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Introduction

L’adoption de dispositifs participatifs au coeur du processus de la décision publique est l’un des changements déterminants de l’administration publique des vingt dernières années[1]. On pense notamment à la planification d’audiences publiques, de conseils de quartier, de budgets participatifs, d’assemblées citoyennes, de conférences de consensus, de commissions thématiques permanentes ou ad hoc, etc. (Breux, Bherer et Collin, 2004). Cette forme avancée d’institutionnalisation de la participation est le résultat du renouvellement des revendications des mouvements sociaux et des groupes. En exigeant l’ouverture du système politique, ces derniers cherchent la reconnaissance de l’apport direct des citoyens aux politiques publiques. On espère de la sorte que l’introduction de la démocratie participative amène un contexte renouvelé de l’action publique : de nouveaux acteurs de la société civile se distinguent, et de là, de nouveaux enjeux sociaux, principalement environnementaux et identitaires, émergent.

Cela constitue un précédent dans l’histoire des revendications pour la démocratisation des régimes politiques, depuis les débuts de la démocratie moderne (Ibarra, 2003). Jusqu’à tout récemment, les luttes démocratiques empruntaient un registre contestataire et radical, ce qui a amené les spécialistes des mouvements sociaux à qualifier les relations entre la société civile et l’État d’essentiellement conflictuelles. Or, les dispositifs participatifs seraient révélateurs d’une pacification de ces relations, car ils témoigneraient d’une ouverture officielle aux groupes, que les termes de « gouvernance », de « partenariat », de « concertation », etc., tentent d’illustrer (Hamel, 1991 : 118). Les groupes ne sont plus seulement des acteurs extérieurs à la décision publique dont les actions se déploient sous le mode de la contestation. Ils « co-produisent officiellement l’action publique » grâce à leur participation aux processus participatifs. Ainsi, la participation des nouveaux mouvements sociaux aux dispositifs participatifs relativiserait la pertinence de l’opposition entre société civile et État (Neveu, 1996 : 108). Cette hypothèse serait renforcée par une proposition complémentaire : les dispositifs participatifs favorisent le développement d’un quatrième pouvoir embryonnaire, « […] celui des citoyens lorsqu’ils participent à la prise de décision […] plutôt que de s’en remettre à des représentants classiques » (Bacqué, Rey et Sintomer, 2005 : 37).

En raison de la contribution des groupes à l’institutionnalisation de la participation, on pourrait croire que les dispositifs participatifs leur accordent une place privilégiée. Or rien n’est moins sûr, car si la participation institutionnalisée autorise de nouveaux types d’acteurs, ce privilège ne s’étend pas à tous de façon indifférenciée. Cela dépend de la forme de légitimation attribuée aux dispositifs participatifs ; ces derniers octroient de la légitimité aux décisions des gouvernants qui apparaissent dès lors convenables. Mais bien avant cette finalité, la façon d’organiser le cadre participatif indique qui sont les acteurs qui peuvent à bon droit s’exprimer. C’est ce que nous appelons la qualification citoyenne, entendue comme le processus d’attribution d’une représentativité reconnue comme juste et légitime à un ensemble de citoyens (individuels ou collectifs) désireux de s’exprimer. Le terme de « qualification citoyenne » est préféré à « représentativité », car il souligne les effets symboliques et performatifs qu’a la participation institutionnalisée sur la valorisation d’un mode ou l’autre d’exercice de la citoyenneté[2].

En expliquant quels sont les modes de construction de la qualification citoyenne, cet article a pour objectif de démontrer que si les instances participatives « pacifient » les rapports entre les groupes et l’État, la reconnaissance des groupes et de l’action collective demeure malgré tout l’un des enjeux fondamentaux de ces processus décisionnels émergents. Ces derniers se caractérisent par une tension fondamentale entre la participation individuelle et la participation collective qui découle d’une double méfiance : celle des autorités à l’égard de la représentativité des citoyens mobilisés et celle des groupes organisés face à toute récupération politique.

Pour amorcer cette discussion[3], deux méthodes sont employées. La première partie se penche sur les écrits consacrés à la qualification citoyenne et s’intéresse spécifiquement à la place des citoyens collectifs dans les nouvelles instances participatives. Après cette réflexion plus théorique, nous examinerons le cas des conseils de quartier mis en place à Québec depuis plus de dix ans. L’expérience de Québec est un exemple particulièrement pertinent de la façon dont se construit la qualification citoyenne au moment de la mise en place d’un dispositif participatif. Nous verrons que si les autorités municipales sont ambivalentes à propos des groupes, ces derniers le leur rendent bien. Cela démontre combien l’évacuation des groupes des dispositifs participatifs est le fruit d’une ambiguïté historique entre deux forces politiques du champ politique.

Autoriser, légitimer, reconnaître : les formes de la qualification citoyenne

Les processus participatifs encouragent-ils l’action collective ? Une analyse des formes de la qualification citoyenne révèle les multiples façons d’ouvrir le système politique aux citoyens, sans toutefois que les groupes soient reconnus. À partir d’une étude comparative des dispositifs participatifs en Occident et dans certains pays en voie de développement, Bacqué, Rey et Sintomer distinguent cinq types de représentation citoyenne (2005 : 17-24 ; voir aussi Koehl et Sintomer, 2002).

  1. La représentation des secteurs de la population

    Cette forme de représentativité s’inscrit tout d’abord dans le développement de l’État social axé sur la centralité du rapport travail-capital. Désigné sous le nom de « néocorporatisme », ce principe de représentation de la société civile réunit les représentants des travailleurs et du patronat autour de tables de concertation animées par l’État. Avec l’émergence d’une société postmatérialiste, cette forme classique a fait place à une représentation plus sectorielle de la société (les femmes, les autochtones, les handicapés, etc.), de façon à représenter des « communautés » plus marginalisées dont la représentation demeure déficitaire. Cela prend généralement la forme de quotas ou de sièges réservés à certains secteurs de la société : des individus représentent non pas une organisation mais bien une subdivision identitaire de la population. Les citoyens peuvent être des individus ou des délégués d’un groupe se réclamant d’un des secteurs désignés de la population.

  2. Les citoyens organisés

    Les participants aux dispositifs participatifs sont sélectionnés en fonction de leur degré d’organisation. Certains regroupements sont privilégiés si leurs activités concernent les questions abordées lors du processus participatif. Dans un tel cadre, les autorités se limitent à enregistrer la présence des groupes. Cela n’exclut toutefois pas que certains groupes soient plus « méritants » que d’autres, particulièrement si les gouvernants cherchent à limiter le nombre de groupes à être entendus.

  3. Les citoyens mobilisés

    Les dispositifs participatifs reconnaissent la participation des citoyens mobilisés en général, sans faire de leur organisation une condition sine qua non. Si les groupes ne sont pas rejetés d’emblée dans cette deuxième forme de représentativité, ils ne disposent d’aucun statut explicite. C’est un mode de qualification citoyenne très généralisé, qu’on retrouve par exemple dans les assemblées de quartier, comme celles du budget participatif de Porto Alegre, ou dans les audiences publiques. Les citoyens intéressés sont tout simplement conviés à des rencontres. Cela peut comprendre la délégation de représentants par l’assemblée générale, comme c’est le cas dans certains conseils de quartier et des budgets participatifs.

  4. L’ensemble des citoyens

    Les dispositifs participatifs s’adressent à l’ensemble des citoyens, à travers des outils semblables à ceux des élections. Les meilleurs exemples demeurent le référendum et l’initiative populaire. Cette méthode a l’avantage de ne pas s’appuyer strictement sur une minorité particulièrement mobilisée.

  5. Un échantillon représentatif des citoyens

    La qualification citoyenne des dispositifs participatifs est construite à partir du tirage au sort d’un échantillon représentatif des citoyens. Cette technique peut sembler étonnante, bien que les origines démocratiques du tirage au sort soient anciennes puisqu’elles remontent à la démocratie athénienne (Manin, 1995). Si à l’époque le tirage au sort s’appuyait sur un principe d’égalité selon lequel chacun devait être tour à tour gouvernant et gouverné, le recours à cette technique aujourd’hui a des justifications statistiques. On espère de la sorte que le panel de citoyens individuels tirés au sort ait de fortes probabilités statistiques de décider comme le ferait la population si elle était réunie. Il s’agit donc d’un rapprochement entre le profil socioéconomique et les préférences individuelles. En outre, on fait aussi le pari que le tirage au sort permettra la participation de citoyens qui n’ont pas exprimé leur volonté de participer, mais qui répondront favorablement à une candidature sollicitée. Ces citoyens passifs deviendront dès lors des participants actifs.

Un même dispositif peut comprendre plusieurs types de qualification citoyenne, soit parce que les autorités ont choisi de juxtaposer les collégialités, soit parce que la désignation d’un représentant citoyen comprend plusieurs étapes. Par exemple, les jurys de citoyens à Berlin (Koehl et Sintomer, 2002), ou les conseils de quartier de Paris (Blondiaux et Levêque, 1999), reposent sur plusieurs collèges de citoyens : un collège associatif, un collège tiré au sort et, dans le cas parisien, également un collège de participants nommés par les partis, en fonction de leur poids politique au conseil d’arrondissement. L’objectif est alors de combiner les avantages respectifs de chacune des méthodes de représentativité selon une approche complémentaire de la qualification citoyenne. Toutefois, la présence de plusieurs formes de représentativité dans un même dispositif n’est pas sans poser problème, car ces dernières font bien souvent appel à des dynamiques différentes, voire contradictoires (Koehl et Sintomer, 2002 : 68), comme c’est le cas lorsqu’on met côte à côte dans un même dispositif des groupes et des individus (Blondiaux et Levêque, 1999).

Un même participant peut également revêtir deux chapeaux pour obtenir sa qualification. Par exemple, des citoyens se portent volontaires pour participer à des conférences de consensus (aussi appelées conférence citoyenne ou assemblée citoyenne) et les noms des participants sont tirés au sort parmi cette liste (troisième et cinquième procédés). On peut même y ajouter une méthode inspirée de la première forme en imposant des quotas, comme l’a récemment fait le gouvernement québécois avec les forums régionaux où des critères d’âge et de sexe étaient définis.

Au total, la représentativité collective est faiblement reconnue par rapport à la forme individuelle. Dans les cinq formes, l’individu est valorisé alors que le groupe est présent seulement dans la deuxième méthodologie. Par extension, la représentation des secteurs de la population et des citoyens mobilisés comprend des éléments collectifs sans toutefois que l’action organisée soit explicitement reconnue. Dans la première méthodologie, même si certains secteurs de la société sont valorisés (comme dans la pratique des quotas), l’action collective ne l’est pas nécessairement. Un citoyen est autorisé à participer en raison de son profil, sans pour autant s’exprimer au nom d’un groupe réputé représentatif d’une partie de l’opinion citoyenne. Dans la troisième méthodologie, les groupes sont mis en concurrence avec les individus.

Par ailleurs, on peut se demander si la remise en cause de l’action collective se perçoit dans la recherche de nouvelles formes de qualification citoyenne dans les expériences de participation institutionnalisée, notamment avec la pratique du tirage au sort. Cette dernière peut en effet servir à disqualifier les groupes au profit des citoyens individuels (Koehl et Sintomer, 2002 : 75). Dans le secteur scientifique, l’utilisation du tirage au sort vise à reconnaître l’expertise citoyenne à travers la constitution d’un panel de citoyens qui se pose en expert du « quotidien » devant des spécialistes, ou encore, dans les expériences de développement social urbain comme les jurys de citoyens berlinois, à convier des catégories de citoyens qui participent habituellement très peu (les femmes, les chômeurs, les jeunes, etc.). Dans ces deux cas, on recherche de nouvelles méthodes de qualification citoyenne dans le but d’améliorer la participation de citoyens généralement peu participants. A contrario, dans les forums régionaux organisés par le gouvernement québécois au printemps et à l’automne 2004, le choix du tirage au sort reposait avant tout sur une conception dévalorisante du rôle des groupes dans le processus démocratique (Boismenu, Dufour et Saint-Martin, 2004 : 69).

La forte compétition entre les modes de qualification citoyenne et la marginalisation de la représentativité collective illustre combien la représentativité est un problème récurrent de la construction des groupes comme figure légitime de la citoyenneté (Lascoumes, 2001 : 279). Pourtant, en théorie, les groupes sont réputés être représentatifs d’un intérêt collectif, qui va bien au-delà des intérêts de leurs membres. En pratique, leur représentativité est contestée au nom d’une certaine méfiance à l’égard de la distorsion que des intérêts organisés pourraient faire subir à la participation publique (Flanquart et Lafaye, 2001). Le choix d’un mode de qualification citoyenne pour un dispositif participatif est loin d’être anodin, car la participation institutionnalisée conduit potentiellement à une reformulation progressive des cadres d’exercice de la citoyenneté (Jenson et Phillips, 1996).

Or, si le mouvement de méfiance des gouvernants envers les groupes est inquiétant, il faut aussi signaler que les groupes entretiennent à leur tour des craintes à l’égard de toute récupération politique. La participation publique est souvent une procédure démocratique réclamée par les groupes, mais ces derniers ne sont pas disposés à y perdre leur autonomie. Cette méfiance réciproque explique la complexité du bricolage procédural auquel donne lieu la qualification citoyenne, comme nous le verrons maintenant avec une étude empirique des conseils de quartier de Québec.

Les conseils de quartier de la Ville de Québec ou comment fabriquer la qualification citoyenne

Concrètement, comment les dispositifs participatifs institutionnalisent la tension entre représentativités individuelle et collective et, plus généralement, incorporent une forme atténuée de la méfiance réciproque entre les groupes et les autorités ? Le cas de Québec est particulièrement intéressant, car non seulement les autorités municipales ont mis en place des dispositifs participatifs qui sont uniques dans le paysage municipal canadien – autant dans leur fonctionnement que dans leur longévité –, mais ces derniers sont aussi le résultat des luttes citoyennes des années 1960.

Depuis 1990, la Ville de Québec a créé des conseils de quartier qui ont été systématisés lors de l’adoption en 1996 de la Politique-cadre de consultation publique, renouvelée en 2003 dans la nouvelle ville élargie[4]. Les concepteurs de la politique ont prévu la combinaison de cinq mécanismes pour assurer la reconnaissance des conseils de quartier auprès de la population, mais aussi des autorités municipales. Examinons chacune de ces méthodes avant de reprendre la typologie des modes de qualification citoyenne.

  1. La constitution d’une association autonome à titre de conseil de quartier

    La politique de consultation publique prévoit formellement la formation d’associations autonomes qui sont reconnues comme des conseils de quartier. Les conseils de quartier sont en effet des organisations sans but lucratif (OSBL). Plus précisément, ce sont des corporations juridiques autonomes constituées par la Ville de Québec pour mettre en place sa politique de consultation publique. Les conseils de quartier ont donc tout d’abord la légitimité d’un groupe autonome, d’autant plus qu’ils ne sont pas intégrés à la hiérarchie municipale. Leur autonomie juridique est plus que symbolique, car elle permet aux membres des conseils de quartier d’entreprendre des actions et d’aller au-delà du mandat confié par la Ville, comme le ferait un groupe autonome. Si les conseils de quartier ont un rapport privilégié avec les autorités municipales, ils demeurent maîtres de leur programme.

  2. La création d’un bassin élargi d’adhérents à ce type d’association, couplée à une exigence simplifiée d’expression d’une volonté populaire

    Même si les règles de fonctionnement des OSBL sont prévues par la loi les régissant, la politique de consultation publique de Québec ajoute des paramètres pour assurer la légitimité des citoyens qui siègent au conseil de quartier. Les autorités municipales définissent en fait un cadre réglementaire qui désigne quel type d’OSBL elles sont prêtes à reconnaître pour mettre en place leur processus participatif. Tout d’abord, le conseil de quartier est une association qui a pour adhérents d’office l’ensemble des résidants du quartier. Les résidants n’ont pas à concrétiser leur adhésion : le règlement de constitution des conseils de quartier le prévoit expressément. La pratique de la citoyenneté active est du coup moins exigeante. Elle s’exerce plutôt au moment de la formation du conseil de quartier. En effet, pour obtenir la création d’un conseil de quartier, les résidants doivent soumettre une pétition de trois cents signatures de citoyens reconnus électeurs. Le conseil de quartier est donc l’expression d’une volonté populaire, ce qui symboliquement lui confère ses lettres de noblesse citoyenne.

  3. L’élection des dirigeants des conseils de quartier

    L’adhésion expresse permet également de simplifier la procédure d’élection des dirigeants de l’association, car elle garantit un bassin d’électeurs, sans que l’obtention de ce titre d’électeur soit laborieuse. La population de chaque quartier est invitée lors d’une assemblée annuelle à élire les dirigeants de son association, c’est-à-dire les membres du conseil d’administration du conseil de quartier. Élus pour deux ans, les neuf membres de l’exécutif de l’association ont pour mandat d’administrer le conseil de quartier, de répondre aux avis demandés par la Ville et d’entreprendre un ensemble d’actions à définir avec les différents acteurs du quartier (les citoyens, les groupes, les élus et les fonctionnaires). La formule associative est ainsi une façon de substituer à l’élection de représentants politiques prévue dans la sphère de la démocratie représentative une procédure semblable, sans conséquence aussi importante. Les dirigeants de l’association profitent donc symboliquement d’une forme atténuée de la légitimité élective.

  4. Une représentativité paritaire homme-femme

    Toujours dans l’objectif d’assurer la reconnaissance des conseils de quartier, la politique de consultation publique prévoit une quatrième entorse à l’organisation courante des associations. Cette dernière vise à assurer une représentativité descriptive, c’est-à-dire que la composition du conseil de quartier doit être le reflet d’une diversité fondamentale de la société. Les membres sont en effet obligatoirement quatre hommes et quatre femmes. Cette clause est particulièrement intéressante, car la parité homme-femme demeure un instrument politique inusité au Québec.

  5. Le primat de la représentativité individuelle sur la représentativité conférée par l’appartenance à un groupe

    Finalement, les citoyens siègent à titre individuel. Même si les membres peuvent appartenir à d’autres associations et qu’ils en font bénéficier les autres membres par de l’échange d’information et des ententes diverses, ils sont réputés parler en leur nom. Selon les concepteurs, cette disposition évite qu’un membre doive constamment retourner consulter le groupe qui le délègue avant de prendre position. Seul le neuvième membre votant, représentant du milieu des affaires, des institutions ou des organismes communautaires peut se réclamer ouvertement de son groupe d’appartenance, sans toutefois que ce lien soit une condition préalable. L’appartenance au secteur (et non à un groupe formellement constitué) est suffisante.

Au total, si l’approche québécoise permet une forme dérivée de la démocratie des groupes grâce à la formation d’associations autonomes, l’apport démocratique des citoyens déjà organisés n’est pas reconnu. La Ville s’est assurée de « créer » des groupes en formant des conseils de quartier en respect avec la loi encadrant les associations. Le conseil de quartier est déjà un groupe en soi. De facto, sa composition comprend des représentants des citoyens individuels, repoussant ainsi toute collégialité associative. La représentation égale des hommes et des femmes est reconnue, mais sans qu’il y ait possibilité de se réclamer d’un groupe féministe par exemple.

Au regard de la typologie de Bacqué, Rey et Sintomer (2005), les conseils de quartier québécois combinent le premier type (la représentation sectorielle) et le troisième type (les citoyens mobilisés désireux de se présenter) de qualification citoyenne pour établir la composition du conseil d’administration. Le troisième mode est aussi utilisé lors des réunions des adhérents à l’association. Les quatrième (l’ensemble des citoyens) et cinquième (le tirage au sort) types sont exclus de la procédure de légitimation des citoyens engagés dans les conseils de quartier alors que le deuxième (les citoyens organisés), qui concerne directement les groupes, est toléré s’il demeure informel.

Au total, le primat de la représentativité individuelle l’emporte. La savante arcade procédurale témoigne en effet d’une certaine volonté de donner une légitimité aux individus engagés, au détriment des citoyens organisés. Quelles sont les significations de cette primauté individuelle ? La réponse se trouve dans l’histoire paradoxale de l’action politique partisane à Québec. Nous croyons que si les choix institutionnels sont en partie le résultat d’un mouvement d’individuation de la participation au détriment de l’action collective, l’ambivalence des rapports entre les groupes et l’action politique partisane est aussi un facteur explicatif de la mise à distance des groupes. La qualification citoyenne des conseils de quartier de Québec est le résultat de l’héritage historique des relations complexes entre les mouvements sociaux urbains de la capitale et le parti politique au pouvoir depuis 1989, le Rassemblement populaire de Québec.

Les groupes et l’action politique partisane : une méfiance réciproque institutionnalisée dans les dispositifs participatifs ?

Au Canada, si les partis politiques municipaux sont exceptionnels, la législation québécoise adoptée en 1980 permet théoriquement à un mouvement urbain de se constituer relativement facilement en un parti politique. Or, depuis 1980, l’implication partisane des mouvements urbains demeure rarissime. Le Regroupement des citoyens et citoyennes de Montréal (RCM) et le Rassemblement populaire de Québec (RPQ) sont au Québec les deux seuls exemples de partis politiques municipaux formés à la suite de la mobilisation des mouvements urbains. Ces deux partis politiques se sont affichés dès leur création au courant des années 1970 comme des forces de gauche voulant redonner le pouvoir aux citoyens afin qu’ils puissent se réapproprier la ville (Hamel, 1991 : 215). Selon eux, cela passe notamment par la démocratisation du système municipal, dont la création de dispositifs participatifs. Le RCM et le RPQ ont remporté les élections municipales après plus de quinze ans de luttes (respectivement en 1986 et en 1989).

L’histoire des débuts du RPQ est révélatrice des liens difficiles entre mouvements urbains et partis politiques. Le RPQ est le résultat du travail d’intellectuels particulièrement engagés au sein des groupes populaires (EZO-Québec, 1972). Au début des années 1970, la mobilisation est en effet urgente pour contrer les projets radicaux de rénovation urbaine dans les quartiers populaires, réalisés sans tenir compte de l’effet des délogements et des relocalisations sur la population. Si les militants de l’université et des groupes populaires s’entendent sur l’objectif politique, le consensus à propos des modalités de la mobilisation populaire est difficile à obtenir. La volonté des groupes de conserver leur autonomie doublée d’une méfiance envers les partis politiques nuit fortement à l’atteinte de l’objectif des « pères fondateurs » de construire le parti « par le bas ». Cette contradiction marque les débuts du RPQ qui doit à plusieurs occasions repenser l’articulation entre le parti et les comités de citoyens. Deux désaccords fondamentaux traversent les premières réunions :

  1. Voulons-nous former un mouvement politique visant à prendre le pouvoir à long terme ou former un parti visant à prendre le pouvoir à court terme ?

  2. Les comités de citoyens et les groupes syndicaux devraient-ils prendre le leadership de la création de ce parti[5] ?

La réflexion porte particulièrement sur l’opportunité de créer un lien organique entre les comités de citoyens et le nouveau parti. Dans cette optique, le parti s’appuierait sur les comités de citoyens et se développerait géographiquement au fur et à mesure que naîtraient de nouveaux groupes. De cette manière, les groupes pourraient contrôler la nouvelle organisation : « Ainsi, espérait-on éliminer du parti les opportunistes et les carriéristes, mais aussi s’assurer qu’une fois rendu au pouvoir, le parti ne trahirait pas les intérêts de ceux qui l’y avaient porté » (Racicot, 1980 : 131). Finalement, « c’est la réalité qui décide » puisqu’un seul comité de citoyens manifeste une certaine ouverture : le comité de citoyens du quartier Saint-Sauveur (CCQSS). Même si ce dernier refuse la responsabilité de créer le parti, il pose un principe qui devient la nouvelle règle de collaboration entre le futur parti et les groupes de citoyens :

Le CCQSS accepte qu’un groupe de ses membres s’intéresse à la formation d’un parti politique municipal ; encourage « officiellement » ses membres à travailler dans un parti qui défend les intérêts des classes populaires ; pourra fournir une aide aux individus et à ce groupe, ce groupe sera autonome et indépendant du Comité des citoyens.

MAPUQ, cité dans Cantin, 1978

Dès lors, la stratégie de mobilisation change : au lieu de chercher à créer un vaste consensus, des petits groupes d’individus commencent à ébaucher une première pensée politique claire. Il s’agit de donner au mouvement politique un caractère plus palpable qui pourra ainsi contrer la méfiance envers les organisations partisanes. Le travail de recrutement et de réflexion se fait à l’échelle des quartiers grâce à la mise en place de petits comités, les Groupes d’action municipale (GAM), composés des personnes les plus motivées. À partir de cette époque, le mouvement cesse de piétiner. La première assemblée générale des GAM à l’automne 1976 est l’occasion de définir les fondements organisationnels du parti et de fignoler le travail de réflexion entamé depuis plusieurs mois. Le Rassemblement populaire de Québec est lancé publiquement le 31 janvier 1977 avec comme élément fondamental de son programme la création de conseils de quartier. On espère alors que les conseils de quartier deviennent un instrument de transformation du vivre-ensemble au sein des quartiers. Or, si la démocratisation du système municipal est effective une fois le RPQ au pouvoir (Bherer, 2003), les conseils de quartier amènent une réappropriation très limitée par les citoyens de leur devenir. Une des raisons de ce succès restreint provient de l’incapacité des instances à se faire reconnaître par les groupes comme un lieu de transformation sociale incontournable.

Conclusion

Cet examen à la fois théorique et empirique de la qualification citoyenne confirme, nous semble-t-il, l’analyse de Bernard Manin selon laquelle la participation institutionnalisée inclut dans son hypothèse fondatrice une ambivalence, opposant les groupes et les autorités publiques :

On peut sans doute se demander si, en institutionnalisant ces forums, on ne les soumet pas aussi à plus de contrôle, leur faisant perdre ainsi leur vertu transformatrice. À quoi on peut donner deux réponses. D’une part, faire de leur fonction critique ou incontrôlée une valeur en soi conduit à négliger les objectifs d’efficacité et de durabilité. Que toutes les inventions « dégénèrent » en institutions, c’est en un sens une vieille expérience. Mais ce qui peut passer pour affadissement est aussi la condition de la stabilisation. On peut discuter de la manière dont cette institutionnalisation est assurée et certainement limiter le contrôle que les autorités publiques, municipales ou nationales peuvent imposer à ces instances locales. Mais l’idée que l’institutionnalisation, du fait qu’elle crée des statuts contraignants, soit une perte me paraît relever d’une vision unilatérale. On ne peut se satisfaire d’inventions éphémères et fragiles.

Manin, 2001 : 20

L’analyse des formes de la qualification citoyenne, tout comme l’histoire et le fonctionnement des conseils de quartier, démontre en effet comment les dispositifs participatifs sont de nature paradoxale, à la frontière de la société civile et de l’État. Lieu d’expression des citoyens, ils n’en demeurent pas moins contrôlés par les autorités qui peuvent dès lors valoriser une forme ou l’autre de représentativité. Perçus comme des espaces de collaboration, ils sont néanmoins le prolongement de la méfiance réciproque entre les groupes et les autorités.

Pour les groupes, les dispositifs participatifs sont un espace démocratique ambigu. D’une part, ils y obtiennent de la reconnaissance. D’autre part, leur collaboration comporte certains risques, notamment la neutralisation de leurs capacités contestataires (Bacqué et Sintomer, 2001). La perte d’autonomie est en effet une préoccupation constante des groupes, particulièrement prégnante dans un contexte où l’État établit de plus en plus de passerelles avec les groupes, avec la concertation, mais aussi les ententes de partenariat et la délégation de la prestation de services. Ainsi, la participation institutionnalisée amène la confrontation continuelle de deux hypothèses : les dispositifs participatifs ouvrent l’espace démocratique, ou encore, ils favorisent la récupération politique des citoyens organisés.

Les gouvernants, quant à eux, se méfient de tout intermédiaire qui serait un obstacle à la reconstitution du lien social entre les autorités et les citoyens. Dans cette perspective, disqualifier les groupes équivaut à réduire l’action collective à la seule atteinte d’intérêts spécifiques. Cette position est particulièrement inquiétante si elle est généralisée, voire cristallisée, par les institutions participatives. Des observateurs de la scène fédérale ont fait remarquer que plusieurs politiques publiques canadiennes contournent les groupes au profit d’une individualisation de la citoyenneté (Montpetit, sous presse ; Graham et Phillips, 1997). Dans cette nouvelle optique, le citoyen est un consommateur auquel il faut offrir des services publics diversifiés et efficaces. La pratique de la participation institutionnalisée sert dès lors à identifier ses besoins. En fin de compte, la « commercialisation » de l’État aboutit à une vision dépolitisée de la société puisque l’expression de la solidarité sociale et de l’empowerment est évacuée (Pierre, 1995 : 59 ; Graham et Phillips, 1997 : 264). La participation institutionnalisée amène donc bien une qualification citoyenne qui doit être constamment requestionnée, car si l’institutionnalisation permet de transcrire de manière durable les revendications citoyennes, elle peut aussi amener une hiérarchisation tenace entre les « bonnes » et les « mauvaises » formes de citoyenneté. Mais au-delà des dérives excessives d’une individuation de la citoyenneté, la méfiance réciproque entre groupes et autorités demeure en quelque sorte une règle implicite des dispositifs participatifs. Si le risque d’assimilation des mouvements sociaux est bien réel dans les dispositifs de participation, l’hypothèse contraire est tout aussi plausible : les instances participatives peuvent également conduire à une marginalisation progressive des groupes. Un des mérites de la participation institutionnalisée réside justement dans la reconsidération sous un jour nouveau des questions anciennes, comme celles du pouvoir des groupes et des risques de neutralisation par l’État (Bacqué, Rey et Sintomer, 2005 : 38 ; Laforest et Phillips, 2001). À cet égard, l’étude de la qualification citoyenne constitue une première piste.