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Introduction

Cet article s’intéresse aux rapports entre le type d’intervention et les pratiques démocratiques au sein des organismes communautaires du Québec. Il trouve appui sur différentes recherches réalisées avec d’autres au cours des dix dernières années sur ces groupes, et plus particulièrement sur ceux qui interviennent avec les familles et les jeunes (René et al., 2001 ; Duval et al., 2005 ; René, Soulières et Jolicoeur, 2004 ; René et al., 2007). Ces travaux de recherche ont permis de mieux comprendre l’état des pratiques dans différents types d’organismes. Dans le cadre spécifique du colloque de Nouvelles pratiques sociales sur le renouvellement démocratique des pratiques, j’ai été amené à revisiter ces travaux à la lumière de la conjoncture propre à la fin de la décennie 2000-2010. Un certain nombre de constats ont tout particulièrement attiré mon attention : les besoins toujours nombreux et les demandes de plus en plus lourdes faites par les personnes rejointes par les organismes ; l’accentuation de la formalisation de l’intervention, dans le sens de modes d’organisation et d’action plus structurés et professionnalisés ; la place parfois relative, voire ténue, occupée par les personnes rejointes dans le fonctionnement de l’organisme et sa vie démocratique ; le rôle central joué par l’État et les organismes de subventions sur la définition des pratiques, tout particulièrement quand les groupes sont tributaires d’un important financement par programmes.

L’ensemble de ces constats m’amène, dans le cadre d’une réflexion sur le renouvellement démocratique des pratiques communautaires, à développer la thèse suivante : il y a une accentuation de l’individualisation de l’intervention au sein des groupes communautaires québécois en général, et au sein des organismes qui travaillent avec des familles et des jeunes en particulier, et ce phénomène interfère avec le développement de modes d’actions plus collectives et la prise en charge démocratique. Cette thèse soulève les questions suivantes : quelles pistes d’action faut-il favoriser afin de développer des passerelles entre les demandes individuelles et l’expérimentation de la démocratie ? Comment arriver à lutter ensemble afin que souffrances et injustices soient reconnues et relayées à un niveau plus politique ?

Si les sources de données premières de cet article renvoient à des travaux réalisés depuis le début de la décennie 2000, l’utilisation d’autres travaux, écrits parallèlement durant cette période par différents chercheurs et observateurs, viendra appuyer mon argumentation. L’article est divisé en trois parties. Dans la première partie, je brosse un portrait évolutif des pratiques, dont la formalisation témoigne à la fois de leur pertinence sociale et de leur propension à individualiser l’intervention au détriment de formes plus collectives d’action et d’appropriation. Dans une deuxième partie, il est question du rapport à l’État, qui semble influer sur la tendance actuelle à l’individualisation de l’intervention. Enfin, je termine en abordant les pistes d’action qui me semblent porteuses d’une relance de l’appropriation démocratique au sein de ces groupes.

Vers une individualisation des pratiques

Un bilan des dernières décennies permet d’affirmer que l’action communautaire autonome dans son ensemble, incluant les organismes jeunesse et familles, représente un acteur majeur tant localement que nationalement (Sotomayor et Lacombe, 2006). De nombreux groupes sont devenus avec les années des organisations plus imposantes, généralement mieux structurées, offrant une large programmation de services et d’activités. Plusieurs centaines d’organismes interviennent en 2010 au Québec en soutien aux familles et aux jeunes : Maisons de la famille, Maisons de jeunes, Auberges du coeur (ressources d’hébergement pour jeunes en difficulté), pratiques de travail de rue, etc. Dans ces secteurs, comme dans d’autres, on constate leur pertinence et leur légitimité sociale (Jetté, 2008 ; Klein et al., 2004).

Une majorité de ces organismes s’est développée à partir de la fin des années 1970 jusqu’au milieu des années 1990 à la suite de mobilisations locales. D’un côté, les organismes jeunesse sont apparus dans une mouvance militante, avec le soutien de jeunes adultes parfois plus scolarisés. Pour leur part, les groupes familles, dont certains sont nés avant 1970, sont issus de divers courants idéologiques qui vont de l’entraide à la défense de droits. Dans l’ensemble, l’implantation de ces pratiques vise notamment à répondre à des besoins que le réseau public semble de moins en moins apte à résoudre. Du même souffle, elles proposent des interventions qui les différencient des pratiques institutionnelles (Duval et al., 2005).

Au cours des années 1990, une forte proportion des groupes des secteurs famille et jeune adhère, par le biais de divers regroupements nationaux, aux grands principes qui caractérisent les organismes communautaires autonomes (TRPOCB, 2003 ; RQACA, 2008). L’approche d’intervention de ces groupes est vue comme globale, car elle vise à prendre en compte la personne dans son entièreté, d’abord comme une citoyenne (Guay, 1999), tandis que la vision des problèmes se centre sur les « causes sociales, économiques, culturelles et politiques des situations vécues individuellement » (René, 2005 : 35). Clé de voûte de cette mission, l’expérience de la démocratie : « le fonctionnement interne des organismes favorise la prise en charge et la responsabilisation collective, la participation et la vie associative, autant d’avenues orientées vers une forme directe et élargie de démocratie » (Fontaine, 2005 : 16).

En prenant appui sur cette pertinence historiquement construite, ces organismes communautaires se distinguent du réseau institutionnel quant au rapport qu’ils tissent avec les personnes rejointes. Les organismes étudiés offrent pour la plupart un milieu de vie. Au sein d’un organisme communautaire Famille (OCF), les participants peuvent « s’approprier les lieux physiques, s’y sentir chez soi, et investir le groupe en dehors du contexte précis d’une activité » (René et al., 2004 : 97). Pour les OCF, les milieux de vie « répondent au besoin des familles en leur permettant de s’impliquer, de se valoriser et de créer des liens » (FQOCF, 2008 : 13). Le milieu de vie fait office de maison pour les résidants des Auberges du coeur. Il leur permet de prendre pied dans un cadre sécurisant, chaleureux et stimulant, ce qui favorise le développement d’habitudes de vie, d’habilités interactionnelles, et une plus grande ouverture sur la vie en société (Duval et al., 2007 : 76-77). Mais au-delà du milieu de vie, ce qui frappe, c’est la nature des relations entre les intervenants et les personnes qui fréquentent les groupes. Dans l’ensemble, les données convergent pour identifier les attributs suivants : des relations conviviales, qui tendent à être égalitaires, et qui sont fondées sur le respect de chacun (René et al., 2007).

Autre distinction essentielle : la structure associative des groupes, propice à l’exercice de la démocratie (TRPOCB, 2003). Dans le cas des OCF, les parents peuvent s’impliquer de diverses façons dans le fonctionnement et l’orientation de l’organisme (René et al., 2004). On pense ici au conseil d’administration ou à des comités de travail : « dans une société où les espaces démocratiques sont de plus en plus rares, les OCF […] deviennent ainsi des lieux de participation citoyenne et de partage qui contribuent au développement de la solidarité sociale et à l’enrichissement collectif » (FQOCF, 2008 : 13). Pour leur part, les Auberges du coeur cherchent aussi à favoriser la participation citoyenne des jeunes résidants (RACQ, 2008 : 16). Par exemple chaque automne, dans la plupart des régions du Québec, les Auberges organisent « La Nuit des sans-abri », évènement dans lequel les résidants sont appelés à s’investir. Cette activité est une occasion de faire connaître leurs pratiques, de développer des liens avec la communauté, tout en rappelant les conditions très difficiles des jeunes qu’ils rejoignent et les limites des ressources qui sont là pour les aider.

Toutefois, les formes collectives d’action et d’appropriation occupent une place effective assez ténue dans le quotidien de bon nombre d’organismes jeunesse et famille. Dans la recherche que nous avons réalisée au tournant des années 2000, nous demandions aux groupes de choisir l’énoncé parmi un choix de cinq qui reflétait le mieux la nature de leurs pratiques : l’appartenance commune ; l’accompagnement des personnes ; la résolution de problèmes ; l’amélioration des compétences ; et la mobilisation collective. Sur les 534 groupes qui répondirent au questionnaire, provenant des secteurs jeunes, femmes et familles, 1,4 % optèrent pour l’énoncé qui proposait une pratique qui vise « à permettre aux personnes rejointes de se mobiliser collectivement afin de résoudre avec d’autres des problèmes personnels et communs à tous et à toutes » (René et al., 2001 : 80). Même si les approches empruntées à l’éducation populaire sont présentes dans le discours des regroupements d’organismes, sur le terrain, un fossé sépare trop souvent les cadres de référence des pratiques réelles.

Qu’est-ce qui explique cette situation ? D’une part, la lecture que l’on fait des besoins des gens. Selon bien des intervenants, les personnes rejointes demandent d’abord à être soutenues, aidées et orientées. Elles ne sont donc pas « prêtes », voire intéressées à s’investir dans le groupe et à agir collectivement. D’autre part, plusieurs intervenants ne saisissent pas la place que devrait occuper l’action collective dans les organismes communautaires, ni l’importance de la prise en charge démocratique. Soit qu’ils n’y croient guère, soit qu’ils ne sont pas formés en la matière (René et al., 2007). Coupés de la culture de l’action communautaire autonome, ces intervenants sont embauchés en tant que professionnels de la relation d’aide, afin de travailler sur des problématiques spécifiques telles la toxicomanie ou la santé mentale. Or, comme le constate Jetté, les professionnels dans les groupes communautaires ont tendance à s’appuyer « davantage sur des méthodes d’intervention reconnues » (2008 : 332).

Peut-on alors être surpris de constater que la pratique de bien des groupes communautaires se structure et se formalise. Dans la même recherche, nous constations « l’utilisation ponctuelle de plans individuels d’intervention et d’outils variés de suivi […], qui dévoilent une tendance à la codification, à la planification ainsi qu’à l’élaboration de processus d’intervention structurés » (René, 2005 : 55). Aucune donnée nouvelle ne nous permet d’entrevoir une inversion de cette tendance en cette fin de décennie (Fournier et Gervais, 2007). Le temps passé par exemple au travail de bureau, aux notes évolutives, à la tenue de statistiques, dans certains cas afin de répondre aux exigences de bailleurs de fonds, demeure important (René et al., 2007).

Dans ce contexte, l’intervention a trop souvent des visées d’effets individualisés sur les personnes rejointes. Le travail avec les familles et les jeunes peut bien sûr s’inscrire dans un cadre d’accompagnement, d’« être avec les personnes », de soutien en vue de faciliter l’affiliation sociale. Mais même dans cette perspective, il n’y a pas nécessairement de passerelles entre des objectifs visant les besoins des individus et des objectifs d’intervention qui peuvent avoir un impact plus direct sur la communauté et sa vie démocratique. Et l’on assiste parfois parallèlement à une instrumentalisation des instances, littéralement prises d’assaut par des gestionnaires experts, qui sont en poste afin de soutenir techniquement ou financièrement l’organisme.

Le poids des contraintes étatiques

Pour mieux comprendre cette propension à l’individualisation des services, il faut se pencher sur les rapports entretenus avec l’État. Reconnue explicitement dans une loi depuis le début des années 2000, tout au long de cette décennie, l’action communautaire autonome déplore les limites imposées au financement à la mission globale. Pour de nombreux secteurs d’intervention, les subventions à la mission de l’organisme proviennent du Programme de soutien aux organismes communautaires (PSOC) du ministère de la Santé et des Services sociaux. À la suite de l’implantation de la politique de reconnaissance des organismes communautaires, le financement des groupes familles, depuis 2003-2004, provient du ministère de la Famille et des Aînés du Québec (MFACF). À noter que le Programme de soutien financier à l’action communautaire auprès des familles, à la différence du PSOC, finance aussi des ententes de service et des projets ponctuels.

Historiquement, pour bien des organismes du secteur famille, prédomine le financement par programme et par entente de services. Ainsi, dans l’exemple précédent concernant le choix d’un des cinq énoncés, ce sont les organismes communautaires Famille disposant du plus important financement par programme qui ont le plus souvent choisi l’énoncé visant « l’amélioration des compétences ». Comme le souligne Suzanne Garon, ce résultat n’est guère surprenant compte tenu de la pression que subissaient déjà en 2000 certains types de groupes, plus particulièrement les OCF, quant à la prévention des facteurs de risques : « la relation contractuelle qu’impose la logique de financement par programme aux organismes communautaires tend à nier leurs habilités propres ainsi que leurs particularités et leur culture d’intervention » (Garon, 2005 : 126).

Dans son rapport portant sur le secteur Famille, l’équipe d’évaluation de la politique de reconnaissance des organismes communautaires constate que cette situation perdure avec le temps (White et al., 2007). Le rapport sectoriel souligne la place occupée par le Programme d’action communautaire pour les enfants (PACE), un programme du gouvernement canadien déjà omniprésent en 2000, qui cible les familles à bas revenu vivant en situation de vulnérabilité. Ainsi, pour les groupes qui reçoivent le financement de PACE, un tiers au total, cela représente un financement moyen plus élevé que celui reçu pour leur mission du MFACF (ibid. : 30).

Dans des secteurs d’intervention aussi sensibles socialement que ceux touchant la famille et les jeunes, ces ententes avec les établissements publics exigent par moments divers compromis de la part des groupes communautaires « qui risquent d’y sacrifier une partie de leur autonomie, notamment au regard de la nature de leurs activités ou du choix de leur clientèle » (Savard et al., 2003 : 172). Comme le souligne Bourque, les ententes de services établissent un rapport contractuel avec les organismes, de nature hiérarchique et autoritaire, qui contredit d’autres formes de rapports, davantage construits sur un mode de collaboration (2004 : 9). C’est dans ce contexte qu’un auteur comme Proulx parle d’un glissement possible vers une logique d’intervention dite de complémentarité au détriment d’une logique d’autonomie (1997).

Or, la prééminence d’une telle logique tend à instituer de plus en plus entre les personnes rejointes et les organismes communautaires un rapport de consommation de services (Jetté, 2008 : 332). Un rapport de clients/distributeurs de biens et services dans un cadre plus ponctuel ; un rapport d’usager/aidant si les services s’étendent sur un plus long terme. De tels rapports, qui ne datent pas d’hier, et qui correspondent souvent aux attentes des personnes rejointes, nous éloignent de la philosophie d’intervention du communautaire. Comme le note Diane Lamoureux, « cette insistance sur la satisfaction des besoins plutôt que sur la création de nouveaux droits sociaux accroît la dépendance et n’instaure pas un rapport de citoyen, mais un rapport clientéliste, générateur de dépendance plutôt que d’autonomie » (2005 : 51).

Bien sûr, tout n’est pas joué, loin de là. Au fil de la décennie 2000, le mouvement communautaire autonome réagit vivement à cette tension à l’instrumentalisation de leurs pratiques. Dès 2003, aux prises avec une nouvelle réorganisation du réseau institutionnel en santé et service social, la Table des regroupements provinciaux s’oppose « à toute forme de partenariat s’inscrivant strictement dans une logique de production de services […] Les groupes communautaires sont ouverts à des collaborations, pourvu que la partie gouvernementale respecte l’approche globale, éducative et démocratique qu’ils préconisent » (TRPOCB, 2003 : 8). Face à la propension à vouloir instaurer un fonctionnement en réseau dans une logique de hiérarchisation des services, par le biais de Réseaux locaux de services (RSL), la Table des regroupements régionaux questionne en 2007 le dérapage possible d’une dynamique citoyenne à une dynamique client (Coalition, 2007 : 6).

À l’automne 2007, divers regroupements jeunesse font circuler un manifeste qui affirme qu’ils refusent de travailler à partir de priorités définies de l’extérieur, qui étiquettent et standardisent les jeunes, en les considérant comme des clients et « comme des problèmes à résoudre » (Collectif Interjeunes, 2007). Le Manifeste rappelle que l’approche préconisée par les organismes communautaires jeunesse diffère de celle de l’État, et qu’elle est centrée sur leurs forces et leurs capacités afin qu’ils puissent exercer un pouvoir sur leurs conditions de vie et les décisions qui le concernent ; qu’elle promeut le développement de la solidarité, de l’entraide, « la mobilisation et l’implication, même au-delà de l’organisme » (ibid.).

Au printemps 2009, divers regroupements d’organismes, dont les deux Fédérations d’organismes communautaires Famille, déposent chacune un mémoire en commission parlementaire, questionnant fortement le projet de loi 7 qui entérine un partenariat privé-public entre le ministère de la Santé et des Services sociaux, et la Fondation Lucie et André Chagnon (FAFMRQ, 2009). À l’automne 2009, au moment de l’adoption de la loi, les dérives politiques et idéologiques d’une telle approche, qui individualise, responsabilise et étiquette les personnes rejointes, sont reprises dans le cadre du Forum social québécois (St-Amour, 2009).

Pistes d’action

Bien que la thèse avancée en introduction ne puisse être entièrement étayée dans le cadre circonscrit d’un article comme celui-ci, divers constats semblent confirmer l’existence d’une certaine individualisation des pratiques dans les organismes communautaires. Dans ce contexte, il semble nécessaire de se questionner sur les avenues à explorer afin de stopper les effets de cette dérive sur la vie démocratique, tout en statuant sur la nécessaire rencontre entre l’intervention plus individuelle et l’action avec d’autres. Comment dans la pratique des groupes peut-on faciliter l’accroissement de passerelles qui permettent cette rencontre ? Je développerai une amorce de réponse à cette question sous trois angles : reconnaissance, réciprocité et responsabilité.

Les parcours de vie des gens rejoints par les groupes sont souvent marqués par les refus, la violence et le mépris. Désocialisés, comme le souligne Dubet, ces individus se sentent « dominés, isolés et exclus » (2009 : 219). Impuissants, ils sont trop souvent refoulés aux franges de la société. On peut parler alors d’un déficit de reconnaissance conséquence d’une expérience sociale traversée par l’incompréhension et le mépris (Honneth, 2006). Au premier chef, les pratiques des organismes communautaires dont il a été question ici sont à bien des égards des pratiques de reconnaissance : par l’accueil, l’écoute, le type de relations et le milieu de vie que l’on peut fréquenter sans raison particulière. Toutefois, il est difficile d’arriver à un changement véritable si l’on ne travaille pas dans une perspective qui cherche à établir des passerelles entre l’intervention individuelle et une action plus collective, afin d’élargir ces espaces de reconnaissance.

Comme le relève Jocelyne Lamoureux, une véritable reconnaissance mettra en lumière les rapports qui sont souvent générateurs d’une souffrance qui peut être qualifiée de sociale, dans la mesure où « les perceptions et expressions personnelles de la souffrance sont tributaires des contextes socioculturels, des réactions, des échos perçus dans le regard, les paroles et le comportement des autres » (2001 : 32). À cette fin, il faut être en mesure de faire une lecture et une analyse plus collective des situations rencontrées, afin d’actualiser et d’arrimer les pratiques quotidiennes avec une vision plus globale des problèmes vécus. Les personnes rejointes ne sont alors plus des clients, portant étiquettes et stigmates, mais progressivement des auteures de leur vie. Travailler la reconnaissance devrait donc s’inscrire dans un processus collectif de réflexivité, qui vise à nommer les rapports de domination derrière les situations de vie.

Ici, on rejoint Jacques Ion qui constate que certaines des formes actuelles de mobilisation témoignent d’une volonté des victimes de sortir de cette position, de ne pas pâtir, mais d’agir dans un « processus de retournement du stigmate » (2006 : 28). La dignité nouvelle ou retrouvée, vecteur du processus de mobilisation, passe par la prise de parole, le nous associatif offrant l’entraide et la chaleur d’être ensemble. L’action avec d’autres ouvre la porte à l’accession d’un plus grand respect de soi par la transformation du regard sur soi et du regard des autres. L’agir collectif s’appuie sur une demande de reconnaissance et de respect. Sans exclure les besoins, en s’appuyant même sur ceux-ci, on ouvre la voie à la création de nouveaux droits sociaux (Lamoureux, 2005).

Deux exemples pour appuyer mon argumentation. Colombo, dans sa recherche sur les jeunes de la rue, a pu observer des « expériences de reconnaissance juridique positive vécues par les répondants à travers leur participation à des projets d’intervention sociale reconnaissant la place qu’ils cherchaient à s’approprier à travers la rue et qui tentaient d’établir un rapport plus démocratique entre les sans-abri et les autres acteurs sociaux » (2008 : 516). Dans la même perspective, des ressources alternatives en santé mentale ont développé une approche qui vise à transformer les plaintes individuelles au plan de la violation des droits sociaux en une prise de parole plus collective (Rodriguez del Barrio et Poirel, 2007).

La reconnaissance de l’expérience est donc possible et peut se traduire par une forme collective d’action. Mais pour ce faire, cela nécessite un contexte qui favorise une recherche de réciprocité dans les rapports entre personnes aidantes et personnes aidées. La réciprocité entre les aidants et les aidées permet de susciter et de maintenir les liens que l’on tisse ensemble. La réciprocité, nous l’avons souligné, est un des atouts historiques du travail des organismes communautaires. En même temps, paradoxalement, la réciprocité s’éloigne lorsque l’action est essentiellement centrée sur des solutions aux besoins immédiats, car elle engendre un rapport de consommation. La réciprocité, par ce qu’elle exige de chacune des parties, interroge la professionnalisation des groupes et la tendance à la hiérarchisation des fonctions et des statuts qui en découle. Elle interroge également la logique clientéliste de plus en plus adoptée par bien des bailleurs de fonds (Jetté, 2008).

Dans son sens premier, la réciprocité nous amène à percevoir l’intervention comme une rencontre, un croisement des connaissances et des expériences. Cela ne va pas sans exigence, sans apprentissage, sans acquisition mutuelle de savoirs de diverses natures. La réciprocité dans les organismes communautaires peut permettre aux personnes rejointes par les groupes d’avoir accès à la parole publique, et aux décisions qui orientent le vivre-ensemble, donc à la démocratie. Car la quête de réciprocité enjoint le groupe à créer un espace propice à l’exercice du politique, afin de décider ensemble de ce qui est bon pour le collectif ; à concevoir des évènements qui permettent d’apprivoiser et de mieux connaître les enjeux, et être ainsi en mesure de se prononcer sur les questions qui concernent le bien commun. Les organismes communautaires se trouvent alors à générer des espaces « libérés » de citoyenneté, qui peuvent avoir un impact à l’extérieur de la ressource.

Conclusion

En plaçant au centre du travail des groupes, reconnaissance et réciprocité, on se trouve à poser les assises de la solidarité démocratique qui « peut être définie par la combinaison d’une réciprocité volontaire respectant l’égalité, et une reconnaissance juridique qui confère des droits et élabore les règles d’une redistribution publique » (Laville, 2007 : 290). Toutefois, tant la reconnaissance que la réciprocité ne peuvent advenir sans la responsabilité politique, une responsabilité individuelle et collective face au fait que de nombreuses personnes et communautés sont « privées », comme le souligne Arendt, au sens qu’elles ne sont pas présentes dans la politique, et qu’elles sont donc assujetties à leur humanité (Arendt, 1995 : 18).

Les groupes représentent donc non seulement des acteurs nécessaires, mais aussi des acteurs qui portent la responsabilité, en faisant office d’interface et de médiateurs, de contrer ces injustices. Cette responsabilité politique, ils l’ont avec les années de plus en plus assumée (Dufour, 2007). Localement comme nationalement, ils donnent une voix aux sans-voix en permettant, comme le soutient Diane Lamoureux « de renforcer leur confiance mutuelle […], de faire état d’expériences et de subjectivités qui ne trouvaient pas à s’exprimer dans les termes dominants du discours politique […] et de mettre au jour de nouveaux enjeux sociaux » (2005 : 46). De cette manière, les mouvements « contribuent à forger une définition de la citoyenneté qui ne se limite pas aux élections et aux institutions représentatives » (Lamoureux, 2008 : 220).

En travaillant dans ce sens, les groupes créent alors des habitus de démocratie, qui font énormément défaut à une société comme le Québec. Ce sont des espaces de liberté où l’on peut s’exercer à gouverner avec d’autres dans la pluralité (Arendt, 1995 : 77). Et à mes yeux, c’est ce qui devrait distinguer le plus fondamentalement un organisme communautaire d’une ressource plus institutionnelle. Quand bien même l’intervention directe d’une telle ressource arriverait à se recentrer sur des approches plus globales et égalitaires, la spécificité d’un organisme communautaire demeure tant et aussi longtemps que l’appropriation du politique est possible. Pour la prochaine décennie, un enjeu se dégage ici clairement : de quelle façon permettra-t-on aux personnes rejointes, aux membres et participants des groupes, de faire l’exercice de la démocratie dans leur organisme, et d’agir avec d’autres dans la cité ?