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Depuis quelques années, nous avons vu se multiplier les programmes cadres (Naître égaux – Grandir en santé (NÉGS), Programme de soutien aux jeunes parents (PSJP), etc.), offerts tant par le ministère de la Santé et des Services sociaux que par les Régies régionales. Pour plusieurs, cela est venu bousculer une intervention basée sur le local et a détourné des énergies vers ces programmes. D’autres, comme nous, y ont vu une occasion de mieux répondre aux besoins d’une partie de leurs concitoyens et concitoyennes demeurés insatisafaits compte tenu de l’absence de concertation entre les différents acteurs du milieu. Comment expliquer ces différentes réactions allant de l’adhésion critique (ou aveugle) à l’aversion ? En quoi la mise sur pied d’une table de concertation intersectorielle est-elle en contradiction avec le rôle d’organisateur communautaire ou avec nos valeurs ? Doit-on parler de contradictions, de défis éthiques, de menaces, de risques ou de circonstances favorables ?

Au CLSC Le Partage des eaux, la réflexion sur les besoins des familles en contexte de pauvreté est en cours depuis 1989. Après avoir longuement réfléchi sur la pauvreté, les intervenantes en périnatalité se sont demandé si nos services répondaient correctement aux besoins des personnes en situation de pauvreté. Certaines étaient d’avis que oui, les autres pensaient que non. Une étude demandée à la Régie régionale, sur l’utilisation de nos services en périnatalité en fonction du critère de la pauvreté a confirmé que les personnes en situation de pauvreté utilisaient moins nos services que les personnes plus fortunées. Nous nous sommes alors demandé comment nous pourrions mieux répondre aux besoins de ces familles. Nous avons alors appris la mise en place du programme NÉGS, par le Département de santé communautaire Maisonneuve-Rosemont, et demandé d’en faire partie. Ce programme ne nous a donc pas été imposé, loin de là, et nous avons même fait des démarches pour y être associés. Ainsi, de 1990 à 1995, nous avons participé à toutes les phases du développement de NÉGS. C’est en 1996 que nous avons mis sur pied la Table d’action intersectorielle avec les partenaires institutionnels et communautaires de notre milieu, et nous travaillons à l’implantation du PSJP depuis septembre 2002. Notre position par rapport à ces programmes est donc plutôt positive même si nous gardons un oeil critique sur tout ce qui pourrait s’imposer à notre milieu plutôt que répondre à ses besoins. Certains pourraient penser que nos trop longues fréquentations avec ce type d’approche ont émoussé notre sens critique et que nous nous sommes peu à peu endormis.

L’intervention précoce et l’organisation communautaire

« Une telle approche est en contradiction avec la tradition communautaire des CLSC qui commande plutôt une démarche “du bas vers le haut” laquelle prend appui sur les forces vives du milieu et sur la volonté des acteurs en présence[1]. » À première vue, nous pourrions penser que l’organisation communautaire ne devrait jouer aucun rôle dans l’implantation de ces programmes qui risquent de dénaturer notre travail. Je suis d’un avis différent. Le cadre de référence de l’organisation communautaire[2] en CLSC adopté en juin 2002 parle des types d’intervention en organisation communautaire. Parmi ceux-ci, il y a l’identification des problématiques du milieu, la sensibilisation et la conscientisation, la concertation et la mobilisation des ressources et l’action politique. Dans notre milieu, ces types d’intervention sont tous utilisés dans l’arrimage des programmes. Nous ne pouvons nous contenter de répondre aux demandes qui proviennent du milieu, même si elles sont très importantes. Les personnes qui se tournent vers le CLSC sont rarement les personnes en situation de pauvreté, celles-ci s’adressant à nous presque exclusivement en situation de crise. Dans une optique de prévention et de promotion de la santé, comment peut-on les rejoindre avant que leur situation s’aggrave et être mieux à même de répondre à leurs besoins ? L’identification des problématiques, la sensibilisation et la conscientisation sont des façons d’y parvenir. La concertation et la mobilisation nous permettent, quant à elles, de sortir d’une intervention qui ne porte que sur une partie des besoins de la famille et de la soutenir dans l’ensemble de sa réalité. Enfin, l’action politique nous permet d’intervenir sur les éléments de la société qui conditionnent la vie de ces personnes (les valeurs sociales, l’économie et les politiques publiques) et s’ajoute au renforcement du potentiel individuel et au développement de communautés plus soutenantes pour elles.

Une question d’approche ?

L’approche préconisée par les programmes NÉGS et PSJP, qui bientôt ne feront qu’un, est l’approche écologique. Cette approche est basée sur l’empowerment qui s’appuie sur la croyance en la compétence des familles à trouver des réponses à leurs propres besoins. Notre rôle devient alors celui d’un accompagnateur qui les aidera à réaliser, à leur rythme, le projet de vie qu’elles se seront donné, pas celui que l’on voudrait bien leur voir adopter. Nous sommes conscients que ce sont des personnes qui ont peu ou pas de pouvoir dans la société, mais elles sont néanmoins des actrices de leur vie et de la société. Nous voulons encourager les démarches quotidiennes qu’elles font pour s’en sortir et faire en sorte qu’elles soient moins dépendantes. Toujours selon l’approche écologique, les services proposés par le programme sont offerts à l’ensemble de la famille, pas seulement aux enfants et aux mères. Nous croyons que les mères et les pères doivent être soutenus dans leur projet de vie où les enfants occupent une place de première importance.

La pauvreté est à nos yeux l’un des principaux déterminants du bien-être et de la santé des enfants et des familles. À cet état de privation constante, qui les oblige à lutter continuellement pour leur survie, s’ajoutent les préjugés et l’exclusion sociale, qui les mettent en situation de stress chronique. Comme le Collectif pour une loi sur l’élimination de la pauvreté, nous croyons que les familles sont « les premières à agir pour transformer leur situation et celles des leurs[3]  ». L’adoption progressive de cette approche, par notre équipe, a entraîné de nombreux changements. Nous avons dû remplacer notre rôle d’intervenant omniscient par celui d’accompagnateur, mettre de côté le projet de vie que l’on avait envisagé pour elles et les accompagner dans celui qu’elles avaient librement choisi, et ce tout en respectant leur rythme. Cela a entraîné des interventions beaucoup plus efficaces. Nous sommes ainsi passés du faire pour au faire avec et tentons de plus en plus de penser, décider et agir avec les familles. De plus, ce changement d’approche a modifié l’ensemble de nos pratiques et tous les gens de notre milieu en bénéficient.

Les objectifs de résultats

Plusieurs ont dénoncé les projets ou programmes dont la mesure du succès se résumait au retour à l’école ou à l’intégration du marché du travail des personnes, quelles que soient leurs conditions de vie. On peut également dénoncer les projets de recherche réalisés trop tôt et qui se terminent par un échec quant à l’atteinte des objectifs. Dans les deux cas, on ne tient pas compte des processus sociaux qui amènent les familles à réaliser leur projet de vie, certaines rapidement, d’autres avec beaucoup plus de difficultés. Pour nous, le premier succès est d’être capable de les rencontrer. Alors qu’en 1989, 43 % des personnes en situation de pauvreté utilisaient nos services périnataux, depuis plusieurs années, près de 100 % des familles en situation de pauvreté et sous-scolarisées acceptent de faire partie du programme. Soulignons ici la précieuse collaboration des cliniques médicales de notre territoire qui transmettent au CLSC les avis de grossesse nous permettant d’offrir le programme aux familles. Leur participation est donc volontaire. Dans la très grande majorité des situations, nous réussissons à créer un solide lien de confiance avec les familles. C’est pour nous un deuxième élément positif du programme. Bien souvent, c’est le CLSC qui met fin au suivi privilégié lorsque la famille n’a plus d’objectifs sur lesquels elle aimerait travailler, à ce stade, les rencontres ressemblent plus à des visites amicales. Enfin, voir des familles réaliser une étape de leur projet de vie, c’est aussi toute une réussite à laquelle nous avons, dans une certaine mesure, peut-être contribué.

L’intervention privilégiée

On dénonce également la panoplie d’intervenants qui rencontrent parfois la famille avec des messages contradictoires. Or les programmes tels NÉGS et PSJP ont précisément pour but d’éviter cette situation. Nous ne croyons pas que cela soit favorable à l’établissement d’un lien de confiance significatif. Ces programmes prônent plutôt la présence d’un intervenant privilégié qui soutiendra la famille dans son projet de vie tout au long de la grossesse et jusqu’à ce que l’enfant aille à l’école, dans le cas du PSJP. Cet intervenant, toujours le même, est en contact avec une équipe interdisciplinaire qui l’aidera à accompagner la famille. Cette équipe est composée d’infirmières, de travailleurs sociaux, de nutritionnistes, d’organisateurs communautaires, de médecins, d’orthophonistes, d’auxiliaires familiales, de psychoéducateurs, etc. (selon les différents territoires) qui avec leurs compétences respectives soutiennent l’intervenant. En outre, nous essayons de faire en sorte que l’intervenant privilégié reste le même d’une grossesse à l’autre. Le recours au signalement demeure exceptionnel ; dans la très grande majorité des familles où il y avait risque de compromission, le soutien fourni par l’intervenant privilégié, la famille, le milieu, etc., a permis à la famille d’assumer son rôle auprès de ses enfants de façon adéquate. Pour nous, le placement est considéré comme une mesure exceptionnelle et l’impossible est tenté pour l’éviter, tout en préservant la sécurité de l’enfant. Nous considérons que notre rôle est de guider la famille dans le développement de ses compétences plutôt que de la punir, ainsi que l’enfant, en cas « d’écarts » de sa part.

Une question de valeurs

L’implantation de ces programmes ou plutôt leur adaptation à nos réalités locales entre-t-elle en contradiction avec les valeurs portées par l’organisation communautaire, soit la solidarité, l’autonomie, le respect, la démocratie et la justice sociale ? Sont-ils sources de défis éthiques ? Ma réponse est que cela dépend. Il y a toujours le risque de marginaliser davantage ces personnes, de les rendre dépendantes plutôt qu’autonomes, de leur manquer de respect en décidant pour elles et en les dépossédant de leur rôle de parent, prétextant le bien-être des enfants. Au nom de la solidarité et de la justice sociale, nous pourrions leur imposer notre façon de voir et gérer leur vie.

Je pense qu’à Rouyn-Noranda nous avons pu utiliser ces programmes pour mieux répondre aux besoins de ces familles tout en restant fidèles aux valeurs de l’organisation communautaire. Ce sont d’abord les valeurs de solidarité et de justice sociale qui nous ont poussés de l’avant. Nous avions constaté que les familles dont les besoins étaient les plus grands et qui avaient peu ou pas de pouvoir étaient celles qui utilisaient le moins nos services en périnatalité. Certains s’opposent au ciblage des personnes, mais nos services supposément universels rejoignaient surtout les familles plus aisées de notre milieu. Nous avons dû, bien à contrecoeur, réduire certains services offerts à l’ensemble de la population pour mieux répondre aux besoins des familles en situation de vulnérabilité. Les ayant mal servies pendant plusieurs années, ce n’est que justice qu’on leur accorde maintenant une attention particulière. Le respect et l’autonomie sont aussi très importants pour nous. Respecter les familles, c’est leur laisser le choix de participer ou non au programme et ce sans pression de notre part. Ç’est croire d’abord en elles et accepter de travailler sur ce qui les préoccupe dans l’ici et maintenant plutôt que de leur imposer nos cibles d’action prioritaires. C’est aussi leur donner les moyens de reprendre du pouvoir sur leur vie et de faire des apprentissages qui leur permettront de régler d’autres situations problématiques au cours de leur vie présente et future. C’est développer nos compétences à développer les leurs. Leur participation réelle dans les différents comités et à la Table intersectorielle et l’orientation qu’elles peuvent donner au plan d’action, c’est une façon d’instaurer une démocratie à notre échelle.

Planning social vs action sociale ou développement local

Le modèle de Rothman est celui qui est généralement utilisé au Québec comme modèle théorique de référence en organisation communautaire. Il comprend trois principales stratégies : l’action sociale, le développement local et le planning social. Il y a de plus en plus de questionnements et de malaises parmi les organisateurs et organisatrices communautaires concernant le planning social. Citons à cet égard le texte de réflexion pour le colloque du RQIIAC en 2004 : « […] ne devons-nous pas nous demander si l’établissement des priorités et le choix des cibles par des experts ne constitue pas une appropriation indue de la responsabilité citoyenne. N’est-ce pas une vue de l’esprit que de croire que la mobilisation d’une population est un ingrédient qu’on peut ajouter à la dernière étape d’un plan d’intervention[4]   ? » Je partage ces réserves, ayant d’ailleurs souvent affirmé que le planning social ne devait pas faire partie de la typologie de l’organisation communautaire. Comment alors expliquer mon implication dans ces programmes que plusieurs citent comme des exemples de planning social ?

Les personnes concernées ne sont pas que des consommatrices mais bien des individus citoyens qui ont peu ou pas de pouvoir sur leur vie et qui sont associés dans toutes les structures en tant qu’expertes des situations vécues et des solutions à y apporter. Elles sont parties prenantes des décisions, de l’application et de l’évaluation des actions menées. Quant à l’empowerment, on cherche non seulement à découvrir leurs besoins et à les renseigner, à leur demande, sur les services disponibles, mais aussi à renforcer les capacités de la communauté et le pouvoir des personnes sur celle-ci. La stratégie de changement porte, quant à elle, sur l’« implication des différentes couches de la population dans la définition et la résolution de leurs problèmes ». La finalité de notre action communautaire vise autant le développement des capacités de la communauté et la concertation que la redistribution du pouvoir.

L’investissement en vaut-il la chandelle ?

Les organismes communautaires sont souvent sollicités par le réseau de la santé et des services sociaux pour collaborer avec lui. Leur insuffisance chronique du financement de base peut les amener à se détourner de leur mission première pour s’investir dans des programmes où des sommes d’argent sont disponibles. Ce risque est aussi présent pour les CLSC, qui peuvent voir dans ces programmes des budgets supplémentaires plutôt qu’une manière de répondre aux besoins d’une partie de la population. Qu’on soit du réseau ou du communautaire, l’argent ne doit pas être la seule motivation à s’engager dans l’action intersectorielle !

Qu’en pensent les familles ? Comme je l’ai mentionné précédemment, près de 100 % des familles acceptent de participer au programme et le taux d’abandon est extrêmement faible. Dans la dernière année, des 18 familles répondant aux critères du PSJP, une seule a refusé le suivi. Durant la recherche sur le programme NÉGS, les familles ont été réparties entre un groupe témoin qui ne recevait que les suppléments alimentaires et un groupe expérimental qui recevait le suivi. La répartition des familles se faisait au hasard. Nous avons recueilli plusieurs témoignages de personnes qui se disaient déçues de ne pas avoir « gagné » le suivi par le CLSC alors que nous pensions que la réaction aurait été l’inverse. À plusieurs occasions, l’intervenante privilégiée a été la première informée d’une nouvelle grossesse. En ce qui concerne l’implication des familles, depuis l’an 2000, deux parents siègent à la Table intersectorielle. Nous aurions souhaité en avoir plus tôt, mais cela n’a pas été possible. Plusieurs autres participent aux différents comités (loisirs, logement, connaissance des services, etc.). Pour plusieurs d’entre elles, cela a commencé en participant à une activité (cabane à sucre, camp familial, etc.) pour ensuite se demander qui l’organisait et enfin vouloir faire partie de l’organisation. Nous croyons que ces exemples d’empowerment sont des raisons suffisantes de maintenir le programme, sans parler des femmes qui ont quitté un conjoint violent ou, à tout le moins, pris des mesures pour se mettre, elles et leurs enfants, en sécurité ; celles qui ont fait des démarches pour régler un problème de dépendance (jeu, drogue, alcool) qu’elles avaient reconnu et, finalement, celles qui sont retournées aux études ou ont intégré le marché du travail.

Les programmes NÉGS et PSJP ont été pour nous l’outil que nous cherchions pour mieux répondre aux besoins des personnes et des familles en situation de vulnérabilité de notre milieu, en concertation avec les organismes de la communauté. Nous vous invitons à regarder si cet outil, bien qu’il ne vienne pas directement de la communauté, pourrait être utile à la vôtre.