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NPS – Tout d’abord, expliquez-nous comment est apparu « l’objet » intergénération en tant qu’enjeu social.
J’ai l’impression que c’est un objet, un lien social que l’on a déconstruit. Afin d’illustrer mon propos, je tracerai un lien avec la Révolution française. En effet, cette révolution a été en partie une rupture dans une société productive. Ici même, cette rupture a également été présente mais dans des conditions totalement différentes. Je ne veux pas insinuer que notre société était en retard : chaque histoire possède sa dynamique et les reculs ne sont pas toujours ceux que l’on pense. Il faut regarder comment l’histoire se construit. Malgré tout, les années 1950 et 1960 ont marqué une rupture importante avec la société de reproduction de l’après-guerre. Ce que l’on a surtout brisé à ce moment de notre histoire est le lien social générationnel. Nous ne voulions plus être les héritiers mais bien les bâtisseurs, les créateurs et les inventeurs d’un nouveau monde. Le Refus global est une belle représentation de ce moment de notre histoire : ces artistes ont anticipé cette rupture sociétale. Par contre, comme nous avons pu le voir dans le documentaire de Manon Barbeau intitulé Les enfants du Refus global, ils en ont payé le prix. Une sorte de cadre s’est défait à la suite de cette rupture générationnelle et symbolique et, d’un point de vue anthropologique, toucher à ce lien social profond et fort, c’était toucher à quelque chose de quasiment sacré.
Dans une société traditionnelle, où les rôles sexuels étaient biens définis, les femmes avaient des tâches précises à accomplir à l’intérieur de l’espace domestique pendant que les hommes étaient à l’extérieur de ce même espace. Par contre, les générations étaient plus unies pour toutes sortes de raisons : le nombre de personnes âgées était minime, l’espérance de vie était plus courte, la solidarité familiale était plus grande, les milieux étaient plus restreints, la mobilité était infime, etc. Donc, dans les sociétés traditionnelles, les hommes et les femmes ne cohabitaient pas dans les mêmes espaces alors que les générations se côtoyaient. Avec l’apparition de la société moderne, le contraire s’est produit. En effet, on a réuni les hommes et les femmes, mais on a eu tendance à séparer les générations, malgré les tentatives de dialogues et de coexistences ici et là. Je pense qu’il y a eu une rupture fondamentale qui a donné lieu à des aspects fascinants telle l’émergence d’une nouvelle catégorie sociale : la jeunesse. Je me suis déjà arrêtée à la construction des champs de réflexion et j’ai constaté qu’on avait formé des experts selon le principe des « tiroirs » : le tiroir de la jeunesse, le tiroir de la gérontologie, etc. Malheureusement, on continue à séparer ces tiroirs... À mon avis, la famille est le plus bel exemple de lien intergénérationnel tenace. À la fin des années 1970, début 1980, les artisans de la réflexion sur la mémoire nous ont restitué notre filiation, ce lien fondateur qui, dans les sociétés antiques, représentait le temps. Le temps, c’étaient les générations. Bref, à la suite de cette déconstruction de ce lien social dans les années 1950 et 1960, salutaire et catastrophique à la fois, on a commencé à reconstruire et à recomposer les rapports entre les diverses générations.
NPS – Avec l’apparition de nouveaux concepts, comme l’adolescence et la retraite, comment expliquer le fait que l’adulte, qui était anciennement au coeur de ce lien intergénérationnel, soit maintenant « disparu » ?
Voilà le revers de la rupture. Je me réfère ici encore au documentaire de Manon Barbeau qui est pour moi un récit symbolique de notre destin collectif. Notre société est fascinée par la jeunesse. Même les sociétés antiques la valorisaient, par exemple les visages des dieux grecs avaient tous des airs juvéniles. Par contre, il y avait malgré tout une certaine valorisation de la vieillesse, synonyme de sagesse et de respect. Le nouveau paradigme apparu durant les années 1950 et 1960 est la survalorisation de la jeunesse. Donc, le rêve pour tous et chacun d’être jeune et de le demeurer en parallèle avec une dévalorisation de la maturité. Il est frappant de constater actuellement dans les films, ainsi que dans les livres, comment l’enfant est devenu le sauveur et le protecteur de ses parents. C’est lui qui les sermonne et qui leur donne la leçon : « il ne faut pas que tu fasses ceci ou cela. » Le parent est éclaté et immature, il est adulescent.
NPS – Ne pensez-vous pas que le plancher est assez proche du plafond, en ce sens que les études se poursuivent beaucoup plus longtemps et que la retraite se prend de plus en plus tôt dans le cycle de la vie ?
En effet, la personne n’a pas le temps de devenir adulte. Il n’y a pas de liberté réelle sans engagement. Malheureusement, par exemple, certains milieux de travail valorisent excessivement le changement, ce qu’ils appellent la flexibilité. C’est l’impératif du progrès, de toujours passer du point A au point B et d’ignorer que, fondamentalement, il y a des continuités. Le drame actuellement, c’est le démantèlement des collectifs de travail qui réduit ainsi la possibilité de transmission du référent symbolique relié à chaque profession. Tout ce mythe technologique est, selon moi, utopique, car il y a toujours continuité même dans le changement. Le classement des personnes dans de petites cases comme les femmes, les jeunes, les autochtones, etc., sécurise les gens, mais tous s’y sentent également piégés.
NPS – Parlez-nous du retour vers les lieux de mémoire, vers l’importance de l’histoire.
Actuellement, chez les jeunes historiens québécois, il y a une fascination pour la genèse : ils reconstruisent le rapport au passé et peuvent ainsi renouer avec lui en toute tranquillité. Mais, pour moi, le retour est illusoire, ce sont plutôt les constellations de faits qui entraînent des frottements entre la tradition et la modernité, entre les différents éléments historiques beaucoup plus subtils que ce que l’on plaît à décréter.
NPS – Que pensez-vous de la réapparition de la dynamique intergénérationnelle, en ce sens que la vieillesse est maintenant complètement coupée en deux générations dont l’une est au service de l’autre ?
Je pense que c’est l’un des noeuds dramatiques des liens intergénérationnels ; une sorte de circulation de la logique du don et de la dette dans les rapports de filiation. Particulièrement, les femmes dans la cinquantaine s’occupent souvent de plusieurs générations à la fois. Par contre, elles sont fréquemment prises dans cette logique du « don » au-delà de leurs forces, ce qui remet en question le rapport de la femme au sein même de la filiation. Malheureusement, lorsque l’on compare le nombre d’heures que les femmes consacrent à la sphère domestique par rapport aux hommes, il y a démesure. D’ailleurs, il est intéressant de constater que les femmes se dirigent en grand nombre vers les domaines professionnels reliés à la relation d’aide. Il y a alors une surchage dans leurs sphères domestiques et dans leurs sphères professionnelles. Voilà l’un des champs de recherche actuellement.
NPS – Quelles sont les relations possibles entre les liens intergénérationnels familiaux et ceux créés hors de la famille ?
D’après moi, le salut ne passe pas uniquement par la famille. Parfois, malgré de nombreux conflits familiaux, les relations restent acquises au sein du noyau familial. Par contre, lorsque tu es reconnu en dehors de la famille, la valorisation est importante. Bref, les liens familiaux et les liens sociaux sont aussi importants les uns que les autres. Les personnes vieillissantes ont donc des richesses insoupçonnées pouvant nourrir le lien social. Tous ces liens sociaux hors famille sont à exploiter ; l’un des défis, c’est d’équilibrer les liens multigénérationnels dans la famille et à l’extérieur de celle-ci.
NPS – Croyez-vous qu’actuellement les jeunes retraités sont en train de dire au reste de la société :« Je pourrais m’occuper de cela, moi » ?
Voilà l’une des préoccupations primordiales en ce moment. En effet, nous nous interrogeons sur le potentiel de ces personnes : leur goût de s’investir, leur intérêt à travailler à temps partiel, etc. Je trouve que la participation de ces personnes est importante, car la société a une certaine vision catastrophique de ce qui est rattaché à cette période de la vie : les maladies, les médicaments, etc. Il est vrai que l’on ne vieillit pas toujours bien. Mais il reste que beaucoup de jeunes adultes ont besoin de renouer avec des personnes plus âgées. Ils entretiennent parfois, à l’égard de la génération de leurs parents, une certaine rivalité, alors qu’ils établissent des liens gratuits avec les personnes âgées. Cet âge du gratuit, du regard sur soi, de la capacité du silence.
D’autre part, il est intéressant de constater que ces individus à la retraite ne s’inscrivent plus en gérontologie mais bien à des cours d’art, de créativité, d’intervention sociale, etc. Le concept de l’université du troisième âge, c’est réfléchir sur soi et sur le vieillissement, mais c’est aussi le goût de réaliser les rêves non accomplis. Par contre, cette période de la vie est constituée aussi de différents enjeux. Peut-être que les gens ne veulent pas s’inscrire en gériatrie ou en gérontologie parce que ces domaines d’étude sont près de la frontière ultime, la mort. Il faut mentionner que notre société s’est éloignée des discours spirituels, au sens large du terme, et la mort est maintenant synonyme de déclin, de nécrose et de finitude. Il faudrait repenser nos façons de concevoir cette étape du cycle de la vie et revenir à ces enjeux spirituels. Nous avons malheureusement tendance à aborder ces sujets de façon froide, technique ou bien ghettoïsante, en mettant cet être humain, qui est près de la mort, dans une enclave. Il faut poser ces diverses questions mais autrement. Tout est dans la façon d’aborder les choses. Il faut recomposer le sens des finitudes actuellement. Loin de moi l’idée de rattacher ces enjeux seulement au grand âge, mais il y a du temps pour cela, ils ont du temps pour cela : désirer, méditer, comtempler, rêver…
NPS – En guise de conclusion, quelles réflexions pouvons-nous poursuivre concernant les relations intergénérationnelles, sujet sans cesse en mouvance ?
Plusieurs réflexions peuvent surgir. Qu’est-ce que vieillir ? Qu’est-ce que l’âge ? Qu’est-ce que naître ? Qu’est-ce que mourir ? Tous ces questionnements se réfèrent aux différents parcours de vie. Mais il ne faut pas oublier la conjoncture actuelle : les personnes âgées ont une nouvelle place. On réfléchit sur leurs nouvelles ressources de temps, sur la potentialité d’allonger la vie, etc. On cherche à rééquilibrer les forces. Au-delà de toutes ces réflexions, la plus importante est qu’il ne faudrait pas que les jeunes deviennent le parent pauvre, car au plan démographique, ils le deviennent peu à peu. À mon avis, notre société va être saine si elle parvient à réfléchir au vieillissement tout en conservant ce souci de protéger celui qui grandit. Voilà la corde de la filiation saine. Le monde des personnes âgées peut se constituer en bloc autonome, en fédération, comme on le voit actuellement. Par exemple, dans le monde du travail, c’est patent que les jeunes n’ont pas toutes les possibilités. Il faut développer une éthique de la responsabilité. Un souci pour les générations montantes… il est extrêmement difficile de s’inscrire dans le temps actuellement. Les questionnements sont sans fin concernant un sujet si exaltant.