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En 2001 se tenait le premier Forum social mondial à Porto Alegre. Sur le coup, presque personne n’avait une idée claire de sa signification et de sa portée. Mais plusieurs avaient l’intuition que quelque chose était « dans l’air ». L’insurrection de « basse intensité » des zapatistes, les avancements du mouvement social particulièrement en Europe latine et en Amérique du Sud, les immenses manifestations antinéolibérales et antiguerre un peu partout sur la planète secouaient la chape de plomb du capitalisme « réellement existant » et tournaient en dérision les « théories » de la fin de l’histoire et du triomphe de la « civilisation occidentale »[1].
Six ans plus tard
Depuis le rassemblement inattendu en 2001 dans la capitale de l’État de Rio Grande do Sul dans le sud du Brésil à l’initiative des mouvements brésiliens et avec l’appui de la municipalité pétiste[2], les mouvements sociaux se projettent à travers une intelligibilité compliquée. Ils constatent qu’ils parlent des « langages » à la fois semblables et différents. Tout en étant en apparence déconnectés les uns des autres, ils sont en même temps « réseautés », si ce n’est que par les fils ténus de l’Internet. Ils commencent à saisir, au moins intellectuellement, un itinéraire de rupture partielle, ambiguë, apparemment sans horizon clair. Car pour la plupart des organisations, il ne peut être question de se réclamer d’une « méga-théorie » ou d’une « grande utopie » comme cela a été le cas avec les mouvements sociaux pendant l’essentiel du xxe siècle. Sans glisser dans un pragmatisme naïf, la majorité des mouvements pense qu’il faut prendre garde aux projets « tout englobants » et qu’il est nécessaire, parallèlement à un réinvestissement du social à travers les résistances et la construction de microalternatives, de redéfinir de nouvelles identités (au pluriel) du mouvement social.
Au soleil de Porto Alegre donc, une nouvelle expérimentation est apparue « sur le tas », par de nouvelles grammaires, de nouveaux codes, de nouvelles expressions. Le mouvement social s’est interpellé lui-même et il a aussi interpellé les acteurs politiques. Six ans plus tard, qu’en est-il ? Certes on le sait, six ans dans une temporalité historique, c’est six secondes ! Il faudrait donc être très arrogants pour proposer des schémas explicatifs globaux.
L’irruption des subalternes
Dans la foulée des succès du FSM et de la ronde très intense des mobilisations sociales qui continuent de s’amplifier, le mouvement social a donc repris confiance. C’est une très grande avancée qui s’appuie, sans déterminisme, sur des transformations profondes et de longue durée à l’oeuvre dans nos sociétés, comme l’explique si bien Immanuel Wallerstein[3]. Le rythme des changements immédiats est évident et intense en Amérique du Sud, notamment[4].
Les classes populaires continuent de répéter basta aux dominants, dans la rue bien sûr, mais aussi par le vote. Les groupes subalternes, entre autres les autochtones et les paysans, ne veulent plus, pendant que les élites, surtout blanches et urbaines, ne peuvent plus.
Plus encore, l’Amérique du Sud est devenue un vaste laboratoire où s’expérimente un nouveau dialogue entre un approfondissement démocratique et une sorte de « néo-keynésianisme de gauche. Sans cynisme ou désillusion, des masses considérables sont, d’une part, en mouvement pour changer les termes du pouvoir, sans par ailleurs naïvement espérer un quelconque miracle qui viendrait d’un « sauveur » par en haut ; d’autre part, elles pressent les interlocuteurs politiques d’entamer de vastes réformes, de façon à assurer une certaine redistribution sociale et la protection du bien commun. Est-ce que ça va marcher ? Les opinions restent très partagées, mais que l’on fasse partie des optimistes, des pessimistes ou des « optipessimistes », on constate que la structure du pouvoir est ébranlée.
La droite sous le choc
Ailleurs, les secteurs les plus arrogants et les plus agressifs de la droite subissent de durs revers. C’est le cas en Inde, en Espagne, en Italie et, plus récemment, aux États-Unis[6]. Certes le jeu des partis et de l’alternance dans le cadre des démocraties représentatives a un impact dans ces changements. Mais est-ce la seule raison ? Des masses en action et des mouvements fluides jettent sur ces droites un total discrédit, en révélant l’ampleur de la « voyoucratie » qui s’est emparée du pouvoir dans plusieurs pays dits démocratiques. Des secteurs de plus en plus importants de la population se rendent compte de l’entreprise qui sape la démocratie, notamment à travers les dérives militaristes, répressives qui criminalisent les classes « dangereuses » en commençant par les « maillons faibles » (immigrés, réfugiés, jeunes).
Un peu partout devant cette réalité s’exprime un formidable NON. Résultat, le grandiose projet de « réingénierie » du monde promu par les néoconservateurs notamment (mais pas seulement) aux États-Unis est enrayé par les résistances des peuples. Il est enrayé par un faisceau complexe et diversifié de mouvements, d’expressions organisées ou spontanées. Il l’est aussi par une combinaison de forces politiques, sociales et culturelles dans un certain « arc des tempêtes » qui traverse le globe de Jakarta à Casablanca en passant par Kaboul et Bagdad. C’est tout un bouleversement, à peine quelques années après le déclenchement d’une offensive visant à reconstituer un « consensus » entre les dominants et à faire basculer les dominés dans l’impuissance et l’indifférence.
Le turbo-capitalisme essoufflé
Entre-temps, le capitalisme qui affirmait la « fin de l’histoire » après avoir définitivement « triomphé » du socialisme se heurte à ses propres contradictions. Les turbulences économiques s’accélèrent avec l’intensification des compétitions à l’intérieur de la « triade » (États-Unis, Union européenne, Japon), d’une part, et entre celle-ci et certains pays dits « émergents », notamment la Chine, d’autre part. La « bulle » financière états-unienne dopée par un dollar dopé est fragilisée de plus en plus, sans que l’Union européenne et même le Japon ne soient en mesure de renverser la tendance profonde à la décroissance. La cannibalisation incessante des petits par les gros et des gros par les ultragros concentre la richesse dans un processus de polarisation de classes dont l’évolution avait été prévue par Marx. Jusqu’ici, les scénarios des dominants de « sortie de crise » se contentent de forcer les dominés à accepter l’inacceptable, comme cela avait été le cas avant Keynes[7]. Mais ça ne passe pas.
Parallèlement, les crashs financiers prolifèrent et s’accélèrent faisant tomber les uns après les autres les success stories promus il n’y a pas si longtemps par le FMI (Argentine, Thaïlande, Indonésie, etc.)[8]. La crise semi-permanente, la compétition destructrice des outils économiques et des vies qui les animent, l’effroyable gaspillage des ressources, ne sont pas des « accidents » ou des « dommages collatéraux », mais des traits constitutifs du capitalisme qu’aucun « correctif » interne ne saura effacer. Mais contrairement à une autre vulgate (de gauche cette fois), il faut voir que ce processus d’autodestruction sans fin ne conduit pas nécessairement à la disparition du capitalisme, au contraire.
Une (autre) fin de l’histoire ?
À travers toutes sortes de processus, le rapport de forces entre dominants et dominés chambranle, bifurque, se fragilise et déséquilibre tous les prévisionnistes plus ou moins chevronnés qu’ils soient de gauche ou de droite. Mais devant ce vide analytique, certains veulent conclure, un peu vite, qu’on est « au début » d’un grand « retournement ». Le grand soir, le jour J, le point de rupture, approchent, disent-ils. Pour certains, le déclin du capitalisme est marqué dans l’histoire. Sous sa forme néolibérale, il entre dans sa phase « sénile », sans capacité de renouvellement, laissant derrière dévastations, guerres et affrontements perpétuels. Pour d’autres, des « multitudes » sans nom s’apprêtent à porter le coup fatal contre le « pouvoir biopolitique »[9]. D’une façon ou d’une autre, plusieurs prédisent, à l’encontre des néolibéraux de Washington, une autre « fin de l’histoire », un happy ending des mouvements sociaux pourvu, précisent certains, que ceux-ci sachent reconnaître la « ligne juste » et la « tactique juste » qui pourront « capturer » dans une synthèse époustouflante l’avenir de la contestation sociale.
Le lourd héritage du catastrophisme
On s’en souviendra, ce n’est pas la première fois qu’un mouvement social grisé par ses succès et par une crise en apparence « terminale » du capitalisme prédit une autre fin de l’histoire. La Deuxième comme la Troisième Internationale ont incrusté au sein du mouvement social l’idée héritée des Lumières, selon laquelle la « modernité » et le « progrès », voire le socialisme dans la version prolétarienne d’une « fin de l’histoire », allaient « nécessairement » triompher, dans un jour plus ou moins proche[10] ! La crise, la vraie crise, la grande crise, la crise avec un C majuscule, allait survenir inéluctablement. Le mouvement social devait agir, soit pour « précipiter » cette crise inéluctable (par l’insurrection), soit en attendant que le « fruit mûr » du capitalisme ne tombe de lui-même et ne fasse évoluer la société, par un processus « naturel », vers le socialisme (social-démocratie). Aussi, ce catastrophisme « de gauche » a accompagné tout au long du xxe siècle, sous une pluralité de formes, la pensée critique. Par l’attraction de son argumentaire et la force déployée par toute une génération de mouvements, il s’est ancré dans une « sociologie » des rapports dominants-dominés qui se reproduit jusqu’à aujourd’hui.
Le capitalisme se construit par la destruction du capital
Les crises politiques, sociales, économiques, du capitalisme réellement existant se multiplient sans nul doute. Elles expriment des processus complexes, contradictoires. Marx, dont la pensée sur cette question comportait des ambiguïtés, avait tout de même conclu que le capitalisme se nourrit des crises et se redéploie à travers les crises[11]. La destruction du capital en assure sa reproduction. Parallèlement, en dépit d’autres interprétations fermées, le capitalisme se développe par et à travers la compétition, la concurrence, le déplacement incessant des acteurs et des forces. Aujourd’hui, le « modèle néolibéral », qui est évidemment un construit politique – et non une fatalité – domine et restructure le capitalisme de plusieurs manières. Il se déplace, au moins partiellement, « géographiquement » vers des parties du « sud global » qui deviennent de nouvelles zones d’accumulation intensive. Il force des reconfigurations où les bourgeoisies de la « triade » sont confrontées à des puissances capitalistes émergentes, la Chine en particulier, sans compter d’autres pôles en devenir (l’Inde, le Brésil, la Russie). Il « restructure » dans la destruction les classes populaires et dites « moyennes », au Nord comme au Sud, en excluant les unes (une bonne partie des salariés « fordistes » qui ont proliféré à l’époque keynésienne, notamment), en incluant d’autres couches (10-15 % de la population du Sud global qui est en mesure de rendre l’offre capitaliste solvable), tout en condamnant à la misère et parfois la mort des centaines de millions de « non-citoyens » majoritairement paysans. Rien n’indique que ce modèle n’est pas « durable », sinon par l’épuisement accéléré des ressources, un phénomène qui reste cependant souvent mal interprété par un certain écologisme à sa manière catastrophiste.
Les différentes « gestions » de la crise
Dans cette évolution, les dominants ont plusieurs « stratégies » et même si l’édifice de leur hégémonie est lézardé ici et là, les fondations demeurent solides. Dans une large mesure, la « guerre sans fin » est l’une de ces stratégies, car elle permet de repolariser le monde tout en mettant sur la défensive les dominés. À travers cette guerre, le but est de redéployer l’empire dans des formes plus traditionnelles, directement coloniales. Mais le projet se heurte à de formidables obstacles (le contre-exemple de l’Irak). Les néoconservateurs s’entêtent et pensent de porter cette guerre globale à un niveau « supérieur », par exemple en utilisant les armes nucléaires[12]. Devant eux, cependant, s’érigent les « néorealpolitiks » qui estiment plus porteuses les bonnes vieilles méthodes de l’indirect rule à travers des alliances interétatiques et la cooptation d’une partie des élites locales dans la gestion de la domination. En plus d’être divisés par des interprétations différentes de la crise et des possibles sorties de crise, les dominants sont tiraillés par une compétition interimpérialiste croissante. Les États-Unis, pour maintenir leur domination devant l’Union européenne et les pays émergents, n’ont pas d’autre choix, rationnellement parlant, que de s’appuyer sur la remilitarisation. Leurs compétiteurs sont moins portés sur la chose, pas parce qu’ils sont moins « impérialistes », mais parce que les armes de leur domination sont plus économiques et technologiques que militaires. Il y a un donc un sérieux problème pour les dominants. Pour autant, il ne faut pas sous-estimer leur capacité de refaire un certain nombre de consensus, surtout parce qu’ils sont conscients des menaces que représente un mouvement populaire ascendant[13].
Le social-libéralisme comme porte de sortie
Des limites objectives et subjectives se présentent cependant contre ces scénarios de gestion de crise. Dans ce contexte, les dominants savent qu’il faut continuer la guerre de position contre les dominés par d’autres moyens. Une gestion « social-libérale » (le néolibéralisme « à visage humain ») devient alors une tactique alléchante. En substance, il s’agit d’offrir à une partie des dominés une redistribution marginale de la richesse sociale ou même, parfois, de leur garantir que la part qu’ils détiennent déjà ne sera pas amoindrie, pour autant qu’ils acceptent les nouvelles règles du jeu, notamment la perte des « droits acquis », la flexibilisation du travail et le rétrécissement du filet de sécurité sociale. On est bien sûr à des années du grand compromis keynésien qui proposait au contraire une redistribution substantielle et une amélioration visible des conditions de vie des classes populaires. D’une façon un peu perverse, la gestion social-libérale joue les pauvres contre les « ultrapauvres », les classes moyennes prolétarisées contre les paysanneries exclues en offrant à celles-ci, contre les intérêts des autres, une certaine garantie qu’ils ne deviendront pas à leur tour des exclus. Encore là, il ne faut pas sous-estimer l’impact de ces politiques et leurs capacités réelles de restabiliser l’espace politique au profit des dominants.
Le mouvement social au défi
Dans plusieurs régions du monde, le mouvement social est fort et il est faible. Il est fort de plusieurs victoires qui forcent les dominants à reculer ; il est fort d’avoir imposé ici et là de nouvelles avancées démocratiques. Et le mouvement social est faible : il est loin d’avoir réunifié les classes populaires autour d’un projet à la fois utopique et faisable ; il est encore souvent déjoué par les tactiques de la droite ; il reste englué dans notre passé catastrophiste et avant-gardiste. Pour certains, le choix est se lancer à l’assaut du ciel et de forcer la rupture entre notre mouvement social et les dominants, y compris dans leur appropriation de l’espace politique. Il faut donc que la « gauche de la gauche », qui repose sur le mouvement social, se projette à l’avant-plan, quitte à réaliser des ruptures douloureuses[14]. Pour d’autres, un tel tournant comporte plus de désavantages que d’avantages. La force du mouvement social repose sur son extériorité à une certaine temporalité politique, sur sa définition par l’agir plutôt que sur la base de l’adhésion à un programme de transformation qui nécessairement délimite l’horizon des luttes[15]. Il tire sa force de sa proximité avec la galaxie des revendications et des résistances et du fait qu’il ne tente pas de les « réduire » ou de les hiérarchiser. Il se redéfinit perpétuellement par l’inclusion de nouvelles identités de lutte en phase avec les bouleversements des rapports de force et des cycles du capitalisme. Mais dans son effort de coaliser ces processus hétérogènes, le mouvement social parvient parfois à les coaliser et donc à les réunifier sans les aplatir dans des évolutions nécessairement conjoncturelles, éphémères.
Faire du politique ou faire de la politique
Dans ce contexte, le mouvement social « est » politique, mais ne « fait » pas de politique. Il exerce son influence dans l’espace politique tel qu’il existe, pas sur une autre « planète » ou en attendant que le grand soir ne survienne sur la base de la grande crise[16]. Dans l’immédiat, cet espace est limité. Il y a le néolibéralisme militarisé d’un côté et le social-libéralisme de l’autre qui s’exprime de plusieurs manières. Mais au-delà de ses versions, ce social-libéralisme qui hérite d’une social-démocratie en lambeaux apparaît comme un allié par défaut. Les masses en mouvement acceptent, sans beaucoup d’illusion (et parfois même en se bouchant le nez) de l’appuyer, non pas comme une capitulation, mais comme une manière de déstabiliser la droite.
Au-delà de ces différences tactiques importantes entre ceux qui veulent avancer directement sur le terrain politique et ceux qui veulent le déterminer « de l’extérieur », il existe un consensus fort qui s’est réarticulé dans le sillon des idées du FSM. Tout le monde (ou presque) a intériorisé l’idée qu’il ne peut plus être question de subordonner le mouvement social à des projets politiques immédiats. La majorité des mouvements accepte le principe qu’il est inacceptable de censurer des groupes subalternes au nom de la « ligne juste » ou de la « contradiction principale ». Bref, une idée structurante émerge depuis quelques années et comme elle continue de faire avancer les choses, les mouvements sont en général conscients qu’il ne faut pas dévier de l’itinéraire prévu pour stimuler une force populaire consciente, propositionnelle.
La « guerre de position » justement
On se souviendra du contexte dans lequel Gramsci avait utilisé cette image dans ses « Lettres de prison ». Le théoricien du Parti communiste italien alors emprisonné estimait que le mouvement social ascendant en Europe du xxe siècle était dans une impasse devant le mur d’un capitalisme militarisé disposant d’une hégémonie sur la société. Le « coup fumant » de la révolution russe, pensait Gramsci, ne pouvait tout simplement pas être répété : la structure de classe européenne était en mesure de résister aux coups de boutoir qui avaient achevé le tsarisme en Russie et, par conséquent, la rupture révolutionnaire n’était pas à l’ordre du jour. Pour Grasmci, la Russie était l’exception, non la règle, car l’extraordinaire conjonction des forces entre l’écroulement d’un empire déclinant, la décomposition rapide de son armée et l’éclatement de la paysannerie, couplés à l’émergence d’un mouvement social dynamique dans les centres capitalistes urbains, ne pouvait pas se « reproduire ». D’une « guerre de mouvement » offensive et jusqu’au-boutiste comme l’avaient défini les militants russes, le mouvement devait bifurquer et passer à une « guerre de position ».
Celle-ci impliquait un mouvement lent, un grignotage des positions de l’adversaire, une longue série de combats laborieux, épuisants, durs, aussi bien sur le plan des forces que sur le plan des idées. Dans cette vision, l’État contrairement à une perception bien ancrée n’était pas un « objet » ou un « lieu » à capturer tel un « palais d’hiver », mais un rapport multidimensionnel de forces à transformer. Mais dans le sillon de la révolution d’Octobre et de l’immense enthousiasme qu’elle avait déclenché, les masses en mouvement n’étaient pas tentées d’écouter cette perspective et, en conséquence, elles se lancèrent effectivement à l’assaut du ciel pour aboutir à une série de catastrophes, comme celle qui survint en Allemagne.
Plus tard, dans les années 1960, la proposition gramscienne est réapparue, mais pour être également marginalisée devant le torrent d’une nouvelle insurrection tiers-mondiste. Aujourd’hui, une nouvelle exploration du thème s’impose. Certes, la situation a bien changé. Intuitivement, le mouvement social sait qu’il doit éviter la défaite et trouver une façon de garder ses forces, son ascendant moral, et de maintenir ses efforts pour construire une nouvelle hégémonie.
Envahir les tranchées de l’adversaire
Aujourd’hui, aux confins de la planète dans certains pays dont la plupart des gens ignorent même le nom, se jouent des enjeux considérables. Au Népal par exemple, un mouvement paysan organisé par un parti qui se définit comme maoïste est parvenu aux portes du pouvoir. Aux portes seulement, car son leadership a l’intelligence de constater que la rupture est hors de portée. Pas seulement sur une base strictement militaire. Mais du fait que la montée des groupes subalternes (paysans, minorités ethniques, femmes) que représente cette coalition doit politiquement se négocier un espace avec une fraction des dominants et une partie des classes populaires urbaines. Les formidables avancées du mouvement populaire ont réussi en renversant la dictature à transformer le rapport de forces. Le mouvement des subalternes, essentiellement composés de paysans armés, ne se présente pas « en ville » les « mains vides ». Il entoure, tant géographiquement que politiquement, la ville qui n’est pas seulement une urbanité mais aussi une culture, un rapport social et une manière de gérer le pouvoir. Il cherche à détacher de cet espace des classes populaires semi-prolétarisées pour leur proposer une autre utopie. C’est bien sûr un immense parti qui peut débouler en sens inverse et rien n’est donné d’avance[17].
En Équateur, le mouvement autochtone Pachakuti a renversé le pouvoir une première fois il y a quelques années sans s’en emparer, estimant que le rapport de forces ne permettait pas une réelle transformation, et en comptant sur la force d’un mouvement social extra-parlementaire pour imposer des changements radicaux. Aujourd’hui, tout en exprimant son extériorité par rapport au système des partis, il a réussi à faire pencher la balance du pouvoir vers une nouvelle alliance de centre-gauche autour du président Rafael Correa.
Ruptures
Ces luttes dures de longue portée ouvrent un horizon immense au mouvement social qui tente de naviguer sur des eaux turbulentes. Pour cela, une recherche est en cours pour reconfigurer les mouvements et les structures qui rendent leurs actions possibles. Le fait n’est plus un secret ni un tabou, les mouvements de transformation sociale reproduisent les codes et les cultures qui s’expriment dans les sociétés d’où ils émergent. Comment pourrait-il en être autrement ? Les humains font leur histoire, mais dans un monde qu’ils n’ont pas eux-mêmes créé, comme l’a expliqué Marx. Une fois dit cela, la société change. Des idées nouvelles émergent, à l’encontre des idées dominantes et ainsi va l’humanité.
Des efforts immenses sont consentis un peu partout pour lutter contre les hiérarchies qui empêchent les subalternes de s’exprimer. Cela se traduit de diverses manières, dans l’articulation des revendications et des programmes, mais aussi dans la manière d’être et d’agir. L’horizontalisme de bien des mouvements sociaux et à plus grande échelle du FSM, peut parfois apparaître excessive, voire paralysante, mais généralement, c’est le moyen pour briser le verticalisme, le oui-chef-isme, le je-sais-tout-isme qui ont caractérisé plusieurs générations des mouvements. Il ne s’agit pas de tergiverser et de transformer le mouvement social en une « école de démocratie ». Oui, il faut passer à l’action, mais sur la base d’une analyse juste du rapport de forces et avec la modestie qui s’impose. Pas d’aventurisme, mais de l’audace. Pas de rupture cataclysmique, mais des ruptures multiples qui permettent l’accumulation des forces et la construction d’une nouvelle hégémonie. Aussi, les mouvements sociaux doivent devenir le centre de gravité dans nos analyses encore plus explicitement qu’ils ne le sont déjà dans la réalité.
Parties annexes
Notice biographique
Pierre Beaudet est sociologue, professeur à l’École de développement international et de mondialisation de l’Université d’Ottawa. Ses champs d’intérêt sont les mouvements sociaux et les pratiques d’émancipation, ainsi que l’altermondialisme. Parmi ses publications récentes, mentionnons Qui aide qui ? Une brève histoire de la solidarité internationale au Québec, Montréal, Boréal, 2009.
Notes
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[1]
L’irruption des zapatistes dans le Chiapas mexicain est survenue au début de 1994 lors de la signature de l’Accord de libre-échange entre le Mexique, le Canada et les États-Unis. Les mouvements sociaux se sont réveillés à partir du milieu des années 1990 notamment en France (grèves de 1995), en Bolivie (« guerres de l’eau ») et ailleurs. Enfin de puissantes coalitions se sont mises en place pour enrayer des conférences et des sommets organisés par des États autour de propositions néolibérales promues par l’Organisation mondiale du commerce, le projet de création d’une Zone de libre-échange pour les Amériques et les Sommets du G-8, comme on l’a vu à Seattle, Göteborg, Gênes, Québec, Johannesbourg et dans plusieurs villes du monde.
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[2]
La ville de Porto Alegre a apporté au FSM un appui considérable en 2001, 2002, 2003 et en 2005. En 2002, l’État de Rio Grande do Sul alors présidé par le PT a également aidé. En 2003 et en 2005, le gouvernement fédéral sous l’influence du président Lula a en outre apporté un grand soutien financier.
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[3]
Voir notamment son commentaire sur le FSM : <www.binghamton.edu/fbc/130en.htm>.
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[4]
Les mobilisations n’ont cessé de traverser le continent et la droite pro-américaine a été vaincue presque partout lors des exercices électoraux, sauf au Mexique où, selon toutes les apparences, elle s’est maintenue au pouvoir grâce à une fraude monumentale.
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[5]
Approche caractérisée par la domination de la forme « parti » sur d’autres formes organisationnelles. C’est cette vision qui a dominé durant la majeure partie du xxe siècle.
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[6]
La droite « dure (le Bharatiya Janata Party [BJP ou Parti du peuple indien]) a perdu les élections en Inde en 2004. Le gouvernement Aznar a été défait contre toute attente en Espagne par une formidable mobilisation menée par les jeunes. Plus tard, Berlusconi a été vaincu et en novembre 2006, l’électorat américain a rejeté l’administration Bush et sa politique va-t-en-guerre lors du renouvellement du Congrès.
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[7]
Le génie de Keynes avait été justement de rescaper le libéralisme par la formulation d’un compromis social où les dominants concédaient une partie de la richesse sociale aux dominés en échange de stabilité à long terme et de leur acquiescence au capitalisme. Bien sûr, ce grand compromis a été imposé par le contexte où l’hypothèse d’une rupture révolutionnaire avec le capitalisme était en vue.
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[8]
Voir Robert Brenner, The Economics of Global Turbulence, Londres, Verso Press.
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[9]
Antonio Negri et Michael Hardt, Multitudes, Paris, Éditions 10/18.
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[10]
Des dissidents avant l’heure comme Rosa Luxembourg ou Walter Benjamin avaient bien vu le danger de cette opacité analytique.
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[11]
« Les crises du marché mondial doivent être vues comme la synthèse réelle et l’aplanissement violent de toutes les contradictions de cette économie. » Matériaux pour l’économie, 1861-1865, dans Oeuvres, tome ll, Paris, Gallimard, 1968.
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[12]
Au début de 2006, l’administration Bush a sérieusement contemplé la possibilité de tirer des missiles nucléaires dits de « troisième génération » sur l’Iran. On a jugé en fin de compte que le projet était « prématuré » et comportait trop de risques.
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[13]
Pendant la grande crise entre les deux guerres, la bourgeoisie européenne qui craignait Hitler craignait encore plus le mouvement social et l’influence de l’Union soviétique. Les dominants français notamment avaient inventé cette formule : « Plutôt Hitler que le Front populaire. »
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[14]
Daniel Bensaïd (2004). Une lente impatience, Paris, Stock.
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[15]
Chico Witaker (2006). Changer le monde, mode d’emploi, Paris, Éditions L’Atelier.
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[16]
Voir John Holloway (2002). Change the World Without Taking Power, Londres, Pluto Press.
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[17]
Sur l’insurrection népalaise, lire l’analyste indien Siddharth Varadarajan : <svaradarajan.blogspot.com>.