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Dans bon nombre de pays marqués par la « crise » de l’État providentialiste, la participation du « citoyen-usager-client » est devenue l’une des pierres angulaires du déploiement de la nouvelle gestion publique (NGP). Dès le début des années 1990, la démocratie participative et l’empowerment ont été considérés comme des éléments clés de la « ré-invention » du secteur public (Osborne et Gaebler, 1992)[1]. Au Québec, cet « appel contemporain à la participation » (Gaudin, 2007) est porté, entre autres, par la Direction générale de la santé publique (DGSP, 2006) et par le Commissaire à la santé et au bien-être (Salois, 2006 ; CSBE, 2004). La création d’espaces locaux de participation, de mobilisation ou de concertation occupe également une place centrale dans le Plan d’action gouvernemental en matière de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale élaboré par le ministère de l’Emploi et de la Solidarité sociale (Gouvernement du Québec, 2004).

La mise en place d’instances de participation de formes diverses ne constitue en aucun cas, faut-il le rappeler, une pratique inédite, une innovation de la nouvelle gestion publique. Il n’est toutefois pas exclu qu’une fois considérée comme un mécanisme par lequel la gouvernance se définit, la participation se charge de significations singulières. À mesure que le vocabulaire de la participation pénètre des univers variés d’interventions ou d’expériences, les angles adoptés pour en apprécier la portée se multiplient. Par exemple, la Direction régionale de la santé publique de Québec a fait valoir, à partir d’une recension d’écrits scientifiques, les effets positifs de la participation sur la santé des personnes aînées (Raymond et al., 2008). D’autres ont signalé la « proximité relationnelle » que produisent certaines instances participatives, telles que les tables de concertation ou les comités de travail auxquels sont conviés des usagers des services de santé (Clément et Bolduc, 2009).

La participation, qu’elle soit promue par les instances gouvernementales ou par le secteur communautaire, transporte avec elle une forte valeur symbolique. Elle est associée à la prise en compte, à la reconnaissance, à l’émancipation, au pouvoir d’agir, au bien-être, bref à l’idée d’un monde plus solidaire et plus égalitaire, un monde où les rapports hiérarchiques s’atténueraient. Ici, la discussion engagée par Saül Karz sur la notion d’empowerment pourrait être transposée à la question de la participation : « chaque fois, [cette notion] revêt un caractère positif, constructif, stimulant, au point que son absence complète ou partielle est supposée réduire d’autant les marges de manoeuvre des individus et des groupes confrontés à des situations difficiles » (2008 : 150). Peu importe le type de dispositifs mis en place pour lui permettre de s’actualiser (forums de consultation, forums de la population, tables de concertation, comités d’usagers, comités de résidants, etc.), la participation semble marquée d’une « indéfectible excellence » (Karsz, 2008 : 151)[2]. Dès lors, la question du « comment faire » occupe le devant de la scène. On s’attardera alors à établir les « facteurs » favorisant la participation des usagers de services et des citoyens « ordinaires » à des tables de concertation ou des comités de quartier, à des commissions consultatives ou des forums ou encore à toute autre instance que l’on qualifiera a priori de « participative ». Cette préoccupation est partie prenante de l’orientation résolument « pragmatique » de la nouvelle gestion publique, une orientation qualifiée de « gestion par résultats » et que les tenants de la modernisation de l’État ont exprimé dans les termes suivants : « Ce qui compte, c’est ce qui marche » (Blair, 1998)[3].

Ce consensus autour de la participation et l’orientation conséquente vers le « comment faire » constituent mon point de départ. Je quitte en effet momentanément le cadre qui les rend possibles et les contraint, et me mets en quête de ce qui peut avoir été maintenu à ses frontières. C’est que le « pragmatisme » mis de l’avant par la nouvelle gestion publique ne conduit pas nécessairement à l’abandon du travail parfois qualifié (par euphémisme ?) de « théorique ». Mais des efforts continus s’avèrent nécessaires pour le maintenir vivant et favoriser la mise en débat de nos « routines de pensée » (Karsz, 2004 : 42). Ce texte est partie prenante d’une telle entreprise. Le parcours que j’entreprends répond à une invitation déjà lancée par Jean-Pierre Gaudin (2007), de recadrer la participation dans les débats d’ensemble sur la démocratie pour mieux en juger la portée. Dans la forme que je lui donne, ce parcours consiste à lier la participation et la démocratie, tout en prenant garde que celle-ci ne perde son « tranchant », selon l’expression du philosophe Jacques Rancière (2005). Je propose ainsi quelques balises pour repenser la portée démocratique et transformatrice de la participation. Le questionnement à l’origine de cet exercice pourrait être formulé, très simplement, de la façon suivante : le gain démocratique ne viendrait-il pas précisément d’une prise de distance par rapport à une visée particulière de la participation qui l’assimile à la « bonne intégration », celle qui ne dérange pas (Hansotte, 2002), à la contribution apportée à l’atteinte d’objectifs eux-mêmes définis dans le cadre de rapports de pouvoir existants ?

Ce texte s’adresse à la fois aux praticiens de l’intervention, de la gestion et de la recherche. S’inscrivant dans la continuité d’échanges et de discussions qui ont eu cours dans le cadre de collaborations à divers travaux de recherche[4], il soulève quelques questions sur les visées attribuées à la participation et, de façon plus générale, à la démocratie. À cet égard, le constat fait par Loïc Blondiaux à propos de la France s’applique également au Québec : il existe bien un écart entre : a) « l’importance des enjeux soulevés par la question de la participation » ; b) « le consensus dont fait l’objet cette idée aujourd’hui » et c) « la pauvreté des concepts, des cadres théoriques et des moyens dont les acteurs disposent pour penser cette réalité nouvelle » (2005 : 120).

La première partie du texte consistera, à l’aide de quelques travaux en philosophie politique, à resserrer les liens entre la participation, la création d’espaces publics et la lutte contre l’inégalité sociale, ce qui conduira à discuter de différents moments de la démocratie « en action ». C’est en gardant à l’esprit les pistes dégagées dans le cours de cet exercice que je discuterai, dans un deuxième temps, deux retombées fréquemment associées aux dispositifs de participation : l’empowerment et l’acquisition de compétences démocratiques. J’argumenterai que l’attention portée à ces retombées est à mettre en lien avec un trait marquant de la modernité qu’Ulrick Beck a qualifié d’individualisation de l’inégalité sociale. Pour Jacques Beauchemin (2008), cette individualisation est une tendance dont il faut se méfier puisqu’elle a pour effet de gommer la société comme « matrice de sens ». Comment en effet lutter contre l’inégalité sociale lorsque la société est congédiée ? Le parcours conceptuel présenté ici offre quelques pistes pour examiner comment les dispositifs participatifs parviennent, ou non, à « déprivatiser » l’inégalité, c’est-à-dire à créer des espaces publics qui rendent visibles ces situations d’inégalité, formulent de nouvelles exigences de justice sociale et arrivent parfois à les faire reconnaître par l’État.

Participation et démocratie

Les analyses traitant des effets des dispositifs participatifs n’ont pas attendu la nouvelle gestion publique et son penchant pour les « données probantes » pour prendre place. Déjà dans son ouvrage La participation contre la démocratie (1983), Jacques T. Godbout rendait compte de diverses expériences québécoises de participation d’usagers ou de résidants[5]. Sa première conclusion est que ces expériences ont été « essentiellement les instruments de légitimation du pouvoir d’un groupe social ». Par exemple, à propos du Bureau d’aménagement de l’Est du Québec (BAEQ), Godbout affirme que la structure de participation s’est rapidement transformée en un simple exercice de diffusion du plan d’aménagement et de formation des usagers (notamment par l’éducation populaire), sans que ces derniers ne puissent influencer l’élaboration du plan lui-même (Godbout, 1983 : 59). La mobilisation des usagers, conclut-il, fut essentiellement une mobilisation à la réalisation des tâches de l’organisation. C’est dans ce sens que Godbout parle de participation contre la démocratie. Les participants, à titre d’usagers de services ou de populations ciblées, devaient recadrer leurs propos et leurs points de vue dans la logique de fonctionnement des organisations et dans des préoccupations opérationnelles, celles-ci étant généralement considérées comme un cadre quasi immuable auquel les participants devaient se plier. Les structures de participation se limitaient, somme toute, à « faire participer à une expérience professionnelle » (ibid. : 121).

Au terme de ses travaux, Godbout formule néanmoins une deuxième conclusion, plus optimiste celle-là, à savoir que, dans la mesure où il s’actualise, « le pouvoir des usagers contient la base d’une transformation radicale du fonctionnement des organisations qui sont au coeur de la société actuelle » (1983 : 177). Même si son analyse de différentes structures de participation l’a conduit à affirmer qu’elles étaient davantage utilisées par les professionnels pour répondre à des préoccupations de nature opérationnelle, il maintient que les expériences étudiées laissent entrevoir « les potentialités de l’idée de participation ». La participation ne transforme pas obligatoirement les citoyens en des personnes au service des impératifs des institutions. Par exemple, dans le cas du BAEQ, l’ensemble de la population de la région a pu exercer une influence, quoique faible, sur le contenu du plan de développement. Toutefois, précise-t-il, « l’influence est passée par la structure politique et par les représentants régionaux et non pas par la structure de participation mise en place par les permanents du projet » (1983 : 61).

Vingt-cinq ans plus tard, les conclusions de Godbout n’ont aucunement perdu de leur pertinence. D’une part, face à la sollicitation du « citoyen-usager-client » par la nouvelle gestion publique (Thibault, 2007), ces conclusions invitent à ne pas assimiler trop rapidement participation et démocratie. D’autre part, elles donnent à voir que l’idée de participation peut parfois se frayer d’autres chemins et ainsi soutenir une « démocratie pratiquée ». Cette expression, inspirée des travaux de Rancière, exige que je m’y attarde quelques instants. Sa pertinence pour la poursuite de la réflexion apparaîtra d’autant plus clairement.

La démocratie, avance Rancière, n’est ni un type de constitution, ni une forme de gouvernement, ni une forme de société : « il n’y a pas à proprement parler de gouvernement démocratique. Les gouvernements s’exercent toujours de la minorité sur la majorité » (2005 : 59). En fait, poursuit-il, « [n]ous ne vivons pas dans des démocraties. […] Nous vivons dans des États de droit oligarchiques, » (ibid. : 81, en italique dans le texte). C’est la reconnaissance de la souveraineté populaire et des libertés individuelles qui permet de limiter le pouvoir de l’oligarchie[6]. Ni système, ni régime, la démocratie est une praxis de la société civile qui vise l’élargissement de la sphère publique. Mais attention : travailler à élargir la sphère publique ne conduit pas à demander « l’empiétement croissant de l’État sur la société » (ibid. : 62). Cela conduit plutôt à réaffirmer sans cesse « le caractère public d’espaces, de relations et d’institutions considérés comme privés » (ibid. : 63). Prenant l’exemple des revendications salariales, il avance l’argument suivant :

La querelle sur les salaires a d’abord été une querelle pour déprivatiser le rapport salarial, pour affirmer qu’il n’était ni la relation d’un maître à un domestique ni un simple contrat passé au cas par cas entre deux individus, mais une affaire publique, touchant une collectivité, et relevant en conséquence de formes de l’action collective, de la discussion publique et de la règle législative.

2005 : 64, italique ajouté[7]

Si cette lutte pour l’élargissement de la sphère publique constitue l’objet même de la démocratie, c’est que, rappelle Rancière, « tout gouvernement tend à rétrécir cette sphère publique, à en faire son affaire privée » en gardant les acteurs non étatiques hors de ses frontières. Il en résulte une « sphère publique limitée, privatisée, réservée au jeu des institutions et au monopole de ceux qui les font marcher (2005 : 64, italique ajouté) ». La démocratie consiste précisément à lutter contre cette « privatisation ». Elle est « l’action qui sans cesse arrache aux gouvernements oligarchiques le monopole de la vie publique » (2005 : 106).

Examiner la portée démocratique des dispositifs de toute nature qui sollicitent la participation des usagers de services ou des citoyens « ordinaires », c’est tenter de saisir leur capacité à faire émerger de nouveaux espaces publics ou de contribuer à alimenter les espaces existants. De tels espaces, on le verra, sont des « fulgurances » (Hansotte, 2002). Ils ne se résument pas à de simples lieux de prise de parole et de dialogue. L’espace public est une zone « de rencontre et de conflit ». Y prennent place deux processus différents. Le premier consiste à gouverner ; il « repose sur la distribution hiérarchique des places et des fonctions » (1998 : 16). Rancière lui a accolé le vocable « police ». Le second, qualifié cette fois de « politique », renvoie à des pratiques luttant pour l’égalité et l’émancipation. L’espace public met en confrontation des positions inégalitaires bien réelles et le présupposé de « l’égalité de n’importe qui avec n’importe qui »[8]. Ce qui est mis en jeu est l’émancipation de rapports inégalitaires par la « déprivatisation » de tels rapports.

Dispositifs participatifs et espaces publics

Qu’ils prennent la forme de forums de consultation, de forums de la population, de tables de concertation, de comités d’usagers, de comités de résidants, etc., ou qu’ils soient inscrits ou non dans des cadres législatifs[9], les dispositifs participatifs peuvent constituer un lieu d’émergence d’espaces publics, mais celle-ci ne saurait être postulée a priori. Si la participation prend généralement forme dans un dispositif concret où s’expriment des témoignages, opinions, objections ou revendications (par exemple, une table de concertation, un comité d’usagers, un comité de citoyens, une consultation, etc.), l’espace public renvoie à tout autre chose. Il n’est pas identifiable à un lieu, mais à une démarche. L’espace public est un moment singulier, à durée variable, où la société civile prend la parole sur un enjeu donné[10] et tente d’exercer – parfois avec succès – une véritable influence auprès des « oligarques », selon l’expression de Rancière, c’est-à-dire auprès des élus, d’un palier gouvernemental ou l’autre. Aussi, les dispositifs de prise de parole ne constituent pas en eux-mêmes des espaces publics même si, dans certains cas, ils jouent un rôle important dans la création de tels espaces[11]. Dit autrement, un dispositif participatif peut contribuer à créer un espace public, à le faire exister, mais il n’est pas en lui-même cet espace. Il se peut que des dispositifs à visée participative ne parviennent pas à activer cette instance symbolique de médiation entre la société civile et l’État (Hansotte, 2002)[12].

L’émergence d’un espace public peut comporter plusieurs « moments », dont celui de la prise de parole de citoyens-usagers de services publics devant un auditoire plus ou moins large : opinions, témoignages, narrations d’événements vécus, de difficultés éprouvées ou d’injustices ressenties. Cette prise de parole qui résulte d’initiatives de citoyens ou de sollicitations provenant d’instances diverses (associations, organismes communautaires, établissements de santé, commissions, etc.) constitue l’un des différents moments par lesquels passe généralement la construction d’un espace public. En effet, rappelle Hansotte (2002), d’autres « moments » sont nécessaires pour que l’espace devienne public, qu’il se déprivatise. Cela exige que des membres de la société civile (ceux qui ont témoigné et d’autres) se mobilisent pour relayer ces témoignages, les traduire en demandes et en revendications dans l’optique d’interpeller les élus à l’un ou l’autre des paliers gouvernementaux. Cette mobilisation peut prendre diverses formes : manifestations, organisations de débats, pétitions, recours aux médias, dépôt d’un mémoire, etc. En tant qu’interface et instance de médiation, l’espace public est aussi un processus de délibération dont l’issue est la reconnaissance (à des degrés divers) des exigences formulées[13]. Selon le palier gouvernemental concerné, cette reconnaissance est susceptible de prendre différentes formes (adoption d’une loi, d’une politique, de règlements, etc.). Celles-ci sont autant de traductions possibles de la nouvelle « distribution hiérarchique des places et des fonctions » (Rancière, 1998 : 16) qui a émergé de la conflictualité entre les « oligarques » et les « citoyens ordinaires », entre la « police » et la « politique ». Comme le rappelle Guy Bajoit, les gains de la démocratie « ne peuvent être garantis dans le temps qu’en introduisant des régulations politiques qui les instituent. Et ces régulations ne peuvent provenir que de l’exercice des pouvoirs publics, aux niveaux local, régional, national et international » (2004 : 41).

Pour juger de la portée démocratique des dispositifs participatifs, il importe, me semble-t-il, de les examiner à la lumière de ces différents moments qui marquent l’existence d’un espace public. Cette proposition soulèvera sans doute quelques interrogations. Ne risque-t-on pas, ce faisant, de reléguer au second plan certains effets liés au fonctionnement interne des dispositifs participatifs, à la dynamique qui s’y crée, à la façon dont ces dispositifs outillent les participants et les participantes, précisément lorsque ces derniers n’ont eu jusque-là qu’un accès limité à la prise de parole ? On pourra par exemple argumenter que l’empowerment des « citoyens participants » ou l’acquisition de diverses compétences – dont celle du « parlé démocratique » (Breton, 2006) – constituent des préalables à une action ultérieure que l’on qualifiera du même coup de « politique ». Un tel argument doit être pris au sérieux. Il invite à pousser plus avant la réflexion sur les liens étroits entre ces modes d’appréciation des dispositifs participatifs et un trait marquant de la modernité que Beck (2001) a qualifié d’« individualisation de l’inégalité sociale ».

Empowerment et compétences démocratiques

Le potentiel d’empowerment constitue un argument fréquemment invoqué par ceux et celles qui font la promotion d’approches participatives, que ce soit dans le milieu de l’intervention ou de la recherche. Il apparaît d’autant plus présent lorsque les populations sollicitées sont considérées comme vulnérables, fragilisées, démunies et sans pouvoir. Les processus participatifs seraient en réalité des processus d’empowerment. Mais quelle est la nature de cet empowerment, sinon postulé du moins largement attendu ? Mon intention n’est pas ici de rendre compte des multiples significations attribuées à cette notion ; il s’agit plus simplement d’attirer l’attention sur certaines acceptions, nullement inusitées, qui l’associent au développement ou au recouvrement d’une « capacité d’action autonome »[14]. On retrouve cette perspective chez William Ninacs (2008), qui fait de l’empowerment une stratégie visant l’atteinte d’une telle capacité tant par l’individu (empowerment individuel) que par la communauté (empowerment communautaire)[15]. La notion de « développement du pouvoir d’agir », proposée par Yann Le Bossé (2008a et b), s’inscrit dans une perspective similaire. Sur le plan individuel, ce pouvoir d’agir renvoie à la capacité (nouvelle ou recouvrée) d’une prise de parole, au sein d’instances diverses, par les personnes qui, en raison de leurs conditions d’existence, n’ont eu jusque-là qu’un accès limité à de telles instances. Sur le plan communautaire, il est associé à un « état où la communauté est capable d’agir en fonction de ses propres choix et où elle favorise le développement du pouvoir d’agir de ses membres » (Ninacs, 2008 : 39).

L’empowerment attendu des instances participatives se conjugue alors avec l’accroissement de l’estime de soi et de la confiance en soi, la reconstruction de la subjectivité, etc. Sur le plan communautaire, il passe par une prise en charge par la communauté de son propre développement et des besoins des populations les plus démunies, entre autres par la mise en place de services et d’interventions de proximité. L’empowerment devient alors une question de compétences acquises par l’individu ou par la communauté : compétences à être, à dire, à faire[16]. Pour Philippe Breton, l’acquisition de ces compétences constitue la voie par excellence pour résoudre le « malaise (dans la) politique » que vivent les sociétés contemporaines : « la démocratie est une affaire de savoir-faire et de compétences pratiques dans les domaines de la parole et des relations avec autrui » (2006 : 11, en italique dans le texte). Chaque individu doit donc faire l’apprentissage du « parlé démocratique », c’est-à-dire de la prise de parole devant un auditoire, de l’écoute, de l’« empathie cognitive ». Que ce soit à l’intérieur de la famille ou à l’école, il s’agit de développer une « personnalité démocratique » ou, en d’autres termes, d’« initier les jeunes à la citoyenneté pratique, à se former des opinions, à débattre, à argumenter, à écouter les autres, à délibérer collectivement, à maîtriser ses énergies oratoires » (Breton, 2006 : 250). Ici, la démocratie apparaît totalement privatisée, rabattue à l’échelle de l’individu.

Comment interpréter l’attention portée aux effets des dispositifs participatifs sur les compétences individuelles, la réalisation de soi, l’autogouvernance ? L’une des raisons évoquées est, je l’ai mentionné plus haut, que la capacité d’action autonome est vue comme un préalable à une action ultérieure que l’on qualifiera du même coup de « politique », parfois aussi de « déconnectée » ou « trop éloignée » des préoccupations concrètes des populations démunies, défavorisées. La participation elle-même tiendrait à la formulation d’objectifs atteignables à court terme, à l’élaboration de projets susceptibles de produire des résultats immédiats et directement observables (Le Bossé, 2008b). Mais il y a plus. Cette façon de penser la participation et ses retombées pourrait bien entretenir des rapports complices avec un trait marquant de la « modernité avancée », où le face-à-face tend à se substituer à l’interface, où le privé tend à devenir l’horizon des luttes contre l’inégalité sociale.

Sur ce point, Beck fait remarquer que par rapport aux années 1960 et 1970, on parle aujourd’hui un autre langage : « un langage très différent, où il est question – souvent de façon assez vague – de “réalisation de soi”, de “quête de l’identité”, et où il s’agit de “développer ses capacités personnelles” et de “toujours rester en mouvement” » (Beck, 2001 : 210). Ce langage qui a pénétré plusieurs pans de l’action publique conduit chaque personne à vivre sa propre existence « comme un destin personnel » (ibid. : 171, en italique dans le texte) ; à s’engager dans « un processus individuel et pratique d’émancipation et d’affranchissement de soi » (ibid. : 211) ; à se voir soi-même « comme un centre décisionnel, un bureau d’organisation de sa propre existence, de ses propres capacités […] » (ibid. : 291). Or, cette « mission » qui est assignée à chaque individu s’accompagne d’une représentation tout à fait singulière de la société.

Dans la mesure où il faut construire soi-même son existence, la « société » doit être gérée individuellement comme une « variable ». […] Ainsi, les déterminations sociales qui interviennent dans la vie des individus doivent être appréhendées comme des « variables contextuelles » que l’on peut minimiser, auxquelles on peut échapper, que l’on peut évacuer dans sa propre existence à force d’inventivité, de mesures appliquées à son propre rayon d’action, en fonction des « différenciations internes » dans les possibilités de contacts et d’activité.

Beck, 2001 : 291, en italique dans le texte

L’individualisation privatise : elle est un processus par lequel les individus en viennent à voir leur émancipation comme un objet autonome : « les formes de perception deviennent privées […] elles deviennent anhistoriques […] l’histoire, dans les cas limites, fini[t] par se réduire au présent (éternel). […] les parcours biographiques deviennent « autoréflexifs » […] objet de choix et d’élaboration personnelle (ibid. : 289-290, en italique dans le texte).

La métaphore du trapéziste, que j’emprunte ici à Denis Saint-Martin, permet d’illustrer ce processus d’individualisation de l’inégalité sociale, avec ses contradictions et ses risques. On peut en effet se demander si le développement du pouvoir d’agir ne consisterait pas essentiellement à « donner des “ailes” aux “trapézistes” de sorte qu’ils aient de moins en moins besoin de filet » ? (Saint-Martin, 2000 : 46). Dès lors, ce sur quoi il faut investir serait davantage « ceux et celles qui se balancent au-dessus du filet » et moins « le renforcement des mailles du filet de protection » (ibid.). L’empowerment équivaudrait alors à la force et à l’habileté acquises par les trapézistes, et qui contribuent à réduire les risques de chute. Il correspondrait à la réussite du « projet individuel de s’ériger en sujet, de résister à la vulnérabilité qui le menace » (Beauchemin, 2008 : 59). Si la notion d’empowerment individuel peut être assimilée à la force et au talent du trapéziste, à son autogouvernance, l’empowerment collectif renverrait pour sa part à la coopération et à l’harmonie entre les trapézistes, aux efforts conjugués en vue de réaliser correctement la chorégraphie. Il n’est pas exclu que les dispositifs participatifs soient vus dorénavant, moins comme une manière de réactiver la démocratie et plus comme une façon de répondre à ce besoin attribué au « citoyen ordinaire » de trouver sa voie, de s’affirmer, de se réaliser, de réussir sa vie.

À travers cette incitation à organiser soi-même sa vie, à s’affirmer et à trouver sa voie, la société comme « matrice de sens » tend à s’effacer (Beauchemin, 2008). Le destin collectif devient la somme des destins privés. Le développement du pouvoir d’agir servirait alors à « résoudre, sur le plan biographique, les contradictions du système (par exemple, les contradictions entre le système de formation et la situation de l’emploi, entre la biographie normale telle qu’elle est juridiquement définie et la biographie normale réelle) »[17] (Beck, 2001 : 293).

Comment s’attendre à ce que les trapézistes scrutent les trapèzes et le filet et demandent à ce qu’ils soient améliorés lorsque chacun se voit convié à se centrer essentiellement sur sa propre habileté en tant que trapéziste, garante de son « égalité des chances », de son émancipation ? Or la question de la qualité du filet et des trapèzes, et de l’investissement qui y est consenti, demeure. Il faut se garder de ne voir dans ce processus d’individualisation qu’une émancipation réussie, car il transporte avec lui de nouvelles dépendances :

[…] les individus émancipés deviennent […] dépendants de la formation, dépendants de la consommation, dépendants des réglementations et des systèmes de protection, des lois sociales de l’organisation de la circulation, des offres de consommation, des possibilités et des modes dans le domaine des consultations et des traitements médicaux, psychologiques et pédagogiques.

Beck, 2001 : 282

La société n’est définitivement pas une simple variable, un contexte duquel chaque individu pourrait s’affranchir. Or, si la société ne signifie plus rien pour lui, peut-on encore s’attendre à ce qu’il manifeste « une volonté de résistance » (Beauchemin 2008 : 59) ? C’est bien la création d’espaces publics, comme moyen de combattre l’inégalité sociale, qui est ici en jeu. Mais ce travail n’a plus la cote. La quête d’une plus grande égalité des chances tend à se jouer dans le psychologique et non dans le politique. Le travail de création d’espaces publics doit désormais « affronter la concurrence des traitements et compensations juridiques, médicales et psychothérapeutiques qui sont toujours individualisantes, et dont la capacité à répondre aux problèmes est souvent beaucoup plus concrète et évidente pour les intéressés » (Beck, 2001 : 209).

Conclusion

Dans ce texte, j’ai tenté de poser quelques jalons pour resituer les dispositifs participatifs dans une réflexion d’ensemble sur la démocratie, sans pour autant sacrifier son « tranchant », sans perdre de vue la capacité transformatrice de l’idée de participation dont parlait Godbout (1983). Pour ce faire, j’ai apporté quelques clarifications sur la notion même d’espace public, la définissant comme une instance symbolique où agissent, dans un rapport de conflictualité, la démocratie et l’oligarchie d’État, une instance où la répartition hiérarchique des places peut (et doit) être contestée en raison même de la présupposition d’égalité.

Les pistes de travail dégagées ici ne nient aucunement l’importance des apprentissages individuels et collectifs qui se vivent au quotidien dans de nombreux dispositifs de participation promus, voire créés, dans la perspective d’une « ré-invention » de l’État. Elles invitent néanmoins à considérer le risque que le développement du pouvoir d’agir et l’acquisition de compétences, oratoires ou autres, ne servent essentiellement des préoccupations de nature opérationnelle ; le risque aussi que la contribution à la réalisation de soi, à la construction identitaire, à l’accroissement des capacités personnelles et collectives, ne deviennent les seuls indicateurs de succès des dispositifs participatifs ; le risque également que les enjeux débattus et les changements imaginés et formulés dans les dispositifs de participation n’aient que peu d’effets structurants et structurels. Quel en serait alors le gain démocratique ?

La lutte contre l’inégalité exige de réintroduire la société et ses régulations politiques qui façonnent les individus, en même temps qu’elles sont façonnées par eux. En effet, si la société ne signifie plus rien pour les acteurs en présence, les actions, toutes participatives soient-elles, pourraient bien être parties prenantes d’une privatisation de la lutte contre l’inégalité. Elles pourraient bien se réduire à une lutte marquée par des interventions sporadiques auprès des plus démunis, une lutte sans égard pour les écarts. Réactiver l’horizon de création d’espaces publics, réintroduire les structures et les institutions qui font et qui sont la société, ne signifie pas pour autant que les questions qui y sont traitées sont abstraites, détachées de toute réalité concrète, bien au contraire. Ce dont il est question ici n’est pas une appréciation des dispositifs participatifs à l’aune des « grands mouvements sociaux », mais une appréciation des possibilités de création de « champs conflictuels face à l’État » (Parazelli, 2007 : 7). Aussi, pour juger de la portée transformatrice des dispositifs de participation, il apparaît essentiel d’examiner non seulement leur fonctionnement et leurs dynamiques internes mais aussi la façon dont ils viennent nourrir des espaces publics, car s’ils ne parvenaient pas à alimenter de tels espaces, leur contribution au changement des modes technocratiques de gouvernance que défend la nouvelle gestion publique, du moins sur le plan discursif, pourrait bien s’avérer passablement limitée.