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Habituellement en Occident, lorsqu’un poète meurt, le monde entier pleure, salue sa mémoire avec des fleurs en chantant le refrain bien connu quand il est mort le poète... S’agit-il d’un écrivain, en dehors des éloges dithyrambiques des politiciens, comme ce fut le cas pour Léopold Sedar Senghor, poète mais aussi ancien président du Sénégal, décédé en janvier 2002, il y a plusieurs entrefilets dans divers journaux. C’est comme une liturgie d’habitudes occidentales. Mais Mongo Beti, cet écrivain camerounais qui s’est éteint à 69 ans avec la fin de l’an 2001, n’a pas eu droit à pareil honneur. Pourquoi ? Dans ce monde à refaire, Mongo Beti ne s’est pas contenté de décrire la réalité, il l’a mise directement en cause comme Ahmadou Kourouma[1], son collègue ivoirien. Mongo Beti n’est pas un écrivain collaborateur. Il a combattu l’obéissance, la soumission, la couardise de la « Françafrique », assez pour heurter la CIA modèle français, les médias à la solde des pouvoirs établis, les africanistes des deux rives de la Seine (Éla, 2001). Mais Mongo Beti est un homme d’espoir, il est patient et a confiance en l’entêtement des peuples crucifiés. Il écrivait :
L’essentiel, ce n’est pas de savoir à quelle date ni de quelle façon les changements vont se produire, c’est d’observer dans la mentalité populaire une attente d’émancipation, de libération. Nous sommes engagés dans un processus où le peuple est conscient qu’il n’est pas libre et qu’il a besoin de liberté, qu’il le veuille ou non, il s’est mis en route pour aller vers elle. Je suis certain que nous sommes engagés dans un processus irréversible.
C’est la parole d’un sage. Signe prémonitoire, j’ai utilisé un passage d’une oeuvre de ce grand écrivain pour commencer le chapitre Réinsertion sociale et regards disciplinaires de Problèmes sociaux, Tome II, Études de cas et interventions sociales (2001). Je le reproduis ici in extenso pour honorer la mémoire de cet important écrivain …
Dans cette ville où, bien que les fous y fourmillent, il n’y a pas d’asile de fous, ni d’hôpital acceptant de les accueillir, on voit un jeune homme, trente ans au maximum, nu comme le fut, dit-on, le premier homme au jardin de l’Eden, déambuler le jour dans les rues populeuses du grand port, ou s’absorber dans un soliloque zébré de sourires sporadiques et incohérents, tandis qu’il fourrage mécaniquement et en gloussant dans les ordures où il se nourrit. Les habitants se souviennent qu’il arbora longtemps une sorte de casaque charbonneuse, rêche et poisseuse à la fois. Il surgit aujourd’hui partout, sur les squares où rêvent les amoureux, sur les trottoirs où s’agitent les foules distraites, aux carrefours où la circulation des automobiles est dense, comme l’illustration vivante et réaliste d’un cours d’anatomie. Il témoigne une fidélité obstinée pour le quartier des affaires et le grouillement des jeunes employés bien habillés et indifférents. Il est grand, athlétique, mais plus maigre à mesure que les jours passent, parce que la pâture arrachée aux immondices est ingrate. Tapi dans une pilosité touffue et crasseuse, son regard, habituellement morne et incertain, se réveille parfois, frissonne et scrute la foule, comme il le faisait il y a si longtemps déjà dans l’autre métropole de...
En Occident, ils sont légion, poètes, romanciers, essayistes, chansonniers, artistes, à avoir porté avec brio la parole de la marge, de la périphérie, en termes de remise en question de l’ordre établi vers le centre même du système social. Que l’on se souvienne de la Nef des fous, de Bosch, de l’Éloge de la folie, d’Érasme, des écrits de Villon, Rabelais, Lafontaine, Molière, Rimbaud, Verlaine, Appollinaire, Balzac, Stendhal, Flaubert, Victor Hugo (Notre-Dame de Paris, Les Misérables), Frantz Fanon (Les damnés de la terre), Pierre Vallières, (Nègres blancs d’Amérique), Anthonin Artaud, Georges Brassens et bien entendu Jacques Prévert. Sans oublier ces humanistes qui ont connu eux-mêmes les affres de l’abîme asilaire, le suicide, subi la furie de l’Inquisition catholique romaine, l’assassinat politique, la prison ou les bastonnades, la censure et l’exil à cause de leur non-conformisme et de leur dissidence : Vincent Van Gogh, Paul Gauguin, Émile Nelligan, Hubert Aquin, Copernic, Galilée, Martin Luther King, Louis-Joseph Papineau, Nelson Mandela, Voltaire, Emmeline Pankhurst, Susan B. Anthony, Flora McDonald Denison, Germaine Greer, Judy Rebick, Susan Cole, Varda Burnstein, Betty Friedan, Léa Roback, Idola St-Jean, Thérèse Casgrain, Simonne Monet-Chartrand, Simone de Beauvoir (Le deuxième [ ?] sexe) et Aimé Césaire (La négritude).
Ces auteurs, ces activistes ont toujours mis de l’avant une autre forme d’humanité, un ailleurs et autrement, une vision moins normalisante de la société, plus respectueuse de l’identité marginale, bref un sens à la vie tout court au lieu de se confiner aux traits comportementaux individuels toujours jugés déficitaires par l’ordre dominant. Face à l’assujettissement des personnes, la singularité, la possibilité d’une parole de sujet, l’unique instance créatrice de toute liberté humaine, la résistance stoïque, la vigilance critique, l’espoir de reconnaissance sociale des êtres humains, des groupes, des peuples crucifiés, comme dirait Mongo Beti. D’ailleurs, depuis un quart de siècle environ, n’assistons-nous pas à une certaine avalanche de récits de vie, de toutes sortes de témoignages reproduits tels quels dans des recherches en sciences humaines et sociales. Nous avons tendance à ne plus faire de recherches sur les toxicomanes, les personnes âgées, les jeunes de la rue, etc., mais à en faire avec ces différents groupes marginaux. Après tout, au commencement était le verbe. Le verbe du citoyen, la parole de l’habitant de la cité, l’instrument par excellence pour se faire comprendre, pour participer à la vie sociale. Ainsi, la sensibilité, le vécu, l’imaginaire, peuvent contribuer à la méthode scientifique. D’ailleurs, la méthode scientifique n’est pas la seule condition de la vérité. Hans-Georg Gadamer, ce philosophe qui vient de mourir à l’âge honorable de 102 ans, disait que l’on peut découvrir la vérité par l’art. Que l’on pense à King Lear (étude de l’ingratitude), de Shakespeare, à Kafka (compréhension du labyrinthe moderne), aux dialogues de Platon. L’âme de l’herméneutique, disait Gadamer, c’est de reconnaître que l’autre peut avoir raison. Il s’agit ici d’un véritable plaidoyer pour la multiplicité des angles de prise de vue, une bamboche de perspectives, une « fusion d’horizons », à partir d’un dialogue entre au moins deux points de vue sur une même réalité. La diversité des perspectives enrichirait l’ensemble de l’analyse. La réalité désinstitutionnelle, par exemple, ne passe pas inaperçue aux yeux des écrivains des artistes qui veulent la décrire, certes, mais comprendre la centralité de la marge, l’expliquer dans la dialectique marge-normes : deux points de vue différents. Il y a de cela une décennie, Jean Baudrillard présentait cette réalité en des termes plus que pathétiques :
Toute structure qui traque, qui expulse, qui exorcise ses éléments négatifs court le risque d’une catastrophe par réversion totale, comme tout corps biologique qui traque et élimine ses germes, ses bacilles, ses parasites, ses ennemis biologiques, court le risque de la métastase et du cancer, c’est-à-dire d’une positivité dévorante de ses propres cellules, ou le risque viral d’être dévoré par ses propres anticorps, désormais sans emploi. Tout ce qui purge sa part maudite signe sa propre mort.
Mais les descriptions parmi les plus apocalyptiques de la désinstitutionnalisation ne pourront faire oublier les effets aliénants de ce monde kafkaïen / concentrationnaire qu’était (et qu’est encore) l’asile que Goffman (1968) a scientifiquement étudié. Cette étude est, à mon avis, une des contributions les plus importantes de la sociologie à la psychiatrie et à la santé mentale puisque c’est le point de départ des réformes qui ont mené à la libéralisation des structures hospitalières et à l’humanisation des soins. Ainsi, depuis les 40 dernières années, il y a eu de par le monde un large mouvement social en vue de renverser les effets dépersonnalisants des vastes hôpitaux surpeuplés en introduisant des programmes de désinstitutionnalisation et de réadaptation.
Il existe une multitude de théories qui explorent le champ de la déviance en portant une attention spéciale au crime. Mais aucune de ces théories ne fournit une explication complète de tous les aspects de la déviance, écrit un auteur britannique (Giddens, 1993). Seule une combinaison de plusieurs théories est en mesure de nous fournir une compréhension recevable des aspects majeurs de la conduite déviante. L’étude de la conduite déviante constitue une des préoccupations les plus fascinantes de la sociologie. Il s’agit d’un domaine complexe à analyser parce qu’il existe autant de normes, de valeurs, de règles que de types de violations. De plus, les normes varient à travers le temps, à travers les lieux et les groupes de personnes. Ce qui est normal dans une aire culturelle donnée est déviant dans l’autre. Fumer de la marijuana en Grande-Bretagne s’avère une activité déviante, alors que consommer de l’alcool ne l’est pas. C’est tout à fait l’inverse dans les pays musulmans. C’est ce qu’on appelle couramment le relativisme culturel. La déviance n’est pas seulement une qualité de l’acte commis (Becker, 1985), mais le résultat de l’interaction entre la personne fautive et ceux qui réagissent par des sanctions au nom des normes qui ont été violées. On comprend dès lors l’importance de cette interaction puisque la relation avec autrui constitue un aspect fondamental de la maladie mentale et de la réinsertion sociale des individus affectés. Alors que l’approche structuro-fonctionnaliste de Parsons considère les troubles mentaux comme une situation définie objectivement, les tenants de l’école interactionniste postulent que les définitions socialement acceptées de ces troubles sont subjectives et non universelles, rationnelles et objectives. Les théoriciens du Labelling theory interprètent la déviance non pas comme un ensemble de caractéristiques d’individus ou de groupes, mais comme un processus d’interaction entre les déviants et les non-déviants, ce qui n’est pas étranger aux structures du pouvoir dans la société. Ainsi, les riches vont définir les règles à suivre pour les pauvres ; les hommes, pour les femmes ; les adultes, pour les plus jeunes ; les ethnies majoritaires, pour les minorités ethniques ; les normaux, pour les anormaux.
Bref, si j’honore aujourd’hui la mémoire de Mongo Beti, c’est principalement grâce à son parti pris pour les dominés de tout acabit : les pauvres, les femmes (il était contre l’excision), les jeunes, les ethnies minoritaires, les anormaux. Mongo Beti mérite largement sa place parmi tous ces grands écrivains qui ont livré combat pour le respect des identités rebelles, méprisées et rejetées.
Au revoir mon ancêtre. Bonne route vers ce monde inconnu dont parle le poète.
Parties annexes
Note
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[1]
Prix Renaudot 2000 pour son roman Allah n’est pas obligé, Paris, Seuil.
Bibliographie
- Baudrillard, J. (1990). La transparence du mal, Paris, Galilée, 179 pages.
- Becker, H.S. (1985). Outsiders : études de sociologie de la déviance, Paris, Éditions Métailié, 247 pages.
- Beti, M. (1994). L’histoire du fou, Paris, Éditions Julliard, 212 pages.
- Éla, J.-M. (2001). « Mongo Beti : L’art de la colère et la vertu de la révolte », Relations, no 673, 4-5.
- Giddens, A. (1993). Sociology, Cambridge, Polity Press, 819 pages.
- Goffman, E. (1968). Asiles, Paris, Éditions de Minuit, 451 pages.
- Robitaille, A. (2002). « Gadamer : une vie pour comprendre », Le Devoir, 31 mars, D7.