Corps de l’article
« Nous sommes en train de passer de formes de pouvoir autoritaires, hiérarchiques, verticales à des formes négociées, réticulaires, horizontales, consensuelles, plus civilisées, mais plus complexes. »
Ramonet, 2001 : 7-8
« Le fait que la volonté des individus d’être maîtres de leur propre vie se manifeste au même moment, avec la même intensité, conduit à d’importantes frictions sociales […] Comment légiférer si tous revendiquent le droit de le faire ?
La conflictualité est au coeur de l’approfondissement de la démocratie. »
Thuderoz, 2000 : 85
L’inscription de la médiation dans des registres de plus en plus vastes de l’activité humaine, touchant de nombreuses disciplines dans des professions très variées, relèverait-elle de modes de régulation sociale en transformation ? Par le biais de la médiation, définie par le Conseil des ministres européens comme un « processus de création et de réparation du lien social et de règlement des conflits… », renouerait-on avec une vision aristotélicienne de la Cité où la vertu du conflit permettrait que s’expriment la pluralité des points de vue, plutôt qu’il n’engage un passage à l’acte ? Cette vision corroborerait-elle celle de Max Weber pour qui la paix sociale n’est pas l’absence de conflits, mais l’absence de violence ? Cette expansion de la médiation serait-elle simultanément une ressource pour le travail social et une de ses limites ?
Le sens commun envisage souvent la médiation comme un accompagnement particulier d’un processus de négociation. Celle-ci se définit entre autres par une tension entre un « pôle idéal (la “délibération”) marqué par la bonne foi et la rationalité procédurale, et un pôle cynique (le “marchandage”) caractérisé par la défiance et le calcul d’intérêt » (Gérard, Ost et Van de Kerchove, 1996). La médiation reprendrait aujourd’hui à son compte l’étymologie originelle de négociation, « nec otium » : « pas le loisir de ne pas », et se l’approprierait en imposant quelques contraintes structurelles à la régulation du lien social.
À la lumière de la richesse des débats initiés, des propositions faites, des analyses présentées et des positions adoptées dans et par ce dossier thématique, il est avisé d’avoir inclus dans le titre un pluriel à « médiation ».
Nous pourrions le comprendre comme le reflet de la complexité embrassée dans une polysémie composée d’agrégats de pratiques, de techniques, de modèles, de concepts, de paradigmes… Il est frappant de voir combien le libellé « médiation » est facilement utilisé, pour peu que soit touchée l’étymologie de « mesos » ou « médius » : le recours au terme « médiation » est fréquent dès que l’on cherche à aborder une action, une posture, qui engage le fait d’être au « milieu », d’être « intermédiaire », voire d’être un « moyen » ou un « support ».
Comment remettre un peu d’ordre afin que le sens de ce mot ne se dilue pas trop dans le bruit de son usage devenu commun ?
Après une bonne trentaine d’années de réémergence de la médiation dans la civilisation occidentale, il nous a paru utile de contribuer par ce dossier thématique à en tirer quelques lignes de force, à brosser l’articulation entre les différents registres touchés.
À cet effet, peut-être aurions-nous dû inscrire « question » au pluriel aussi !
D’emblée, nous avons été confrontés à des choix. À la suite de l’appel à contribution, cinq grandes catégories de réponses issues de champs professionnels très différents nous sont parvenues, mobilisant le mot « médiation » pour nommer :
une approche dans un champ professionnel particulier ;
un support/un média (médiation artistique, outils de médiation, médiation par le film) où le tiers est un objet et où, si intervenant il y a, il accompagne le processus par son altérité ;
un processus de socialisation et d’accès à la culture où l’intervenant, par sa posture et son savoir expert, se définit plutôt comme un troisième qu’un tiers en remplissant une fonction de passeur, de facilitateur ;
une posture et des préceptes particuliers inspirant une pratique où le tiers, bien qu’incarné, est parfois un peu flou ;
un processus de régulation sociale où le tiers, issu d’un dispositif, est une fonction incarnée.
Toutes les propositions d’articles que nous avons reçues se revendiquent, légitimement, de la médiation au bénéfice du développement d’un lien social, dans une perspective démocratique, tout au moins démocratisante, soutenant la participation et le développement des capacités des acteurs, individuels et collectifs, dans une orientation pragmatique organisée par des principes déontologiques.
En lien avec la ligne éditoriale de la revue, nous avons décidé de réduire un peu le champ, malgré l’intérêt des débats ainsi suscités. Nous avons sélectionné les articles répondant aux définitions de « médiations » ayant trait à l’intervention sociale de manière suffisamment directe, ainsi qu’à celles qui rendent visible la médiation comme un dispositif ou qui transfèrent à une pratique sociale des préceptes et une posture médiative. Cette option permet d’établir un dialogue entre pratiques et analyses, dispositifs et déontologie, et d’incarner la fonction médiatrice ou médiative en un acteur.
Par ces choix se dégagent deux visions complémentaires de « médiations » que vous pourrez retrouver tout au long de ce dossier. La première décline la médiation comme mise en oeuvre dans sa dimension fonctionnelle ou instrumentale avec comme cible des différends[1] qui seraient à prévenir ou à traiter. Elle est liée à un dispositif identifiable, nécessaire pour répondre en termes de régulation à une situation de tension entre acteurs nourrissant le même différend. C’est par cette acception de pratique de médiation que, dans la plupart des cas, la médiation est d’abord mobilisée. Cette approche ne suffit pourtant pas en soi à expliquer pour quoi et pourquoi, de nos jours et dans nos sociétés, s’installent des modes de régulations nécessitant de manière plus conséquente la négociation et, par extension, la médiation.
La seconde considère la médiation comme une pratique générique du lien social, même lorsqu’il est distendu et à restaurer, avec comme cible les « différences[2] » qui sont à l’origine de toute construction sociale. Jean-François Six (1990) nommerait ce versant « médiations créatrices ou réparatrices », par opposition à ce qu’il a nommé « médiations préventives ou curatives », d’un maillage social à susciter ou à améliorer. Des transformations récentes et majeures se sont opérées dans la manière dont la norme est produite et dont les acteurs y contribuent et se l’approprient. Les acteurs sont ainsi mobilisés eux-mêmes pour pallier, dans leurs relations et dans leurs liens à l’environnement, un déficit de sens et de normes partagés, déficit qui nourrit la tension. Cette dimension concernera tout particulièrement les intervenants sociaux dans le transfert qu’ils peuvent faire de préceptes d’une « pratique de médiation à leurs pratiques médiatrices » (I. Chouinard, Y. Couturier et Y. Lenoir), incluant la nécessaire tiercéité qui différencie la médiation d’autres modes de régulation.
Pour entrer plus avant dans ce dossier thématique, nous allons aborder les questions génériques et des enjeux qui traversent ce champ qui sont apparus de manière récurrente dans les articles qui suivent et qui ont été éprouvés dans les pratiques sur lesquelles ils reposent. Ces enjeux touchent plus particulièrement aux dispositifs de production de normes et leur transformation au gré de changements de la modernité[3] elle-même. Ils touchent également aux rapports circulaires que ces normes entretiennent avec le conflit et la négociation dans les relations sociales. Par circulaire, il faut entendre l’impact des normes sur le lien social et réciproquement. À partir de là, nous traiterons des places de pouvoir et de la nécessaire interdépendance qui régit les interactions entre protagonistes, de ce qui se joue entre eux et le dispositif de médiation, ainsi qu’entre ce dernier et les processus de régulation sociale. Nous nous arrêterons à la place particulière de l’intervenant, aux compétences qu’il doit maîtriser, aux caractéristiques d’une posture médiative et à ce que ces particularités impliquent en termes de représentations renouvelées de la déontologie. Nous pourrons alors envisager l’impact possible des médiations sur la participation citoyenne et l’émancipation des acteurs en présence.
Ce dossier sur les médiations ne prétend pas à l’exhaustivité devant l’ampleur et la complexité des pratiques actuelles et émergentes. Divers points de vue y sont présentés autant d’ordre théorique que pratique afin d’alimenter la réflexion dans ce champ en évolution.
Isabelle Chouinard, Yves Couturier et Yves Lenoir examinent les pratiques du travail social sous l’angle de la médiation en dégageant deux conceptions campées au centre du processus d’intervention sociale.
Élise Lemercier scrute la médiation interculturelle en France, à partir d’une démarche constructiviste, en établissant que les rapports entre les migrants et les institutions renvoient principalement à un acte politique.
Jean-François René et Isabelle Laurin analysent la position du chercheur quand ce dernier est confronté au pouvoir et à la volonté de transmettre la parole de personnes défavorisées à des institutions.
Benoît Gauthier pose un regard critique sur la pratique de médiation pénale au sein du système de justice pour mineurs au Québec. Bien que cette voie soit prometteuse, elle demeure sous-utilisée, ce qui conduit l’auteur à dégager certains enjeux et perspectives pour en favoriser le développement.
Mylène Jaccoud met en évidence deux ancrages de la médiation sociale au Québec. L’un analyse la mobilisation des organismes de justice alternative du Québec et l’autre s’appuie sur les politiques urbaines de la Ville de Montréal.
Barbara Lucas traite du défi que pose la médiation en milieu de santé auprès de personnes dépendantes à partir de cas extrêmes comme ceux reliés à la maladie d’Alzheimer.
« La médiation comme symptôme et comme remède » (de Munck, 1998 : 17)
Pour comprendre la réémergence de la médiation en Occident dans une perspective sociohistorique, que nous ferons naître après la Deuxième Guerre mondiale, Jean de Munck nous dit qu’elle apparaît simultanément comme un symptôme dans l’organisation sociale et comme une manière d’y remédier. Il décrit les dispositifs de production de normes comme passant d’une rationalité plus formellement légaliste à une rationalité qui renforce les aspects négociés, produisant une « transformation profonde du rapport à la norme dans tous les champs de la vie sociale » impliquant des « changements dans le mode de tissage normatif aux autres et à nous-mêmes » (de Munck, 1997 : 26-27). Analysons cette dynamique en l’envisageant entre autres comme rétroaction. Elle viserait à coconstruire du sens partagé et ainsi à maintenir le bien commun face à la dérégulation du politique dans une vision libérale ou encore face aux tentatives technocratiques de procéduralisation de la production, du politique et des rapports sociaux.
Pour aborder la complexité croissante qui caractérise l’époque et compenser l’effondrement des grands dogmes qui ont longtemps fait office de repères collectifs, les règles régissant le vivre-ensemble ne peuvent plus seulement être produites en amont, a priori. La pluralité des repères normatifs et la pression exercée sur les acteurs pour qu’ils soient responsables d’eux-mêmes jusqu’à la « fatigue d’être soi » (Ehrenberg, 2002) créent la nécessité de se doter d’espaces et de modalités pour conflictualiser et négocier les interactions in situ. La médiation permettrait par le dispositif lui-même et par les compétences et la tiercéité de l’intervenant d’accompagner dans ce processus de négociation les acteurs qui n’auraient pas abouti entre eux à s’accorder sur des issues acceptables aux tensions qui les relient, qu’ils soient individus ou collectifs, communautés ou instances, institutions ou autorités.
« Avons-nous encore besoin d’un tiers ? » (Lebrun et Volckrick, 2005)
Si « conflits et négociations sont issus d’un même rapport social » (Thuderoz, 2000), la posture de l’intervenant social ou du médiateur comme tiers remplit une fonction déterminante, et ce, d’autant plus que cette tiercéité découle du dispositif qui légitime son intervention. Il s’agit d’introduire ou de réintroduire « ce qui fait tiers » (Volckrick, 2007 : 76), au-delà de ce que le sens commun dit d’une tierce personne, qui « pourrait avoir une existence distincte de toute personne qui […] le représente. […] Le concept de tiers implique une dimension […] d’extériorité. Il représente un élément essentiel à la fois à la structuration du sujet humain et au maintien du lien social » (Volckrick, 2007 : 77). Se dessine ainsi par cette définition du tiers comme référence symbolique, structurante et organisatrice de la régulation sociale, la nécessité pour les acteurs de construire un rapport d’interdépendance. Pour ce faire, dans une perspective démocratique renonçant aux rapports de domination, il leur faudra mettre en relation dialectique les accords et les désaccords avec des normes préexistantes, ainsi qu’avec celles qui restent à négocier dans la situation, et cela, pour pouvoir réguler la tension. La posture médiative, ou celle du médiateur, s’activera alors dans sa capacité en situation tout autant à valoriser ces tensions qu’à créer un contexte dans lequel pourront être négociées des modalités acceptables tant pour l’intersubjectivité des protagonistes et de lui-même que pour leur impact sur l’environnement.
« À l’ombre du bien public » (de munck, 1998 : 21)
Ces tensions ne pourront pas être abordées par l’intervenant seulement en termes fonctionnalistes ou instrumentaux, au seul niveau d’une relation facilitante particulière ou d’un dispositif de médiation. Ces tensions sont à comprendre et à déployer aussi dans leurs dimensions macrosociales de régulation, d’intégration, de transformation de l’institué et de développement des capacités d’autorégulation des acteurs. Ces tensions ne peuvent en soi s’analyser et se transformer dans une stricte régulation locale des rapports sociaux, dans l’intimité d’une vision strictement privée du droit, mais se doivent, par la place même que l’intervenant ou le médiateur occupe, de croître à « l’ombre du bien public ». Le processus de médiation se retrouve ainsi à l’articulation du particulier et du général (E. Lemercier, J.-F. René), régénérant le tissu social là où des tensions trop fortes l’altéraient.
Interdépendance et impouvoir
C’est probablement par ce processus articulé entre la dimension locale de la tension ou du conflit et sa localisation dans le lien social et normatif plus global que chacun pourra se vivre comme acteur, partie au conflit et partie du monde. Toute-puissance et toute-impuissance seront de fait limitées par l’acceptation suffisamment volontaire des parties à s’engager dans un processus de médiation. Chacun des acteurs est alors contraint de faire des choix et éventuellement de coopérer en exerçant le pouvoir partiel, l’impouvoir dirait Meirieu (2003 : 2), qui lui incombe dans son interdépendance à l’autre et à leur environnement.
Mettre en acte par le dispositif et l’intervention en médiation quelque chose de l’ordre de « soi-même, comme un Autre […] dans des institutions justes », pour paraphraser Ricoeur (1990 ; 1991) et articuler ainsi unicité, altérité et tiercéité, permet dans une perspective démocratique de limiter l’exercice du pouvoir à l’exercice de l’interdépendance. S’émanciper ne peut dès lors qu’être un verbe d’action réflexif en situation et s’inscrire dans une définition de l’autonomie proche de son étymologie : la capacité à pouvoir soi-même (auto) construire et recevoir de la norme (nomos) en adéquation avec son environnement dans lequel s’inscrivent aussi bien l’Autre que les institutions.
Le pouvoir tout aussi partiel du médiateur ou de l’intervenant s’inscrit dans les limites du mandat que lui donne le dispositif à partir duquel il déploie ses compétences et qui constitue le système d’intervention où médiateur et « médieurs » (Guillaume-Hofnung, 2007 : 4 ; Six ; 1995) se rencontrent. Son action s’attachera principalement aux processus de coconstruction de règles sensées et à la manière dont les parties produisent accords et désaccords entre elles, ainsi que sur la manière d’interpréter les variables de l’environnement, du fait de leur expertise de la situation.
Nous verrons, à travers la plupart des articles, comment au fur et à mesure du développement des projets, l’intervenant social se charge d’articuler les différents registres évoqués pour inscrire la médiation dans une qualification au coeur du lien social.
La place du médiateur et sa déontologie
Les pratiques exposées et analysées dans ce dossier montrent clairement combien l’intervenant doit se charger de réguler son intervention, elle aussi en situation. Il mobilise sa créativité et sa déontologie pour faire raisonner les ressources et les limites des acteurs et celles de leur environnement. Les problématiques et les innovations qu’il rencontre ce faisant seront restituées au tissu social et normatif plus global par l’appropriation que les acteurs font de leurs différends et de leurs différences négociés et articulés qui affectaient le bien commun là où ils se sont produits. Infléchissant de ce fait la manière dont la régulation sociale s’opère, la médiation en devient « sociale ». C’est évidemment en appui à d’autres modes d’intervention ou dispositifs, d’autres modes de régulation sociale, que l’intervention médiative contribue à l’équilibration globale. Elle ne saurait en soi être une panacée, ne couvrant que ce qui peut être élaboré, mis en oeuvre par le langage dans un dispositif limité. Nous verrons à travers les articles que ces limites peuvent néanmoins inclure des parties particulièrement précarisées (B. Lucas) ou largement marginalisées du fait de transgressions pénales (B. Gauthier) par exemple.
Les règles déontologiques du médiateur elles-mêmes s’ajustent par la mise en tension des nécessités de la situation avec les principes déontologiques transversaux qui régissent son action et qui touchent à la neutralité, à la multipartialité, à l’indépendance, à la confidentialité, au volontariat, à la diligence, etc. La réflexivité de l’intervenant devient alors prépondérante pour créer un contexte dans lequel une délibération pourra se développer pour inscrire une éthique appliquée mobilisant les principes déontologiques comme guides de l’action plutôt que seulement comme principes ex ante surplombant le réel.
« Si l’action en situation s’évalue à la lumière des valeurs visées, aucune d’entre elles n’a de préséance absolue. La délibération éthique ne porte pas uniquement à établir si l’action envisagée dans une situation permet d’atteindre la valeur visée, mais elle doit aussi justifier le choix de la valeur visée parmi d’autres possibles dans la situation » (Legault, 2003 : 169).
Les valeurs visées et leur justification dans le processus de médiation seront ainsi inspirées de fait dans les limites d’une axiologie participative, démocratique, normative et émancipatoire. Cette contrainte structurelle, bien moins qu’une quelconque utopie, est nécessaire à la constitution de conditions initiales pour intégrer les changements dans la modernité dont nous parlions et faire une place complémentaire, dans le réel, à l’impouvoir de chacun.
Articulant finalités individuelles et collectives aux économies individuelles et collectives, c’est à partir d’une place de confrontation et de soutien que l’intervenant pourra créer ce contexte de délibération suffisamment ajusté et sécurisé dans lequel les parties pourront coconstruire une issue suffisamment acceptable à leurs tensions. Ainsi, le médiateur s’attachera plutôt à « processualiser », c’est-à-dire à s’occuper plus particulièrement des procédures de construction de sens commun ainsi que du cheminement suivi à l’aune de ses guides d’actions accordés avec les protagonistes, qu’à strictement « substantialiser » les rapports sociaux, c’est-à-dire à s’attacher strictement aux contenus. Ainsi, une esthétique relationnelle d’interdépendance, s’apparentant à une logique de la dignité plutôt qu’à une logique de l’honneur (Duss von Werdt, 1999), prémunirait le tissu social d’atteintes issues de rapports de domination et de l’aliénation qu’ils engendrent.
Les champs de la médiation et les compétences en médiation
De multiples qualificatifs s’associent au libellé « médiations » dans ce dossier. La plupart du temps, ils définissent le champ institutionnel ou interactionnel dans lequel elles se déploient. Pénale, citoyenne, interculturelle, sociale, familiale, chacun de ces adjectifs définit un champ particulier et démontre surtout la relativité de ce qui caractérise la médiation dans son usage commun, entre constance et variabilité. Cette manière de catégoriser n’éclaircit pas pour autant suffisamment la définition, une situation pouvant par exemple émarger à plusieurs champs. Fathi Ben Mrad (1998), que plusieurs auteurs mobilisent, propose plutôt de s’attacher aux compétences du médiateur pour délimiter des modalités d’intervention. Cette approche permet peut-être de discriminer un peu mieux ce qui appartient de manière transverse aux finalités du processus de médiation. La vertu de cette catégorisation partant des compétences du médiateur permet de qualifier des approches différenciées et complémentaires répondant à des besoins dans leurs diversités.
Cette approche questionne la nécessité de la formation à la médiation et de sa professionnalisation (M. Jaccoud). Bien qu’elle apparaisse en filigrane dans les articles, cette question reste un enjeu important sur les terrains. L’enjeu touche à la qualité des services offerts aux citoyens, lorsque la médiation est tiraillée entre logiques de marché et développement exigeant de référentiels de compétences. Cette question est aussi d’importance pour comprendre les tensions qui peuvent exister entre les ressources communautaires à partir desquelles ont émergé historiquement la formation à la médiation et la reconnaissance académique qui tend actuellement à faire étalon. L’enjeu se voit renforcé tant par les standards qui tendent à rallonger les temps de formation et à en augmenter les coûts que par l’inscription de la médiation dans les programmes d’enseignement de nombreuses disciplines et professions.
Ce champ de tension n’est pas sans affecter les discours sur la médiation et ne manque pas de nourrir des rapports parfois cinglants entre médiateurs, particulièrement ceux qui imagineraient qu’à force d’être confrontés au conflit, ils en seraient épargnés.
En quoi la médiation, au-delà d’une simple technique, relèverait-elle d’un changement dans la modernité ? En quoi les dispositifs de médiation transformeraient les acteurs, leur vision de leur propre place, de celle de l’autre et du monde ? En quoi la médiation serait un point nodal entre appropriation et régulation très locale d’un différend et localisation de cette différence dans des processus de régulation du tissu social et normatif plus global ? Quels attributs particuliers porteraient la médiation à créer ou à restaurer le lien social ? En défendant quelles valeurs pour quel vivre-ensemble ? Autant de questions que nous vous invitons à faire vivre lors de la lecture de ce dossier afin de mieux appréhender cette approche résurgente des tensions, des conflits et du lien social. Deviendrait-elle un facteur déterminant de l’époque par lequel se manifesteraient les vertus de la participation, de l’émancipation et du développement citoyen des populations que le travail social prend en compte ?
Parties annexes
Notices biographiques
Alexandre Balmer est professeur, chargé d’enseignement à la Haute école spécialisée de Suisse occidentale (HES-SO) et à la Haute école en travail social (HETS) de Genève, Suisse. Titulaire d’un master européen en médiation, diplômé en travail social, en approche systémique et en gestion, il a dirigé pendant plus de quinze ans des institutions spécialisées pour adultes et pour adolescents à Genève. Responsable du diplôme en études appliquées à la HES-SO en médiation et coresponsable du Réseau local de compétences (HETS) « Socialisation des mineurs », il intervient comme médiateur auprès des familles et auprès de mineurs en conflit avec la loi et comme superviseur dans des équipes de travailleurs sociaux en France et en Suisse romande.
Jacques Hébert est professeur à l’École de travail social de l’Université du Québec à Montréal depuis 1989. Il possède un doctorat en service social de l’Université de Montréal. Ses champs de recherche touchent principalement la prévention de la violence et la promotion de la paix. Il a été formateur en médiation communautaire auprès d’intervenants sociaux. Il est président du conseil d’administration du Centre de formation sociale Marie-Gérin-Lajoie, organisme communautaire qui voit à la promotion de la justice sociale et de la paix par la formation et l’accompagnement à la prévention et la résolution des conflits. Il mène depuis plusieurs années des recherches-actions qui utilisent les arts martiaux comme agents de médiation dans les relations interpersonnelles. Ses expériences d’intervenant pendant dix ans l’ont conduit à recourir à la médiation entre populations marginalisées et institutions.
Notes
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[1]
La différenciation entre médiation de différences et médiation de différends est empruntée à M. Guillaume-Hofnung (1995 : 72-73).
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[2]
Voir la note de bas de page 1.
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[3]
La modernité est prise ici comme notion, pas comme concept. Elle en englobe d’autres de manière générique, telles que hypermodernité, postmodernité, modernité postindustrielle. Il s’agit de délimiter les transformations récentes à l’échelle d’un petit siècle, en abordant dans une perspective sociohistorique ce qui aurait favorisé la réémergence de la médiation. Nous ne débattrons pas ici des qualifications à lui donner.
Bibliographie
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