment faire des liens entre pratique et savoir, faciliter une mise en mots qui permette une appropriation de son expérience de vie.
Cet atelier propose sept séances, appuyées sur des « consignes » adaptées afin de faire émerger les thèmes suivants : nomination, généalogie, souvenirs et questions d’époque, l’héritage et le don, morceaux choisis de la vie, transmettre à son tour. Un support graphique adapté à chaque thème permet aux participants une réflexion en trois temps : réalisation du support dans un temps court (dix minutes), prise de parole devant le groupe et échanges, propositions d’écriture adaptées à chacun.
Les textes seront la plupart du temps écrits en dehors de l’atelier, et pour les personnes qui le souhaitent, lus au groupe dans un second temps.
Le cadre permet que s’établissent dans la confiance les rapports entre les participants, grâce aux règles acceptées : assiduité, implication, confidentialité (ce présent texte a reçu l’imprimatur des participants), écoute et bienveillance, interaction qui consiste à accepter un questionnement, chacun restant maître d’accepter ou non les hypothèses proposées.
Le fond et la forme. Ce travail de mémoire produit une accumulation de documents : comment les organiser ? quel support choisir ? Un album, quel album ? Classique, tel l’album photo traditionnel ; de grandes enveloppes allongées, en papier épais, où glisser des textes ou des photos ; des feuilles cartonnées pliées en accordéon avec l’intérêt d’un recto verso à inventer ; un cédérom ou autres nouvelles possibilités qu’offre la technique ? Écriture cursive ou caractères d’imprimerie ? Quelle couverture ? Quelle page de garde ? Photocopies ou documents originaux ?
Peu à peu, le fil organisateur se découvre. Ne pas craindre les pages blanches, se donner la liberté de la créativité et l’assumer jusqu’au bout, trouver une correspondance intime entre soi et l’objet.
Un travail en groupe, un travail du groupe
Plonger et laisser monter l’émotion
Les souvenirs, les réminiscences apparaissent sous forme de fragments : images, sons, odeurs, petites scènes de vie. Rien n’est anodin. Retours sur expérience : « Ça a toujours été très fort émotionnellement, même si je faisais la brave » ; « Je me pensais blindée » ; « L’émotion est gênante au début, mais elle devient une bonne chose, on passe de l’anecdote à ce qui est super important. »
Accepter d’être à fleur de peau devant les autres suppose la confiance dans le groupe qui accueille ces états de l’âme, avec respect et tolérance. Le cadre sécurise.
Le désir et l’élan
Cet élan qui fait se lever et se placer face au groupe pour commenter ce que l’on a écrit ou dessiné ou tracé, malgré le trac, est soutenu par la force du désir de transmettre. Le groupe est le premier destinataire de la transmission. Une participante s’était inscrite davantage pour sortir de sa solitude. Mais très vite, elle n’a pu continuer, malgré un groupe tout prêt à l’accepter et à composer avec ce registre. Le désir de transmettre doit être conscient ou préconscient pour « tenir » dans la durée de cette implication.
Cette démarche vers et en soi-même se poursuit entre les séances. Des textes s’écrivent à la maison. Certains se munissent d’un petit carnet et, quand on se revoit, lisent leurs notes aux autres. Les lignes bougent.
Lire son propre texte devant le groupe et entendre son texte dans la bouche d’un autre – une sensation jusque-là inconnue – sont des expériences intimes, une marque de confiance à l’égard des autres. Cette lecture est la première socialisation du texte, c’est aussi un test qui permet d’évaluer si l’on est prêt à transmettre cet écrit.
L’énergie du groupe
Les trois premières séances, assez rapprochées, ont permis au groupe de se constituer en tant que tel. Très vite, les rires, le plaisir de se retrouver, l’intérêt que les autres apportent à son histoire et que la leur suscite en soi créent une trame solide et un terreau riche : « Je suis très contente qu’on soit en groupe pour construire une démarche ; je n’avais pas pensé à l’énergie du groupe », dit une participante lors de la dernière séance. Il n’y a « pas d’histoires banales, interchangeables, chacune a une histoire unique ». « La liberté qu’on éprouve, liberté avec tout le monde. »
À certains moments de très grande émotion, le groupe a été vécu comme une instance susceptible de porter un jugement. Une réminiscence de l’enfance où il n’était pas de bon aloi de se montrer tel qu’on était : « J’ai pété les plombs », raconte une participante, ajoutant « J’ai honte ». Grâce à la force bienveillante du groupe, elle pourra revenir sur cet épisode. Elle écrira aux participants une lettre qu’elle leur lira à voix haute.
Écouter l’autre, c’est entendre et accueillir, dans une suspension du jugement. Cette émotion transmise peut renvoyer à des expériences personnelles connues, oubliées ou déniées. Choc en retour. Il est parfois besoin d’un moment de silence. Mais accepter d’être touché permet de rebondir et de faire le lien, avec des matériaux intimes épars, qui brusquement prennent sens dans la bouche d’un autre. C’est aussi permettre à celui qui raconte d’aller plus loin, par des questions ouvertes et non intrusives.
Les participants effectuent un travail qui ne se réduit pas à eux-mêmes. Loin d’être « égotiste » ou narcissique, cette réflexion ouvre à ce qui a constitué les modes de vie et valeurs d’une époque quasiment révolue (avant la révolution d’Internet), aux personnages clés ou phares qu’ils ont rencontrés, aux engagements collectifs qu’ils ont partagés.
L’émergence de la problématique de la transmission
Transmettre, c’est aller au-delà de soi, c’est recevoir et c’est donner quelque chose :
Ce quelque chose, constitué bien sûr par un ensemble de connaissances, de valeurs et de significations, mais aussi de questions et de difficultés, théoriques ou pratiques, est également, comme on le sait, fait d’émotions et de passions, d’amour et de haine, de désirs parfois inconnus de soi, d’expressions charnelles et de témoignages enfin. Autant de signes donnés à l’autre qui parfois ne sait pas bien comment les recevoir, ni même s’il doit les recevoir.
Chalier, 2008 : 20
La transmission a un corollaire ; elle suppose de reconnaître que l’on a soi-même reçu et que l’on accepte de se situer dans une lignée (verticalité) et dans une communauté (horizontalité). C’est la reconnaissance de son propre lien avec d’autres personnes.
« Que m’a transmis mon père ? », s’interroge avec anxiété une jeune participante dont le père est décédé récemment. De quoi est-on l’héritier, même lorsque l’absence du père à des moments importants de la vie s’est fait cruellement sentir ? de gènes ? de ressemblances ? d’un sourire ? de talents ?
Le désir de transmettre est une recherche, une quête de reconnaissance et d’amour, d’identité et d’autonomie. C’est constater qu’on ne peut s’être fait tout seul, que d’autres figures-repères ont existé, au-delà même des géniteurs et des parents, et qu’une partie de l’héritage restera à soi-même inconnue.
Une transmission symbolique. L’arbre des prénoms sur trois générations permet à chacun de se situer dans un rapport de parenté et en tant que personne.
Le prénom est la première transmission familiale et sociale (Halbwachs, 1997). Il s’inscrit aussi dans une époque. « Connaissez-vous l’origine du choix de votre prénom ? » Les réponses introduisent à toute l’atmosphère d’une famille, l’attente d’un garçon, le hasard du calendrier des saints, la trajectoire aussi de prénoms étrangers qui, peu à peu, se francisent… Prénoms aimés dans lesquels « on se sent bien », ou prénoms jugés trop lourds, tels ceux évoquant des personnages mythiques et que l’on contourne par un diminutif.
Le destin des objets
Symbolique également est le destin des objets comme traces d’une génération à l’autre. Comment tel objet m’a été transmis (ou pas) ? Quel a été le sens de ce don et comment, à mon tour, est-ce que j’envisage le passage de témoin ?
Les objets sont des témoins de la personne qui les donne (ou qui refuse de le faire) et, au-delà, de toute une ambiance et une culture familiales : « J’en rêve de ces assiettes où un proverbe était inscrit sur chacune ; nous, les enfants, les connaissions par coeur » ; « La montre à gousset de mon grand-père, qui m’aurait fait si plaisir… » Héritages rêvés ou refusés, dont le souvenir reste vivace.
Ce sont les livres de la bibliothèque paternelle, jalousement gardés par son propriétaire, quelques exemplaires arrachés de haute lutte de son vivant et le reste, partagé à sa mort. Ils expriment toute une relation à la culture, d’autant plus désirable que défendue pied à pied : « Je voulais absolument ces trois tomes de l’oeuvre de Colette, ceux-là et pas d’autres. »
C’est une assiette de porcelaine, précieusement conservée, représentant les 10 plaies d’Égypte. À travers le récit, dit à mi-voix, toute une culture juive apparaît dans l’évocation des fêtes de Pâques : le pain sans levain, les beignets, les tripes…
Puis surgissent des paysages, ceux de la Champagne, près de Troyes, ou encore une haute montagne alpine au profil cassé, qui figure en arrière-plan des photos de famille sur plusieurs générations. « La plus belle montagne du monde », disait le père. Une phrase emblématique, marquant une appartenance, un enracinement, qui fait le tour de la famille et se transmet dans un rire complice à la génération suivante, « Comme disait mon père… ».
Des lieux, des odeurs…
Les participants témoignent d’une histoire personnelle, intime, sociale et collective ; d’une appartenance à un milieu donné, à travers les lieux décrits – la montagne savoyarde, les vignobles champenois, les maisons familiales, l’Algérie, qui exhalent encore un parfum de souvenirs heureux… Des communautés apparaissent à travers les modes de vie, les travaux des champs, les odeurs, les goûts, les fêtes…
Ce sont aussi les lois d’une vie communautaire, l’appartenance à un milieu social qu’il faut respecter, même si cela porte préjudice à une enfant dont les capacités pour les études rompaient avec les valeurs d’un milieu simple. « Vous devez être fière », disaient les voisins, le jour de la distribution des prix, à la mère dont la fillette avait remporté le « prix d’excellence ». Pas vraiment, pas complètement fière, cette mère, gênée par la réussite de sa fille, pour qui il aurait fallu davantage rester dans le rang. Se distinguer serait-il trahir ?
Et aussi des refus…
L’héritage prend des formes diverses. « Le refus » et « la détestation » font partie des mots qui l’accompagnent, souvenirs souffrants, expression de la volonté de se détacher, de couper avec une mémoire. Un objet est exhumé du fond de l’armoire, une « petite cocotte jaune », modeste ustensile de cuisine, réhabilité comme un fragment du passé qui lui serait attaché.
Transmettre, c’est donner : « Ça sera pour toi plus tard. »
Le « ça sera pour toi plus tard » est un dit qui fait acte. Dans ce don/contre-don de la lignée familiale, on ne rend pas à qui vous a donné, mais à la génération suivante. Les patrimoines se cèdent de plus en plus tard et ils n’existent pas toujours. De patrimoniale, la famille est devenue affective (Attias Donfut, Lapierre et Segalen, 2002). La transmission est alors un don susceptible de rappeler le passé, comme témoignage à la fois d’une époque révolue, mais aussi comme symbole de la continuité d’une famille, d’une culture… : « Je donnerai à ma fille un bijou qui était à ma mère. J’ai fait des petits paquets pour mes petits-enfants. »
En dehors de la famille, la transmission se fait horizontalement et, au sein du groupe, dans une relation d’apprentissage, donc asymétrique : « Je transmets une passion, celle du tango, dans le cadre d’un atelier de danse. Ce qui importe ? Trouver la posture juste qui permet le mouvement et l’équilibre, et la présence à l’autre. »
Émotions, confrontations, rencontres avec soi-même
Légèreté. Avant de prendre la parole, il n’est pas rare qu’un participant prévienne les autres : « C’est pas gai », s’excuse celui-ci. « J’aurais aimé être plus gaie, plus insouciante et plus légère », dit une autre de son enfance. Et pourtant, le récit montre autre chose qu’une souffrance ou une tristesse. Le récit – début, milieu, fin – organise la pensée, dessine comment, à partir d’une enfance difficile ou d’un fait douloureux, on a résisté, construit, évolué.
La vie s’est construite « avec ça ». Le regard porté devient distancé, le sourire et le rire deviennent possibles.
Se replonger dans le passé et le raconter est un moyen privilégié pour repérer les ruptures, les souffrances. Alors, « la force du récit et l’intérêt qu’il va susciter réside davantage dans sa capacité à faire partager des émotions que dans son pouvoir de démontrer ». De quoi s’agit-il pour le narrateur ? « Il s’agit d’élargir la représentation de son vécu, d’en reconstruire le sens pour mieux se situer dans une histoire dont il peut comprendre certaines entraves et parfois s’en déprendre, une histoire qu’il peut davantage faire sienne » (Orofiamma, 2008 : 73).
Et la légèreté surgit soudain, à l’insu de tous. On ne décide pas d’être léger, on le devient, lorsqu’on offre aux autres une respiration liée à des mots comme « espérance » ou « liberté », des paysages de neige, une ambiance, l’arrivée d’un premier livre dans une vie ou d’un premier amour, la reconnaissance souriante d’une émotion…
Choisir dans le fouillis de la mémoire
Dans ce que nous avons enregistré au fil des ans, il faut choisir. On ne peut tout dire. Trouver le fil qui fait sens, en lien avec une émotion, un ressenti personnel, une manière à soi d’avoir vécu la petite et la grande histoire. Oser dire : « Pour moi, quitter l’Algérie au moment de l’indépendance a été une libération, une renaissance hors d’un carcan familial et social. »
Des récits commencent par : « Le jour où tel grand événement se passait… J’étais… » Et là surgit l’histoire individuelle, la manière de vivre cet événement personnellement et qui a fait date collectivement. Un participant, sapeur-pompier de Paris, raconte son émotion et comment toutes les valeurs de sa profession ont resurgi en lui lors de l’effondrement des tours jumelles à New York, le 11 septembre 2001.
Certains se sentent dépositaires de la vie familiale. Leurs armoires sont pleines, au sens propre et figuré, de documents et d’objets familiaux… Comment faire le tri ? De quoi est-on redevable aux générations qui nous précèdent et à celles qui nous suivent ? Comment ne pas trahir ?
Vérité et authenticité
À un instant donné, à partir d’un même événement, plusieurs récits sont possibles (selon le cadre du récit, ses objectifs, ses destinataires). Cela mobilise des affects, des sensations, des émotions, des couleurs qui traduisent une relation aux faits – et des faits – différente. Si l’on se déplace dans le temps, le récit se transforme. Où est la vérité ?
Cet aspect fait débat entre les participants : « Et si j’exagérais ? » « Et si ma mémoire me trahissait ? »
Le récit de vie permet de travailler la réalité et de mettre en perspective sa propre histoire. Il s’agit davantage de l’authenticité, et non de la sincérité, de la personne qui élabore le récit que du fait lui-même, dans son objectivité. L’authentique est ce qui exprime une vérité profonde de l’individu.
Peut-on faire confiance à la mémoire, et notamment à la mémoire sensorielle et affective ? « Ai-je imaginé cette scène ? » dit L., en se remémorant le baiser donné à la mère défunte. Sur ses lèvres, geste qu’elle accompagne de la main, encore cette sensation de glace. Transmettre, c’est avant tout exprimer un rapport à soi, et non pas nécessairement dévoiler le privé, l’intime à ce moment du récit.
L’oubli pour effacer la blessure, pour préserver la vie
« Je n’ai pas de souvenirs d’enfance, je n’ai jamais eu connaissance de mon histoire… » L’enfant est très jeune lorsque sa mère meurt. La nécessité de l’oubli semble s’imposer. Des souvenirs enfouis, absents de soi, au point que les récits faits par les proches, des années plus tard, n’évoquent rien : aucun écho, aucune émotion, aucune représentation, comme si l’on parlait d’une étrangère. « C’était moi ça ? » Aucun souvenir pour étayer ce récit.
L’enfant a grandi, est devenue mère à son tour. Elle trouve à la vie beaucoup d’intérêt, se lance sans peur dans des démarches nouvelles. Elle n’a pas seulement survécu, mais vécu. A-t-elle même puisé de la force dans cet oubli ? S’est-elle ainsi sauvegardée ? L’effort s’ancre sur cette opacité intérieure et sur le désir de transmettre à ses enfants. « Pour certains, la mémoire devient alors la mémoire de ce que l’on a oublié » (Muxel, 1996 : 29).
Prendre conscience de cet état de fait permet de sortir de la culpabilité de l’enfant « … Est-ce qu’il aurait été possible que ma mère soit morte parce qu’elle ne m’aimait pas ? », une interrogation formulée par l’une des participantes.
Le temps de maturation
Plusieurs temps s’articulent dans ce travail au long cours, qui se poursuivra au-delà de l’atelier lui-même :
le temps nécessaire à la formation du groupe et à l’instauration d’une confiance ;
le temps d’entrer en soi et d’accepter de revisiter des épisodes marquants de sa vie ;
le temps nécessaire à la compréhension de la démarche ; il ne s’agit pas seulement de retrouver des fragments de vie personnelle marquants, mais aussi de prendre en compte les échos que leur récit suscite (ou qu’ils suscitent) dans le groupe et au-delà, de percevoir les traits communs ou différents d’une génération, d’une époque, d’une façon de vivre ensemble, à l’autre ;
le temps pour se connaître, pour travailler, pour se quitter.
Le sens de cette expérience
L’atelier se termine : qu’en ont tiré les participants ? Quelles transformations seraient éventuellement à l’oeuvre dans leur perception de la transmission ? Et moi-même, qui ai accompagné ce projet dans une perspective de coconstruction, pour quelles raisons est-ce que je souhaite transmettre cette expérience ? Quelles sont les limites de ce travail ?
Ainsi s’expriment les participants :
Sur la transmission : « J’ai perçu l’importance de mon ignorance sur la lignée paternelle » ; « L’idée de transmission était vague, un peu illusoire et, en dehors des traditionnels albums de famille, je ne pouvais pas mettre quoi que ce soit sous ce vocable » ; « Je ne suis encore pas dans la transmission, mais dans la reconstruction. »
Sur les principes qui se dégagent de ce travail : « Quand la confiance est dans le cadre, fluidité et honnêteté dans les souvenirs, tout prendre et faire le tri » ; « Parler en son nom propre, jouer avec l’histoire, s’inscrire dans une époque » ; « Se sentir plus consciente de mon histoire et plus apte à écouter celle des autres » ; « Remémoration des faits, perception sensible, distanciation envers soi-même et les destinataires de l’album » ; « Un travail de recherche, de mémoire et d’écriture. »
Sur le groupe : « Faire partie d’un groupe vous nourrit et vice versa » ; « L’importance d’avoir un groupe soudé, c’est une marque de confiance, au fil des séances, nous nous sommes épaulés, encouragés à continuer pour avancer » ; « Dans le respect des différences. »
Sur l’esprit : « Un atelier qui travaille dans l’authentique, dans la pâte humaine » ; « Il y a de la gravité : une relecture quasi publique de son histoire, et c’est loin d’être anodin » ; « J’ai appris à regarder, à décrypter ».
Enfin : « Il y a une empreinte, un désir, qui j’espère fera son chemin. »
Un travail d’accompagnement et de coconstruction… Accompagnant le groupe, j’ai été portée par une conviction et un constat : ce travail à la fois sur soi et vers un autre contribue au « mieux vivre » ensemble. Nous sommes des êtres de relation ; s’exprimer devant le groupe permet de développer peu à peu une forme d’assurance, de valorisation ; « J’ai quelque chose à dire de la vie, moi aussi, de la place où je suis. » Les expériences de vie quand elles sont dites avec authenticité restaurent un « moi » estimable, à travers une expérience de partage, au sein d’un petit îlot d’humanité. Pour tous ou presque, cette expérience qui consiste à s’impliquer personnellement dans un groupe inconnu est une première qui fait date. Il serait ainsi possible d’être soi parmi les autres sans avoir recours à une parole superficielle ou factice. Cette portée dépasse le lieu même et ne manquera pas d’avoir des effets aux plans personnel, familial, social, collectif. On peut le supposer.
Dans ce travail d’écriture où j’ai tenté de livrer ce qui a nourri la vie de l’atelier, qu’ai-je moi-même voulu transmettre ? En restituant aux participants, qui ont relu et accepté ce texte, les pistes de réflexion et d’ouverture qu’ils m’ont généreusement données, j’espère contribuer à cette dynamique entre la pratique et la théorie qui nourrit cette approche. Il y a aussi le plaisir d’écrire et de mettre en perspective (et peut-être à distance) les émotions qui ont traversé ce travail. Et, enfin, le souhait de faire connaître ce projet d’accompagnement des personnes dans leur singularité au sein de la vie de quartier et, au-delà, de la ville, du monde…
… avec ses propres limites. Une poignée de personnes vivent ensemble un moment humain, chaleureux, appuyé sur des valeurs démocratiques de respect et de partage, porté par un cadre institutionnel. Cependant, cette expérience microsociale porte en elle-même ses limites. Une brèche s’ouvre, nos perceptions s’aiguisent. Il reste que cet effort d’aller vers soi et vers l’autre doit sans cesse se renouveler.
La transmission est en lien avec le désir. On désire raconter une histoire, son histoire. On découvre qu’elle est à la fois unique et une parmi d’autres, une en lien avec toutes les autres. Comme dans les contes, au fil des jours nous avons rencontré en compagnie du héros, heureux ou malheureux, les personnages, les départs, les objets magiques, les bonnes fées et les ogres, les épreuves et les joies : un passage de vie, de bouche à oreille, de personne à personne, de génération à génération.
Parties annexes
Note biographique
Lise Mingasson est journaliste honoraire. Elle a exercé la fonction de rédactrice en chef (1981-2008) dans le cadre de la revue de sociologie Informations sociales. Ses champs pratiques comprennent l’approche du récit de vie, ainsi que la sociologie clinique. En 2006, elle publiait dans la revue Che Vuoi ? : « L’argent en analyse : de ce qui est dû au hors de prix », nº 24, 89-93. En décembre 2001, elle publiait dans la revue Recherches et prévisions : « Le récit d’enfance et ses modèles », nº 66, 123-127.
Notes
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[1]
Le 1er juillet 1901, Pierre Waldeck Rousseau fait adopter une loi relative au contrat d’association qui garantit le droit de s’associer sans autorisation préalable. Elle préserve la liberté et les droits des individus en permettant leur action collective. Deux personnes ou plusieurs mettent en commun d’une façon permanente leurs connaissances ou leur activité dans un autre but que le partage des bénéfices. Il existe environ en France plus d’un million d’associations, 14 millions de bénévoles et près de deux millions de salariés.
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NDLR : Depuis la publication de cet article, la Maison ouverte a dû fermer ses portes faute de subventions.
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Voir <http://www.lamaisonouverte.fr>.
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Les propos des participants sont reproduits ici avec leur accord et proviennent des notes prises pendant la séance ou d’extraits de textes écrits par eux-mêmes, notamment lors d’une dernière séance centrée sur l’évaluation du travail réalisé.
Bibliographie
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