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Pour mon énoncé préliminaire, je partirai de la question générale qui nous est adressée :
Le renouvellement démocratique des pratiques est-il toujours possible dans un contexte global marqué par le néolibéralisme, la privatisation dans le domaine des services publics et la gestion technocratique des pratiques et des populations ?
Il y a plusieurs prémisses implicites à cet énoncé :
La première renvoie au thème du colloque, c’est-à-dire l’accent mis sur le fait que l’épithète démocratique s’accorde avec le mot « renouvellement » et non pas avec celui de « pratiques ». Cela indique que toutes les pratiques, pas seulement celles qui sont généralement associées aux institutions démocratiques, devraient être envisagées sous l’angle de la démocratie. Il s’agirait donc d’élargir la portée de l’idéal démocratique.
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La deuxième prémisse est qu’il y a des obstacles à cet élargissement. Ces obstacles seraient au nombre de trois :
la prédominance du néolibéralisme,
la privatisation des services publics,
la gestion technocratique.
Je vais tenter d’éclairer chacune de ces prémisses, dans un premier temps, de manière générale pour y revenir de manière plus spécifique à l’occasion des sous-questions posées par les organisateurs.
La première prémisse nous renvoie à la question beaucoup plus générale du renouvellement démocratique dans nos sociétés, mais aussi au plan transnational. Qu’est-ce que l’on observe du côté de la gouverne démocratique de nos sociétés et du nouvel espace globalisé ?
La première observation se résume en un paradoxe : c’est celui à la fois du triomphe de la démocratie et de sa crise profonde. Comment expliquer ce paradoxe ? Le discours sur la démocratie n’a jamais été aussi vivant que depuis les 25 dernières années. Ce discours coïncide avec la volonté d’une société civile brimée, voire dans certains cas privée d’existence, de regagner la maîtrise de son destin. Ce fut le cas dans la contestation des dictatures de droite en Amérique latine, ce fut également le cas dans la résistance aux régimes communistes. Même si le discours sur la démocratisation a été usurpé par l’Administration Bush aux États-Unis (Fukuyama, 2005), nul ne peut nier cet élan profond de démocratisation qui s’est répandu dans le monde et qui a même provoqué un réalignement en profondeur des objectifs des Nations Unies (Archibugi, Balduini et Donati, 2000).
Mais j’ai dit paradoxe. En effet, ce discours démocratique s’est accompagné d’une profonde déception à l’égard des institutions démocratiques déjà existantes (Commission du droit du Canada, 2004). Ce qui est en jeu, c’est le modèle de démocratie représentative. Je pourrais épiloguer sur cette défiance envers les institutions représentatives, mais je me contenterai de dire que s’il y a de bonnes raisons de critiquer certaines dérives institutionnelles – comme la professionnalisation du métier de représentant politique, la diminution importante des prérogatives du législatif au profit de l’exécutif et du judiciaire, la distorsion dans la représentation, surtout du point de vue des options politiques –, personne ne souhaite la disparition des institutions représentatives. Il s’agit plutôt d’une déception généralisée devant leurs carences et du souhait d’accentuer la dimension participative du processus démocratique.
En outre, on observe une tendance marquée au développement d’instances de gouvernance en marge de l’État souverain. En effet, la désaffection des institutions représentatives se double d’une érosion progressive des prérogatives souveraines des gouvernements. En raison, d’une part, de la complexité croissante de la régulation dans un contexte où il existe de plus en plus de domaines de l’activité humaine qui sont pris en charge par des instances de régulation et, d’autre part, du décentrement de cette prise en charge en marge de l’État, il se développe un ensemble de lieux de délibération, subordonnés à l’État, parallèles à l’État ou dépassant l’État dans le contexte d’une mondialisation croissante de la régulation. Dans ce contexte, il y a un appel important à la démocratisation de ces instances. Trois questions, en effet, se posent : Qui a accès à la délibération ? Qui décide ? Qui est investi du pouvoir de réguler (Arts, 2003) ?
La deuxième prémisse de la question posée renvoie aux obstacles présumés à la démocratisation. Je crois qu’il est possible d’affirmer que ces trois obstacles à la démocratisation des pratiques sont bien réels, mais qu’ils comportent une part de contradiction. D’abord, en quoi sont-ils des obstacles ?
Le néolibéralisme, pris dans le sens d’une marchandisation généralisée des rapports sociaux et de tout type d’activité humaine qui, de surcroît, préconise un effacement de la régulation et des politiques redistributives de l’État, représente un obstacle certain à l’existence d’une citoyenneté politiquement responsable. La privatisation des services publics tend, à son tour, à retirer du domaine public les choix stratégiques et la capacité d’influencer les décisions. Enfin, la gestion technocratique réserve à une caste d’experts le privilège de développer et d’appliquer des politiques destinées en dernière instance à des citoyens devenus passifs. Mais en quoi ces obstacles comportent également certaines contradictions ?
La contradiction principale réside dans le fait que le nouvel élan de démocratisation s’est produit au moment même où se développait la forme de l’État néolibéral et où se généralisait l’adhésion au régime de la mondialisation libérale. Faute de pouvoir développer ici, je ne vais m’attarder qu’à deux facteurs.
Premièrement, c’est dans le contexte d’un affaiblissement du politique, qui se manifeste par l’érosion de l’État nation et la critique des institutions représentatives, que se développe un discours de renouvellement des pratiques démocratiques, articulé autour des droits de la personne (Gauchet, 2000 ; Lefort, 1981 ; Habermas, 1999). Au regard du discours, l’ordre néolibéral et la critique sociale partagent cette centration sur une logique des droits comme nouveau fondement de la démocratie.
Deuxièmement, la décentration de la régulation politique et le développement des instances de gouvernance soulignent la nécessité de repenser la participation démocratique. Le renouvellement démocratique des pratiques s’effectue dans cet espace décentré qui n’est plus l’État nation et dans lequel le libéralisme se sent bien à l’aise.
La privatisation des services publics est bien la réponse libérale à la critique généralisée qui leur est adressée. Elle est certes motivée par le désir du profit, mais on ne peut éviter de voir une certaine convergence avec le discours social réclamant une plus grande autonomie des organisations et des services répondant mieux à la demande sociale. Il y a là encore une proximité dangereuse des discours libéral et contestataire qui s’appuient sur la catégorie d’autonomie au détriment de celle d’hétéronomie, propre à un service public centralisé.
Enfin, la critique des technocrates et de l’État est un autre territoire discursif fréquenté à la fois par les néolibéraux et le mouvement social. Weber avait certes prévu que la bureaucratie était destinée à se développer jusqu’à devenir une cage de fer (Weber, 1978), mais il n’en reste pas moins qu’elle représentait, pour lui, l’archétype de la forme de domination rationnelle associée à l’État moderne. Il est curieux de voir comment la notion de service public s’est dissoute dans une juste critique des rigidités induites par le développement de la logique bureaucratique. Mais, privée de cette référence, la revendication sociale se place dans un espace exigu où elle risque de conforter le discours de privatisation lui-même.
En somme, on peut dire que le renouvellement démocratique des pratiques correspond à un idéal de réalisation de soi (autonomie) et de participation aux processus décisionnels (responsabilité) qui sont deux des caractéristiques fondamentales de la citoyenneté démocratique. Cependant, il faut concevoir que cet idéal se développe dans un contexte qui, à la fois, en favorise l’émergence et risque d’en compromettre la réalisation. On ne peut penser ce renouvellement démocratique indépendamment de l’évolution du système politique, désormais fondé sur la référence universelle aux droits de la personne et sur le partage de la souveraineté avec les instances de la gouvernance. On ne peut penser le renouvellement démocratique sans se méfier des connivences avec un discours néolibéral maniant droits de la personne, liberté et critique de l’État.
En terminant, je vais revenir brièvement sur ces deux éléments du renouvellement démocratique que sont les droits de la personne et la participation démocratique. Il s’agit de questions d’une grande complexité qu’on ne saurait épuiser en quelques lignes. Mon propos sera nécessairement concis.
J’aborderai d’abord la question des droits de la personne. J’ai l’habitude de dire que la démocratie moderne ne peut être autre que libérale. L’argument n’est pas tant qu’aucun modèle alternatif n’a réussi jusqu’ici à établir des pratiques démocratiques véritables (par exemple, dans le cas des démocraties populaires), mais que la démocratie moderne, par opposition à la démocratie chez les Grecs, est fondamentalement associée à l’idée de l’existence d’individus autonomes, déliés de leurs appartenances sociales[1] (Constant, 2004). La preuve en est que les systèmes démocratiques, dans la modernité, se sont institués sur des proclamations ou des déclarations de droits humains. Indéniablement, les unités de base du processus démocratique demeurent les citoyens porteurs de droits. Cependant, la démocratie est avant tout un régime de gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple. Cette forme de gouvernement reçoit sa légitimité de l’existence d’une communauté politique, différemment appelée peuple ou nation et formée de l’ensemble des citoyens. L’existence d’intérêts collectifs explique que l’autonomie réelle des citoyens est toujours limitée afin de permettre le gouvernement du bien commun. C’est ainsi que les démocraties représentatives ont oscillé entre des régimes plus ou moins axés sur les libertés individuelles ou sur les intérêts collectifs[2].
Les régimes politiques prenant des formes institutionnelles plus ou moins unitaires ou fédératives évoluent également du point de vue de la forme de l’État, c’est-à-dire du rôle accordé à ses instances de régulation. Dans la relativement courte existence des régimes démocratiques, on peut définir trois modalités principales d’intervention de l’État. La première forme de l’État fut libérale, au sens d’un investissement minimal de celui-ci et d’une grande liberté laissée au secteur privé. La deuxième forme fut caractérisée par une socialisation de l’État qui s’est arrogé un rôle de régulation sociale et économique et de redistribution des richesses. Nous connaissons actuellement une troisième forme de l’État, dite néolibérale, qui se manifeste par un nouveau désinvestissement des fonctions régulatrices et redistributives de l’État, au profit d’une libéralisation des forces du marché[3].
L’histoire des droits et des libertés et celle de la citoyenneté se déclinent de la même manière. À la forme libérale de l’État correspondent les deux premières familles de droits, civils et politiques ; à la forme providentialiste de l’État correspondent les droits sociaux ; enfin, à la forme néolibérale correspondent les droits culturels. C’est donc dans ce contexte d’une fragmentation et d’une particularisation croissantes des droits que se pose aujourd’hui la problématique des droits de la personne comme nouveau fondement universel de la démocratie. Ce que je veux tout simplement dire, c’est que la logique sous-jacente au renouvellement démocratique est largement définie par un renforcement de la dimension libérale, à la fois, de la régulation politique et des droits individuels. Dans ce contexte, il devient difficile de penser la communauté politique dans un contexte où la diversité des ayants droit semble devenir le nouveau principe d’unité des sociétés.
À l’universalité quelque peu abstraite du peuple ou de la nation se substitue l’universalité des droits de la personne qui se déclinent paradoxalement de manière de plus en plus particulariste.
La seconde question concerne les nouvelles formes de pratique démocratique. Comme je l’ai indiqué plus haut, le mouvement social est actuellement fort critique des institutions de la démocratie représentative et plaide en faveur d’une nouvelle démocratie participative. Cette question n’est pas nouvelle. Déjà, Burdeau distinguait la démocratie gouvernée, correspondant à la forme de l’État libéral classique, et la démocratie gouvernante, correspondant à l’État social (Burdeau, 1987). C’est dire que, pour lui, le passage à l’État providence représentait une participation accrue des citoyens, du moins du point de vue de la prise en compte de leurs intérêts concrets. Paradoxalement aujourd’hui, c’est ce modèle de l’État social qui est pris à partie. Et c’est une revendication d’une participation directe à la délibération et à la décision qui est revendiquée.
Tout cela pose le problème de la légitimité de la gouverne politique (Duchastel, 2006). Ce qui caractérise la modernité, c’est une nouvelle forme de légitimité fondée sur l’idée que la société s’autoproduit. C’est le peuple ou la nation qui, en principe, légitime l’action des gouvernants. Au plan normatif, la légitimité comporte deux principes nécessairement complémentaires. Le premier est la participation citoyenne qui se manifeste minimalement dans l’exercice des droits et des libertés politiques ; le second est le principe de représentation des élus qui permet d’établir une médiation entre le peuple et le pouvoir. Cette médiation rendue nécessaire par l’importance des populations concernées et par la complexité des tâches administratives et politiques est aujourd’hui l’objet de critiques répétées au profit d’une revendication pour une relation immédiate au pouvoir. C’est comme si le principe de la représentation s’effaçait pour laisser entièrement place à celui de la participation. Mais on peut difficilement faire l’économie de la représentation. Qui est légitimé de participer à un processus démocratique, en dehors des situations plus ou moins utopiques de démocratie directe ? Par ailleurs, cette revendication de participation comporte ses limites. Dans les instances de gouvernance, l’existence d’un modèle tripartite – État, secteur privé et secteur civique de la société civile – réduit souvent cette participation à sa partie congrue. Si ces mécanismes autorisent une certaine participation à la délibération, ils l’excluent plus généralement quant aux processus de décision et de régulation (Arts, 2003).
En conclusion, le renouvellement démocratique est souhaitable s’il correspond aux aspirations d’autonomie et de responsabilité citoyenne. Mais cet idéal démocratique ne peut aisément se substituer entièrement aux institutions démocratiques dont la légitimité se fonde en même temps sur les deux principes de représentation et de participation.
Questions complémentaires
Quels sont les obstacles et les impasses du renouvellement démocratique de l’action et de l’intervention sociales ?
En relation avec ce qui vient d’être dit, il faut comprendre que le renouvellement démocratique des pratiques doit être considéré comme l’idéal d’une plus grande participation. Il faut cependant éviter de souscrire, sans recul critique, à l’idée que le fondement de la démocratie ne réside plus que dans l’affirmation des droits de la personne, même si cette dimension est fondamentale dans la constitution même de la démocratie moderne. La démocratie pose également la question de l’être-ensemble qui ne peut être réduite à la simple agrégation des individualités, comme le conçoit la doctrine libérale. Enfin, le renouvellement des pratiques ne peut éviter de penser les formes institutionnelles qui sont aptes à garantir l’idéal et les pratiques démocratiques. On ne peut se contenter de réitérer des valeurs démocratiques sans les inscrire dans des formes institutionnelles qui en assurent la réalisation.
Quelles sont les conditions politiques du processus de renouvellement démocratique des pratiques et par le fait même des changements sociaux qu’elles peuvent ou non entraîner ?
Évidemment, la question peut être comprise à plusieurs niveaux, local, national, transnational. Je ne suis pas sûr que la critique tous azimuts de l’État soit le meilleur moyen politique pour favoriser le renouvellement démocratique. S’il faut pointer les carences de l’État et de ses serviteurs, il faut aussi investir les lieux de l’institution politique afin de la réformer. Par ailleurs, il faut certainement se méfier, ce qui ne veut pas dire ne plus participer, des instances de gouvernance qui ont tendance à se substituer au processus du gouvernement démocratique (Duchastel, 2004). Je suis revenu à plusieurs reprises sur les trois niveaux de cette participation : la discussion, la décision et la régulation. Force est de constater que les acteurs de la société civile sont souvent réduits au seul processus de discussion et, même là, dans une position totalement asymétrique par rapport aux autres « parties prenantes », l’État et le secteur privé.
En vertu de quels cadres organisationnels ces processus peuvent-ils émerger ?
La question des cadres organisationnels soulève une autre dimension de la légitimité démocratique. Favoriser le renouvellement démocratique des pratiques implique que nous posions la question de la bonne gouvernance, au sens des conditions procédurales qui permettent la transparence et l’imputabilité. La revendication de participation vise le plus souvent à accroître la visibilité des processus de prise de décision et à questionner la responsabilité de ceux qui décident. Idéalement, cette demande de plus de participation vise, au-delà de la surveillance, à permettre aux parties prenantes d’être associées non seulement à la délibération, mais aussi à la prise de décision et à la mise en oeuvre de la régulation. Il existe, par contre, peu de lieux autorisant un tel degré d’implication.
Conceptions définissant le caractère démocratique
Quelles sont les conceptions qui définissent le caractère démocratique du renouvellement de l’action et de l’intervention sociales ?
Sur quels repères s’appuient les processus d’appropriation de l’intervention qui visent plus spécifiquement un renouvellement démocratique des pratiques ?
Quelles sont les logiques démocratiques de vos pratiques et comment s’incarnent-elles dans l’action ?
J’ai répondu jusqu’à maintenant, contrairement à ce que demandaient les organisateurs, à la question des pratiques démocratiques plutôt qu’à celle du renouvellement démocratique des pratiques. Il y a là une nuance subtile. Cela laisse entendre que toute pratique est susceptible de répondre à l’exigence démocratique. Si c’est cela, alors ne sommes-nous pas renvoyés à une logique de respect universel des individualités ? L’exigence de participation peut être alors projetée dans toute situation d’action ou d’intervention sociales. La démocratie n’est plus pensée ici comme système politique, mais comme attitude d’ouverture à l’autonomie et à la responsabilité des personnes en ce qui concerne leur propre sort. On pourrait dire qu’a contrario de la microphysique du pouvoir, décrite par Foucault (1975), on doit développer une microparticipation des individus dans la gestion de leur propre vie. C’est d’ailleurs la position militante de Foucault, dite de résistance, qu’il adopta devant la conviction qu’il avait de l’immense diffusion des dispositifs du pouvoir, laissant peu de place à l’exercice de la démocratie.
Rapports de pouvoir
De quelle façon les rapports de pouvoir favorisent-ils ou non le renouvellement démocratique des pratiques ?
Comment fait-on face aux inégalités de pouvoir dans l’organisation ?
Comment se définissent les enjeux de pouvoir associés au rôle que l’on tend à faire jouer à la recherche sur l’intervention actuellement ?
Comment les rapports de pouvoir se dressent-ils dans les situations d’intervention en contextes culturels différents ?
Jusqu’ici, j’ai discuté de deux plans de légitimation. Premièrement, le plan normatif qui définit les principes axiologiques sur lesquels se fonde la légitimité démocratique : la représentation et la participation. Deuxièmement, le plan procédural qui détermine les critères de bonne gouvernance : la transparence et l’imputabilité. Il existe un troisième plan, celui de la légitimité de résultats. Comment définir cette légitimité ? Il s’agit de mesurer concrètement à qui profitent les décisions qui sont prises et qui participent concrètement aux diverses étapes de la prise de décision et de leur application. La question du pouvoir est ainsi posée. On a souvent tendance à penser la démocratie dans un monde idéal. Mais la démocratie est dès le départ un processus conflictuel ; elle met en relations des acteurs qui ne partagent pas nécessairement les mêmes points de vue. La délibération démocratique n’est pas cette scène idyllique où le meilleur argument l’emporte rationnellement (Habermas, 1987). Elle est la scène d’affrontements, mais aussi de résolution des conflits. La démocratie est d’une certaine manière la voie la plus civilisée pour effectuer des choix et prendre des décisions. C’est donc dire qu’elle est constamment exposée aux rapports de force et de pouvoir. C’est pour cela qu’il est souvent naïf de croire que le renouvellement démocratique est affaire de bons sentiments.
Individualisme et collectivités
Comment susciter le désir d’implication collective dans un contexte où l’individualisme privatisé est survalorisé ?
Comment sortir du carcan de la recherche de consensus et de fusion groupale ?
Ces deux questions posent les termes d’une fausse alternative. La modernité a dû dès le départ élaborer ses institutions à partir de cette opposition apparente entre individualité et collectivité. Les systèmes plus libéraux ont insisté davantage sur les droits et libertés individuelles. Les systèmes plus sociaux ou étatiques ont mis de l’avant le bien commun. Nous en sommes venus aujourd’hui à un régime d’hyperindividualisme qui se reflète dans la prédominance d’une logique de droits individuels au détriment d’une logique d’État. L’hyperindividualisme s’accommode sans problème d’un régime de droits qui déplace le lieu de la délibération du législatif vers le judiciaire. Il s’accommode moins de la participation démocratique, parce qu’inévitablement celle-ci implique l’existence d’un être-ensemble. La question de trouver un équilibre entre un régime fondé sur les libertés individuelles et un régime fondé sur la recherche du bien commun demeure difficilement résolue. Pour résoudre ce dilemme entre un hyper-individualisme et une fusion groupale, il convient de poser le problème de la démocratisation non seulement comme idéal, mais aussi comme pratique et comme institution (Duschatel, 2005).
Parties annexes
Notice biographique
Jules Duchastel est professeur titulaire au Département de sociologie à l’Université du Québec à Montréal depuis 1973. Il est aussi directeur de recherche à la Chaire de recherche du Canada en mondialisation, citoyenneté et démocratie, directeur du Centre d’analyse de texte par ordinateur et membre de la Société royale du Canada. Il s’intéresse aux approches d’analyse du discours et à l’analyse de texte par ordinateur. Ses recherches récentes portent sur l’analyse des nouvelles formes de régulation politique dans le contexte de la mondialisation et du développement d’un espace délibératif transnational. Elles font suite à ses travaux sur les transformations des institutions politiques nationales dans l’histoire du Canada et du Québec depuis les années 1940, à travers l’étude du discours politique. En 2008, il publiait : Mondialisation, citoyenneté et démocratie. La modernité politique en question, Québec, Presses de l’Université Laval.
Notes
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[1]
Benjamin Constant a été le premier à montrer comment la liberté des modernes repose sur l’existence d’un espace d’autonomie individuelle qui n’existait pas dans la Grèce antique. C’est ainsi qu’on peut affirmer que la démocratie moderne est cosubstantielle des droits et des libertés individuels qui s’épanouissent dans la société civile alors que la liberté des anciens ne se réalisait que dans la sphère politique.
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[2]
On peut opposer, à titre d’exemple, le modèle américain, dit libéral, qui donne une place plus grande aux libertés individuelles et le modèle français, dit étatiste, qui accorde la prépondérance à l’intérêt général. Dans les deux cas, toutefois, on observe un équilibre toujours changeant entre les droits individuels et les intérêts de la majorité.
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[3]
La forme néolibérale ne saurait être confondue avec la forme libérale. L’État demeure, en effet, un rouage fondamental des sociétés actuelles, contrairement à la situation prévalant à l’époque libérale. Ce sont plutôt ces modalités d’intervention qui se sont modifiées par rapport à la forme sociale ou providentialiste.
Bibliographie
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