Corps de l’article

1. Introduction

L’enseignement agricole (EA) a vu le jour en 1848 dans un contexte de modernisation de l’agriculture française. Il s’est ensuite institutionnalisé au cours des années 1960 en renforçant ses spécificités, un tronc commun associé à des valeurs de coopération. Figure d’innovation dans le paysage éducatif français (Maubant, 2022), l’EA tend à apporter au cadre scolaire une dynamique humaniste et ouverte sur le monde. C’est dans cet esprit que l’EA a su ouvrir de nouvelles perspectives éducatives en introduisant, par exemple, l’éducation socioculturelle (ESC) en 1965. Cette discipline échappant à toute forme d’académisme se place au carrefour de la citoyenneté, des arts et de la communication. Elle prend racine dans de nombreux courants tels que l’éducation nouvelle ou encore l’éducation populaire. Chargé de ces historiques, l’EA se veut un laboratoire de démocratie participative en favorisant le bien-être de ses apprenants grâce à un accompagnement bienveillant selon la définition de Réto (2017), à savoir la «volonté réelle et efficace du bien d’autrui». La dernière rénovation des baccalauréats professionnels de 2022[1] en est d’ailleurs une illustration avec l’introduction du développement des compétences psychosociales de manière transversale dans les référentiels de formation. Cette approche souligne la volonté de considérer le jeune davantage comme un individu en construction qu’un élève à qui il faut dispenser des connaissances.

Pour illustrer cet ancrage sociétal propre à l’état d’esprit de l’EA et plus particulièrement de l’ESC, nous proposons de nous appuyer sur des travaux du philosophe américain John Dewey (1859-1952). Celui-ci a théorisé les bases de la pédagogie par projet (learning by doing) en plaçant notamment l’expérience comme fil conducteur de son approche. Il défend entre autres l’idée que l’école doit évoluer à la vitesse de la société, amenant ainsi une vision très politique de l’éducation. Il introduit le principe que la transmission doit partir des centres d’intérêt ou de la vie pratique des apprenants et apprenantes. Pour Dewey, il s’agit de ne plus dissocier expérience de vie et expérience d’apprentissage. Il défend également une vision mélioriste de l’éducation pour éviter toute forme de reproduction sociale et tendre vers une société plus démocratique. Ainsi, la place de l’expérience est transversale et pose un point de vue pragmatique (au sens philosophique) sur l’éducation. Un rapide panorama des apports de Dewey sur cette thématique permettra par la suite d’éclairer notre propos.

En 1934, Dewey publie Art as experience. Dans cet ouvrage, il théorise le processus complexe de l’expérience comme étant le fruit de notre vécu et de nos interactions avec l’environnement dans lequel nous évoluons. L’expérience est pour lui une somme d’opérations dirigées visant à passer de l’activité à la pensée, créant un aller-retour riche et permanent entre «agir» et «ressentir». Il (re)donne également à l’art des valeurs comme la liberté, la création et l’harmonie qu’il définit comme étant des piliers de la vie ordinaire. Comme un élan de vie et d’humanisme, il replace l’art dans un rôle éducatif et rappelle qu’il est intrinsèquement lié à l’expérience et, plus particulièrement, à l’expérience esthétique universelle qui peut ainsi créer une culture commune entre les hommes. L’oeuvre ne doit pas être considérée comme un objet car elle transporte bien plus. La place de l’émotion suscitée par l’art supplante la théorie de l’oeuvre, notamment en étant mise en perspective des vécus individuels, ce qui vient replacer l’art au centre de la société en tant qu’objet de partage. Il vient bousculer les codes d’un art élitiste réservé à des connaisseurs (l’art pour l’art) en lui redonnant une dimension sociale plus importante. Dewey rompt également avec la notion d’accessibilité en inscrivant l’expérience esthétique à la fois dans la vie ordinaire (le vécu de l’individu) mais également dans une approche collective (le vécu et les valeurs partagées). Il va plus loin en posant son regard sur l’art et l’esthétique dans la société, ce qui nous amène à réfléchir sur ce que pourrait apporter l’expérience esthétique au processus démocratique.

La dimension démocratique de l’expérience se retrouve également dans ses contributions portant sur le champ éducatif (1968), notamment en mettant au second plan les apprentissages au profit de la vie sociale et du développement de l’enfant. Sa pédagogie va spontanément prendre en compte les intérêts de l’enfant et sa curiosité. Il met très tôt en place des activités inscrites dans la vie quotidienne pour transposer des situations pratiques à des connaissances théoriques. De ce fait, il va laisser la place à l’expérimentation et donc au droit à l’erreur. La posture de la personne enseignante est complètement transformée et passe d’un rapport autoritaire et descendant à de la médiation et du «faire ensemble». Selon lui, trois buts définissent l’école: favoriser le bien-être de l’enfant, transmettre la culture et servir l’utilité sociale.

Par ailleurs, il est important de retenir la dimension récurrente proposée par Dewey qui tend à inscrire l’expérience dans le quotidien et ce qu’elle apporte de sensible. Ce point a été également étudié par Jean-Jacques Boutaud (2016) qui précise: «L’expérience s’avère à la fois la condition et l’espace privilégié de manifestation du sensible qui demandent […] de s’interroger sur son statut, sur la manière de la circonscrire.» Or pour répondre aux attentes prescriptives de l’ESC, et plus particulièrement au développement des compétences psychosociales intégré récemment dans les référentiels de formation de l’EA, la place de l’expérience et du partage du sensible (Rancière, 2000) semblent parfois disparaître au profit d’une logique de projets toujours plus forte. Cette distorsion entre expérience et multiplication de projets se manifeste souvent au détriment de l’intérêt démocratique pourtant bénéfique aux trois grands champs de l’ESC, à savoir: l’éducation à l’environnement social et culturel, l’éducation artistique et éducation à la communication. Aussi, nous déclinerons cette problématique suivant trois questions de recherche en mettant en perspective l’expérience, le sensible et l’éducation de l’attention par la photographie:

  • En quoi l’éducation artistique et culturelle (EAC) peut-elle être un outil d’éducation de l’attention, levier pour les apprenants dans la prise de conscience sensible de leur environnement?

  • Comment une démarche mêlant photographie et qi gong propose-t-elle une expérience artistique favorisant le partage du sensible et la création d’une culture commune?

  • Et enfin, comment les expériences sensibles du quotidien peuvent-elles nourrir chez les adolescents leur façon d’être au monde?

Il s’agit ici de mettre en lumière la dimension expérientielle au travers d’un projet mis en place par une enseignante d’ESC en partenariat avec une artiste. Plus précisément, nous étudions une action destinée à des élèves de baccalauréat professionnel qui s’inscrit à la lisière de l’EAC et des enjeux du vivre-ensemble et qui vise l’éveil à soi, aux autres et au monde au travers d’approches sensibles mêlant photographie et qi gong.

Nous déclinons différentes notions théoriques intimement reliées les unes aux autres, notamment de par leur rapport expérientiel. Ce parti pris nous donne l’occasion tout d’abord de mettre au jour la complexité de l’approche globale portée par l’ESC, pour ensuite aborder l’histoire et les finalités de l’EAC, notamment dans ce qu’elle apporte à la citoyenneté par sa dimension esthétique et sensible. Dans ce cadre, nous présentons la photo comme un médium artistique singulier offrant des potentiels créatifs et des leviers d’analyse réflexive pour les personnes participantes et pour la recherche. Ceux-ci sont mis en action pour révéler l’inscription des corps en mouvements à travers le qi gong et au sein de l’établissement, lui-même étudié comme lieu d’expérience. Dans un troisième temps, nous précisons la notion d’expérience dans ce qu’elle génère pour le développement de l’attention, du sensible et des compétences psychosociales. Partant d’une approche écologique, nous analysons un atelier d’EAC et ce qu’il génère dans le but de comprendre en quoi celui-ci contribue à favoriser des conditions d’échange propices aux vivre-ensemble chez un groupe d’élèves.

Nous nous inscrivons au plus près des élèves, en nous appuyant sur une méthodologie qualitative basée entre autres sur une posture d’observation participante (Anadón, 2006) et des méthodes visuelles participatives (Bouldoire et al., 2017). Il s’agit d’une méthode d’enquête où l’entretien de recherche est conduit en appui des photographies réalisées lors des ateliers. La photographie sera l’objet d’un double travail, l’un de création et l’autre de support d’élicitation, favorisant le déclenchement de la parole des autrices et auteurs afin qu’ils reviennent sur ce qu’ils ont vécu. L’analyse des travaux des élèves (photographies et collages) et l’analyse de contenu (Bardin, 1977) des verbatim recueillis lors des entretiens donneront lieu à la mise en perspective des notions que nous allons développer.

2. Découvrir pour advenir au monde

2.1 L’éducation socioculturelle comme laboratoire expérientiel

L’un des trois piliers de l’ESC est l’éducation artistique et culturelle. En reprenant l’évolution historique de cette dernière, nous constatons que les pratiques d’ESC sont au carrefour des trois modes de médiation introduits par Marie-Christine Bordeaux (2018) et qui, selon elle, ont été séparés par une succession de politiques culturelles à savoir: «la médiation par l’art, la médiation par les pratiques et la médiation par les savoirs et les pratiques langagières». Ces trois modes ont mis en évidence des enjeux de pouvoir entre classes dominantes et volonté de démocratiser l’accès à l’art et la culture: certains voulant privilégier des formes dites plus légitimes que d’autres ou privilégiant la (re)connaissance de l’oeuvre plus que le rapport sensible. Ainsi, «voir, faire, interpréter» serait l’apanage d’un parcours d’éducation artistique complet qui permettrait aux élèves non seulement d’avoir accès à des oeuvres, de se confronter à la pratique, mais aussi d’en tirer une analyse pour eux-mêmes, notamment sur l’axe culturel. En dehors des clivages, il nous semble que l’ESC a su tirer profit de sa dimension protéiforme pour interroger l’art sous divers angles, notamment l’expérience sensible qui reste peu développée dans les parcours en raison, le plus souvent, d’un manque de temps et de moyens.

Par ailleurs, l’attente d’une restitution magistrale (exposition, spectacle…) s’est aussi régulièrement immiscée dans les parcours d’EAC, souvent pour répondre aux attentes scolaires faites de notes et d’évaluation. Pour échapper à ce glissement, un point de vigilance s’impose pour revenir aux objectifs de la démarche à partir, d’une part, de ceux «formulés dans le registre des bénéfices scolaires et comportementaux dits extrinsèques» et, d’autre part, de ceux établis aux «bénéfices artistiques et culturels dits intrinsèques» (Bordeaux, 2017). Au-delà du dispositif, ceci nous permet d’analyser l’aspect sensible de la démarche, qu’elle soit dans la recherche corporelle, les créations visuelles ou encore par la dimension collective de l’expérience vécue. Car l’art a la capacité à transmettre des savoirs en dehors du contexte expérientiel, ce qui souligne de surcroît la difficulté de ce type de pratique dans un cadre scolaire normalisé. Il nous semble que le partage, qu’il soit entre pairs ou avec l’ensemble des parties prenantes (professeure ou professeure, artiste), est une composante essentielle.

2.2 La photo, de la pratique à l’élicitation

La photographie occupe une place particulière dans cette recherche, étant à la fois un outil heuristique, le médium artistique du projet et le support d’élicitation au coeur de la méthodologie. Pour présenter sa singularité, il est important de revenir sur son histoire et sur les relations qu’elle a entretenues au fil du temps entre l’art et la technique. Placée sous le signe de la démocratisation, la photographie se veut une technique accessible au plus grand nombre, ce qui de fait suscite des interrogations sur sa légitimité en tant que pratique artistique. Aujourd’hui encore, le terme «photographie» désigne à la fois un processus technique devenu une industrie engendrant «une quantité incommensurable d’images (production évaluée au début du xxie siècle à un milliard par semaine)» (Rey, 2005), et de l’autre un objet dont «nous savons ou croyons savoir ce qu’est une «photographie», car nous sommes entourés de «photographies» – ou plus largement d’images de nature photographique sans connaître toujours les différents processus techniques qui les produisent». Pour autant, l’ensemble de ces supports répondent au même principe: l’inscription de l’effet de la lumière sur une surface photosensible. Les ambiguïtés culturelles provoquées par l’invention de la photographie se multiplient au fur et à mesure de ses évolutions avec des contradictions récurrentes liées à la technique. La photographie bouscule encore ce qui était de l’ordre de la création et de l’image, initialement réservé au champ de la peinture et de la main de l’homme. Elle questionne également le rapport à la réalité et à la véracité de l’image. Cette approche va conférer aux photographes la mission de capter une réalité fugitive, créant une esthétique du temps suspendu. Dans ce même rapport au temps et à la réalité, Roland Barthes dans La chambre claire (1980) avance la notion du «ça a été» pour distinguer la photographie des autres moyens de représentation. Le rapport à la réalité se base dans ce cadre-là sur une dimension documentaire ou vernaculaire de la photographie. D’autres théoriciens de la photographie ont poursuivi en complexifiant cette approche. Dans son essai Le regard imparfait, Uwe Bernhardt (2001) s’interroger sur l’affirmation du réel qui exclue des possibilités d’interprétations suggestives. La question des regards derrière l’appareil et face à l’image vient bousculer cette idée de subordination de l’appareil à l’oeil. Car si l’outil permet d’enregistrer une trace, il n’est pas à même de penser la composition d’une image. C’est ici que l’intention et la réception renverront systématiquement aux rapports symboliques que les sociétés entretiennent avec l’image. Un rapport sociétal en perpétuel changement qui s’inscrit dans une époque, des repères, des idéaux et des valeurs.

L’ambiguïté s’est complexifiée avec le temps, notamment parce que la photographie s’est largement démocratisée au cours du xxe siècle, se partageant entre une pratique professionnelle et une pratique amateur. Elle intègre également différents espaces, privés comme publics, à travers les médias. Cet usage commun, qu’il soit dans la fabrication ou dans la consultation d’images, inscrit la photographie dans une pratique ordinaire de plus en plus banale avec l’apparition du numérique. Cette évolution va de pair avec une nouvelle démocratisation des appareils photo, intégrés désormais aux téléphones. Celle-ci a rapidement créé de nouveaux usages au sein de la sphère privée et auprès d’un public plus jeune. L’accessibilité de l’objet a très largement diffusé cette nouvelle pratique. Aujourd’hui et à la suite de la révolution numérique, l’appareil se trouve à portée de poche et chacun peut facilement photographier, générant ainsi une profusion d’images et la multiplication des expériences artistiques avec ce médium. Cette explosion des pratiques fait naître de nouvelles interrogations quant à l’usage des téléphones intelligents et à la place qu’ils occupent dans l’économie de l’attention (Citton, 2014). C’est pourquoi nous avons souhaité mettre en place et observer les effets d’un atelier de pratique artistique dans lequel il s’agit d’utiliser la photo prise au téléphone pour accompagner le regard. Les prises de vues permettront de capter l’approche physique de l’atelier et questionner la place des corps et de l’image de soi dans l’espace scolaire. Cette recherche mobilise également la photographie dans le cadre méthodologique, via les méthodes visuelles et l’approche réflexive proposée en revenant sur le support lors d’interviews. Ainsi, cette diversité d’approche nous donne l’occasion d’introduire l’intérêt spécifique de la photographie dans le cadre de cette recherche. Nous observerons d’une part l’impact des expériences esthétiques ordinaires selon l’approche de Dewey et d’autre part l’attention portée par les élèves à leur environnement.

2.3 Qi gong, approche sensible et lieu d’expérience

Dans le cadre de ces deux journées d’atelier, la photographie révèle aussi la place des corps dans l’espace. Pour cela, nous nous appuyons sur l’originalité de la démarche d’Annabelle Munoz-Rio, photographe-plasticienne, partenaire du projet. Cette dernière s’est formée au qi gong et propose une approche pluridisciplinaire pour éduquer le regard tout en créant une approche sensorielle du mouvement. Le qi gong est une gymnastique traditionnelle chinoise associant des mouvements lents à des exercices de respiration et de concentration. Cette discipline était une découverte totale pour la classe. De façon concrète, les jeunes ont été amenés à rechercher corporellement et plastiquement des mouvements d’ouverture et de fermeture et à ressentir seul ou en groupe l’équilibre. Ils ont travaillé en alternant des activités autour de l’image et du corps. L’enjeu d’une découverte sensible autour des postures et du souffle, mais également d’une approche individuelle et collective a motivé le partenariat artistique. Le principe d’inscrire les corps dans l’espace scolaire donnait également l’occasion de s’interroger sur l’approche sensible (Boutaud et al., 2016) d’un projet d’EAC singulier et les lieux d’expériences (Zask, 2024).

Dans Pour une approche qualitative du sensible (2016), Boutaud met en avant le schéma d’une «Trinité sensible» reposant sur l’esthétique, l’esthésie et l’éthique. S’appuyant sur les travaux de François Laplantine, il suggère de (re)placer au coeur de l’appréhension intelligible du social la fluidité du sensible, le vécu émotif et corporel des individus, les vibrations du mouvant, les modifications en acte y compris les genèses, maturations et déclins. Il précise que «l’expérience s’avère à la fois la condition et l’espace privilégié de manifestation du sensible» (p. 347). C’est pourquoi nous souhaitons réaffirmer ici le choix de l’artiste et la construction d’un programme d’activité faisant appel au sens, au travers des postures, de l’équilibre ou encore de la pratique artistique. Vivre l’expérience et la ressentir dans son corps, s’essayer à de nouvelles pratiques, sortir des habitudes, aider les jeunes à regarder puis à verbaliser ces moments sont autant de points que nous tenterons, en tant que chercheuses, de croiser avec notre démarche méthodologique: la photo-élicitation. C’est donc par l’expérience singulière qu’offre cet atelier de pratique artistique que nous souhaitons interroger comment développer l’analyse réflexive des élèves, tout en leur permettant de renforcer l’estime d’eux-mêmes, la confiance en eux et en l’autre et le respect d’autrui. Cette réflexion se fait également au regard du contexte scolaire dans lequel se déroule l’atelier.

Aborder les lieux d’expérience comme le propose Joëlle Zask dans son ouvrage Se tenir quelque part sur la terre (2024) permet de créer une vision vivante de nos lieux de vie. En perpétuel mouvement, les lieux sont présentés, à la fois comme facteur d’individuation ayant la possibilité de marquer une empreinte sur les êtres les fréquentant et comme transformables par ce que chacun peut y apporter. Ainsi, elle présente le lieu comme étant «du côté de l’être en activité» et «l’agir» renvoie à ce que Dewey considère comme expérience. Elle poursuit:

Un lieu n’est tel que si je le pratique. Il doit donc être constitué de manière à m’accorder la liberté de le pratiquer. C’est cette liberté parfaitement située qui me fait grandir et conditionne la formation de ce que j’ai en propre.

p. 33

Cet aller-retour inépuisable entre les lieux et les individus induit la vision d’un écosystème dans lequel les interactions passent par une forme de réciprocité, de don et de contre-don. Pratiquer une activité aussi spécifique que le qi gong au sein de l’espace scolaire est pour des élèves une découverte déstabilisante au sens propre comme au sens figuré. La recherche d’équilibre à travers les exercices a inscrit leurs corps et leurs souffles en un lieu. L’activité et le lieu ont donc contribué à façonner un nouveau rapport en créant une aventure singulière au sein du lycée et avec des camarades. Aussi, si «se découvrir en un lieu revient à se découvrir soi-même», l’expérience sensible corrélée au lieu pourrait permettre d’ouvrir une nouvelle la voie aux élèves, à savoir «à apprendre à se situer en faisant l’expérience personnelle des qualités de son espace de vie» (Zask, 2024, p. 49).

3. L’expérience analysée à la croisée de l’attention et du sensible

3.1 Éduquer l’attention

Avec son ouvrage L’anthropologie comme éducation (2018), Tim Ingold répond à cette invitation de concilier les individus et leur milieu de vie. Il développe le concept «d’éducation de l’attention» qu’il entend au sens littéral: diriger (tendere) vers (ad). L’anthropologue dit qu’il recherche la direction de la vie. Il va en cela questionner l’inscription des habitudes dans les parcours de vie, en remontant par exemple à la petite enfance pour interroger les premiers apprentissages. Comment apprend-on à parler? L’imitation et aussi l’environnement vont être des facteurs déterminants pour l’être en construction. Ici, il s’agit d’un «avoir en commun», quelque chose qui se partage par capillarité. Comme pour Dewey, la notion d’expérience et la question du sens sont au coeur de la réflexion. La philosophie d’Ingold nous invite à lâcher prise sur les contenus pédagogiques pour mieux nous fixer sur l’aspect relationnel et émotionnel qui se joue dans l’acte éducatif. «L’expérience, […] c’est être toujours au coeur d’elle, c’est l’habiter» (p. 36) et cette habitation est pour Ingold le processus d’attention. L’exemple choisi est celui de la marche, un acte habituel qui nécessite un perpétuel renouvellement mais qui induit que chaque pas est un point d’incertitude. De la concentration mentale à l’invitation à la méditation, il dresse un parallèle entre une action intégrée depuis toujours et ce qu’elle implique réellement. Ingold invite avec beaucoup de simplicité à concevoir un système tourné vers l’écologie et la sagesse plus que vers la connaissance. Ce qui implique en quelque sorte un grand détachement vis-à-vis du résultat et l’acceptation pleine et consciente des facteurs aléatoires induits par cette vision éducative sensible. Cette approche nous donne quelques indicateurs pour poursuivre notre analyse: l’approche sensorielle et sensible au service de la découverte de soi.

Parallèlement, les établissements scolaires se préoccupent de plus en plus de troubles de l’attention[2]. Se dessinent ici les contours de nouvelles pathologies à prendre en compte dans le cadre éducatif. Reprenant les réflexions de Citton (2014), il est aussi question ici de temps de cerveau disponible: un temps tourné vers la consommation passive. Ce constat fait naître des difficultés croissantes dans la gestion de classe et fait s’interroger les pédagogues sur la place et l’impact des téléphones intelligents et des applications, mais également sur la façon de les intégrer à des pratiques éducatives pour utiliser les codes et l’intérêt que les apprenants y trouvent pour mieux les toucher. C’est pourquoi nous reprenons l’idée que l’attention est quelque chose à préserver, à l’image d’un écosystème fragile où le vivant évolue dans un milieu. Nous pouvons le citer dans son article De l’écologie de l’attention à la politique de la distraction: quelle attention réflexive? (Citton, 2018):

Je soutiens que nous pouvons acquérir du pouvoir en considérant que si notre attention fait l’objet d’un commerce, alors notre richesse, elle, réside dans notre attention. Nous contrôlons partiellement la ressource qui est devenue la plus rare dans notre monde contemporain. À nous d’apprendre à l’utiliser au mieux! C’est plutôt un message d’espoir que nous offre l’économie de l’attention.

p. 15

Pour autant, la prise de conscience de l’attention demeure aujourd’hui un facteur d’inégalités, notamment auprès d’une génération ayant toujours vécu avec les téléphones intelligents. Le parti pris de ce travail de recherche vise en partie à détourner l’outil de l’économie de l’attention au profit d’une éducation de l’attention. L’approche réflexive apportée par les méthodes visuelles participatives permet dans ce cas d’illustrer la relation attentionnelle entre les personnes participantes et leur environnement.

3.2 Renforcer l’expérience

C’est également au travers de l’expérience et de sa réflexivité que nous appréhendons le renforcement ou non des compétences psychosociales (CPS) des jeunes. En effet, si ce point s’inscrit de façon novatrice et transversale dans les derniers référentiels de l’enseignement agricole, nous ne pourrons l’aborder qu’au travers de notre champ d’investigation, à savoir l’ESC. Pour cela, nous nous appuierons simplement sur la définition de Santé publique France (2022):

Les CPS constituent un ensemble cohérent et interrelié de capacités psychologiques (cognitives, émotionnelles et sociales), impliquant des connaissances, des processus intrapsychiques et des comportements spécifiques, qui permettent d’augmenter l’autonomisation et le pouvoir d’agir, de maintenir un état de bien-être psychique, de favoriser un fonctionnement individuel optimal et de développer des interactions constructives.

p. 12

Dans le cadre scolaire, l’élève est amené à s’adapter et à mobiliser ces compétences quotidiennement.

Il est intéressant ici de présenter plus en détail les CPS en les mettant en lumière des capacités développées par le projet réalisé avec la classe. Les compétences émotionnelles regroupent la capacité à comprendre et reconnaître ses émotions et par extension son stress. Nous sommes bien ici dans le registre du sensible. Les compétences sociales rassemblent la capacité à être en relation, à coopérer ou s’entraider. Enfin, les compétences cognitives correspondant à la capacité à avoir conscience de soi, nous pouvons les rapprocher de la capacité individuelle à essayer une nouvelle activité et à s’y investir. Il est intéressant également de voir que Jean-Marie Schaeffer (2015) mobilise les mêmes rouages pour décrire l’expérience esthétique:

L’expérience esthétique est une expérience humaine de base, et plus précisément une expérience attentionnelle exploitant nos ressources cognitives et émotives communes, mais les infléchissant d’une manière caractéristique, inflexion en laquelle réside sa spécificité «expérimentale» […] elle se réalise toujours sous la forme d’un vécu cognitif et affectif et qu’en ce sens elle ne peut pas ne pas être une expérience vécue.

p. 45

Pour cela, nous proposons d’analyser ce que l’ESC peut apporter en réhabilitant le sensible dans un contexte scolaire, notamment au travers du partenariat avec l’artiste. Un des premiers apports du professeur ou de la professeure d’ESC semble reposer sur son expertise et son engagement. Sa posture dans la conduite de projet devient la pierre angulaire pour la réussite d’un parcours global et cohérent qui permettra aux jeunes de vivre des expériences esthétiques et artistiques, mais également des rencontres. Puisant dans les racines anthropologiques de l’art comme une activité propre à l’homme, il sera à même d’introduire la «conduite esthétique» telle que la présente Alain Kerlan (2014), c’est-à-dire l’esthétique comme rapport au monde, une manière d’être, une attention à porter. Pour cela, il propose de dégager des diversités d’expression des mécanismes communs qui mettent en évidence le plaisir ou encore l’émerveillement de l’expérience esthétique. Il s’agit de sentir et d’éprouver ces expériences, celles-ci favorisant la construction d’un «soi». Période transitoire, l’adolescence pourrait donc être un moment propice pour cette éducation sensible.

3.3 Partager le sensible

Dans l’enseignement de l’ESC, les valeurs humanistes sont toujours aussi fortes, mais des enjeux disciplinaires se redessinent, plus particulièrement autour du «vivre ensemble». C’est pourquoi il nous semble pertinent de rechercher ce que l’expérience collective peut apporter au groupe. Pour cela, nous pouvons nous appuyer sur Le partage du sensible (2000) de Jacques Rancière. Dans cet ouvrage, il met en lumière «l’existence d’un commun et les découpages qui y définissent les places et les parts respectives» (p. 12). Le philosophe se place du point de vue du langage et du temps pour révéler les rouages qui permettent de prendre part ou non à ce partage. Ainsi, il déconstruit progressivement la vision de l’esthétique et du sensible en les observant sous le prisme politique, mettant à jour l’invisibilisation de ceux qui ne peuvent pas participer à cet échange. Cette approche bouscule en proposant d’observer les rapports de pouvoir qui s’immiscent au sein de la création de représentations collectives. Point central de la communication, que se passe-t-il pour ceux qui en sont exclus? Cet éclairage entre politique et sensible nous invite donc à favoriser la création et le partage d’une culture commune. Pour cela, Rancière propose de replacer les individus dans une forme d’expérience artistique collective pour redonner la possibilité de s’exprimer. Il parle ainsi de l’esthétique et des fonctions liées à la parole pour favoriser l’expression du visible et de l’invisible. L’esthétique redevient ici créatrice de sensible et de sensations, faisant appel aux émotions en puisant ici aussi dans les racines anthropologiques de l’art en tant qu’activité propre à l’homme. Il souligne le plaisir ou encore l’émerveillement de l’expérience esthétique, notamment au travers de la pratique artistique. Il s’agit de sentir et d’éprouver ces expériences, de les multiplier pour qu’elles irriguent le quotidien afin de privilégier l’émergence de la parole pour impulser le partage du sensible dans le but émancipateur de créer une dynamique démocratique en perpétuelle tension et réinvention pour bousculer les rapports de domination.

Un deuxième point pourrait être d’aborder la complémentarité du duo professeur/artiste dans le partage de l’expérience sensible. Si la personne enseignante est garante à court et moyen terme de la continuité de l’expérience, elle sera davantage celle qui permet de questionner, de remobiliser le vécu dans une approche réflexive et peut-être de le rattacher à l’ordinaire, faisant ainsi la jonction avec la vision pragmatique de Dewey. La place de l’artiste déstabilise, bousculant le regard sur la norme et peut-être invitant à questionner la normalisation. Il introduit la notion de «première fois» qui encourage à redécouvrir ce sentiment d’étonnement face au geste de création et ce qu’il mobilise comme concentration, secousse, interrogation. Par cette rencontre, iel permet sans doute de renouer plus spontanément avec cette expression libre et personnelle.

4. La participation au centre de la méthodologie

4.1 En immersion

Pour cette étude, nous avons observé deux jours d’ateliers de pratique artistique au sein d’une classe de 1re du baccalauréat professionnel (équivalent du DEC du système québécois). Le public visé est âgé de 16 à 18 ans. Une grande partie de ces jeunes affirme subir leur orientation. De ce fait, leur motivation et l’estime d’eux-mêmes sont souvent entachées. Afin de développer leurs compétences psychosociales, nous avons banalisé deux journées. Les activités ont eu lieu en extérieur grâce à la météo printanière. Alors qu’un demi-groupe était soit dans le foyer, soit dans la cour pour effectuer les séances de qi gong avec l’intervenante, l’autre demi-groupe réalisait deux activités de collage (postures et portraits composés) à nos côtés. Pour la deuxième journée, les élèves ont dû dessiner des postures et les réaliser sous forme de photo. Lors de la deuxième journée, un «coin studio» a été installé avec un fond noir et un éclairage. Il n’a pas servi pour l’atelier, mais les jeunes s’en sont emparés. Enfin, un grand collage collectif a été réalisé à la fin des deux jours pour clore la rencontre.

4.2 La participation comme fil conducteur

Notre fonction d’enseignante-animatrice en ESC nous offre la possibilité de travailler auprès des apprenants dans différents contextes éducatifs. Durant ces deux jours d’ateliers, nous avons mis en place une méthodologie qualitative basée entre autres sur une posture d’observation participante, suivie par des entretiens basés sur des méthodes visuelles participatives (Bouldoires et al., 2017), plus particulièrement la photo-élicitation. Les photographies apparaissent comme des supports rassurants et familiers qui vont faciliter les amorces de discussion en partant de l’expérience vécue par la prise de vue. Ici, la fonction d’élicitation permet de mettre au jour la pensée réflexive de la personne interrogée. L’image devient ainsi un outil d’accompagnement de la parole, comme une passerelle entre les représentations mentales qui nous habitent et la mise en mots qui formaliserait notre pensée. Elle instaure une relation dynamique dans la création des visuels et dans les entretiens en replaçant l’interviewé comme expert de sa propre expérience, renforçant l’analyse réflexive et de ce fait ses CPS, qu’elles soient cognitives, émotionnelles ou sociales. Reprenant l’article et le schéma modélisé par Marie-Julie Catoir-Brisson et Laura Jankeviciute (2014), nous pouvons souligner que la relation dynamique générée par l’image est au centre de la démarche et des interactions.

Figure 1

La dimension triadique chercheur-participant-objet visuel (Catoir-Brisson et Jankeviciute, 2014)

La dimension triadique chercheur-participant-objet visuel (Catoir-Brisson et Jankeviciute, 2014)

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Il s’agit d’une médiation simple et conviviale qui permet de présenter et commenter ses propres clichés et d’aider à la réflexion en mettant en mots le corpus d’images. Les méthodes visuelles portent également une créativité propre et invitent à explorer l’image et nos représentations, tant auprès des personnes participantes que du chercheur. En effet, pour notre public adolescent, il s’agit également d’adopter des stratégies en s’appuyant sur leurs pratiques, tout en détournant leurs usages quotidiens de la photographie afin de les intégrer à notre démarche exploratoire. Le partage du sensible à travers la création amène à transformer la relation chercheur/participant en renforçant la relation horizontale entre les deux parties.

Par ailleurs, ce travail prend appui sur une démarche qualitative/interprétative qui amène le chercheur à «s’intéresser à comprendre les significations que les individus donnent à leur propre vie et à leurs expériences» (Anadón, 2006, p. 15). Il s’agit d’observer et d’analyser le point de vue des participants quant aux expériences sensibles proposées. Cette technique amène la personne interviewée à commenter son propre travail et à verbaliser son vécu, ce qui permet la conscientisation et l’analyse réflexive. Il est également important de préciser notre posture, à la fois chercheuse et enseignante ayant monté en partie le projet, qui pourrait sembler un biais, mais que nous assumons, à savoir une posture d’observation participante (Soulé, 2007). Du point de vue des élèves, nous restons une figure de l’institution malgré l’esprit véhiculé par l’ESC. Pour cette intervention, nous avons fait appel à l’artiste-plasticienne Annabelle Munoz-Rio qui a été formée en école supérieure d’art. Elle est également devenue formatrice de qi gong. Nous l’avons rencontrée au début de l’année et avons défini ensemble un canevas d’interventions autour du corps, entre posture et mouvement, et arts visuels.

4.3 Collecte des matériaux et analyse croisée

Une partie des données a été produite directement par les apprenants lors des deux jours d’atelier. Deux entretiens semi-directifs ont été réalisés avec des apprenants sur la base du volontariat. Le premier entretien a rassemblé B. et E., deux garçons ayant intégré la formation cette année. Le second a mobilisé deux élèves internes: L. et A. Ces deux entretiens se sont déroulés en salle ESC et ont été enregistrés. Sur des tables étaient disposés les travaux individuels des élèves et des planches de photographies réalisées par les camarades. Les photographies et collages réalisés lors des deux jours d’atelier sont ainsi devenus des supports de discussion et ont permis de déclencher la parole des personnes interviewées autour de moments précis. De par ces photos et le rythme qu’elles ont donné à l’entretien, les élèves prennent part à une analyse réflexive des situations vécues en atelier. Cette approche participative a contribué également à une dynamique favorisant le pouvoir d’agir des individus pour eux-mêmes et leur environnement. L’analyse du corpus et de la parole a fait apparaître des récurrences sur des thèmes ou des objets qui se sont avérés significatifs. Les deux interviews ont été retranscrites et nous avons dégagé les paroles des jeunes sous la forme de verbatim. Nous avons fait ressortir les récurrences et maintenu la spontanéité des propos et le franc-parler des jeunes. Une analyse plus structurale des échanges fait ressortir des oppositions ou des associations thématiques éclairantes. Parallèlement, nous avons observé le corpus de photos et dessins réalisés au regard des indicateurs issus de notre cadre théorique.

5. De l’expérience sensible à un partage de l’attention

5.1 Promouvoir l’EAC à travers les sens et le sensible

Nous nous appuyons sur l’approche transversale portée par l’ESC car cette expérience a permis de mettre en avant les allers-retours entre pratiques artistiques et pratiques corporelles. Les quatre jeunes interviewés parlent volontiers de la liberté qu’ils ont eue lors de ces deux jours. Celle-ci a été appréciée, bien qu’elle se soit parfois heurtée au besoin des activités, notamment au niveau de la concentration. Lors des collages de postures d’ouverture et de fermeture, B. et E. parlent d’un travail de recherche (collage de E.). E. poursuit: On dirait pas qu’on est en train de faire un cours mais au final, au niveau du résultat c’est comme si c’est un vrai cours. Quant à L., l’expression libre a pris le dessus. Elle a rempli sa feuille (collage de L.) sans se sentir entravée par les attentes, choisissant de montrer des doigts d’honneur, de l’alcool mais aussi des corps nus ou sexualisés… Interrogée sur le fait que l’activité ne rentre pas dans une évaluation, elle dit: Ça te laisse plus de choix… […] parce que si c’était noté, j’aurais pas fait ça moi!

Figure 2

Collage d’E.

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Figure 3

Collage de L.

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Concernant les images stéréotypées véhiculées dans les médias, nous pouvons constater la prise de conscience des jeunes. V., un autre camarade, a dessiné un Monsieur muscle. Il s’est ensuite lui-même mis en scène dans la même posture en se rajoutant des abdominaux de bodybuilder grâce à un montage. B. a parallèlement pris l’initiative de faire un montage en mettant la tête de V. à la place de la sienne. À notre surprise, il a découpé sa silhouette et l’a spontanément placée sur une photo de lui affichée au lycée dans le cadre d’un autre projet. Entre humour, autodérision, créativité et affranchissement des attendus scolaires, ces travaux (série 1) témoignent de leurs capacités à inventer pour se positionner et appréhender le monde.

Figure 4

Série 1 : travaux d’élèves illustrant leurs capacités créatrices et leur liberté

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Si nous observons de plus près le médium photographique que nous avons mobilisé pour cette étude, nous pouvons voir qu’au-delà de la pratique, ce projet d’EAC a servi, d’une part d’éducation aux images à travers les représentations et les stéréotypes véhiculés par les médias, d’autre part d’éducation au regard par la lecture d’images, mais aussi d’éducation de l’attention, ou comment (ré)apprendre à observer son environnement proche pour s’y reconnecter. Prenant appui sur la démarche et le parcours de l’artiste plasticienne Annabelle Munoz-Rio, il est éclairant de dessiner les contours de ce qu’apportent l’image et la photographie en matière de médium auprès des élèves et également la mise en mouvement des corps au sein des espaces scolaires.

5.2 La photo comme expérience du quotidien

Enfin, dans un deuxième temps, nous pouvons voir l’impact de la photo comme support artistique et support d’élicitation sur le dévoilement de la parole. En effet, si l’exercice des portraits composés (portrait de L.) a été apprécié, c’est qu’il a mis l’accent sur une difficulté: appréhender l’image de soi, et par extension l’estime que l’on se porte. Les entretiens ont permis d’évoquer les photos du trombinoscope comme une pratique généralisée par l’institution qui pourtant heurte les élèves. Un des deux groupes a d’ailleurs souhaité que nous remettions les portraits face cachée. Lors des entretiens, tous ont témoigné de cette violence ordinaire. A. parle d’un mauvais souvenir et rajoute ça m’a traumatisée! L. dit:

Les photos Pronote, c’est pas notre meilleur profil… et encore il y en a ça va mais… il y en a vraiment… genre moi dessus, je suis carrément pas mon avantage… […] Déjà j’avais une sale coupe. J’avais une sale tronche […] j’aime pas quand on me prend en photo comme ça […] on te colle contre un mur… tout le monde te regarde et bam… On te prend en photo comme ça… c’est hyper gênant…

Bien que les quatre élèves partagent leur expérience négative de cet exercice de rentrée, ils évoquent aussi l’importance de s’accepter tels qu’ils sont pour bien vivre dans le groupe. A.: Tout le monde sait qu’on est pas beaux sur les photos et au pire on se voit tous les jours… En contraste à cette expérience de la photo, A. et L. parlent de façon très positive de l’occasion d’avoir pu faire de photos propres ou clean grâce à un dispositif laissé dans la classe. Nous avions simplement accroché un fond noir et mis à disposition un éclairage. Certains jeunes en ont profité pour se prendre en photo. Aucune de ces images ne nous a été envoyée et nous avons appris à l’occasion des entretiens qu’elles ont rejoint leurs «stories Insta». Un indice qui montre leur capacité à saisir des opportunités pour eux-mêmes.

Enfin, l’exercice des portraits composés a également permis aux élèves de mettre en avant leur attention au monde et aux autres à travers une consigne d’écriture. A. et L. parlent de leur capacité à observer. B. parle de l’importance qu’il accorde aux mots. Ces compétences sont mises en perspective de leur futur métier de vendeur, des apprentissages et de la créativité. Cet exercice mêlant art plastique et écriture a mis en exergue l’approche sensible par l’introspection. Parler de soi et se resituer dans le groupe a permis aux jeunes d’affirmer des traits de caractère et de les mettre en perspective par rapport au collectif. Une démarche qui renforce les CPS leur permettant de prendre conscience qu’ils sont uniques.

Figure 5

Portrait composé de L.

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5.3 Vers le renforcement des CPS

Enfin, les témoignages d’élèves montrent que l’expérience en éducation reste une clé pour la personne enseignante en ESC pour renforcer les CPS. Les mots découverte ou surprise illustrent la réception positive de ces deux jours. La dimension collective de l’expérience vécue est aussi largement soulignée dans les entretiens. Pour autant, être ensemble semble être à la fois une faiblesse et une force. Les quatre jeunes interrogés reviennent régulièrement sur les difficultés de concentration du groupe, utilisant un vocabulaire très fort au sujet de celui-ci. Dissipée, énergique, énervée, hyperactive, débordante, surexcitée, la classe est présentée comme un élément en fusion où chaque jeune a besoin d’espace d’expression. C’est à la fois fatigant pour les individus la composant, mais également réjouissant, créant des interactions fortes entre jeu et humour. Chaque élève présente un ressenti différent qui éclaire les possibles leviers de transformation par l’expérience artistique collective. A. parle avec franchise de l’importance de vivre des moments différents pour se construire: Il faut peut-être sortir de sa zone de confort pour comprendre, ce que l’on est, comment on agit et comment on est. E. mentionne que la posture de l’ours abordée lors des ateliers de qi gong a été reprise au sein de la classe à la suite du projet. Nous percevons cette démarche comme un clin d’oeil rieur que seule la classe peut comprendre et qui toutefois prolonge l’expérience partagée. Elle contribue à accentuer les liens de connivences dans le groupe, renforçant le lâcher-prise comme la possibilité d’une expression libre et spontanée. L., quant à elle, revient sur la place de l’humour dans la classe. Le mot drôle ou des synonymes reviennent 23 fois dans la bouche des jeunes, décrivant les gestes de qi gong ou le ressenti collectif lors de l’atelier. Selon elle, s’amuser est presque devenu viscéral pour sa génération après le confinement et témoigne du besoin de se retrouver et de vivre ensemble, peut-être dans l’insouciance.

Travailler différemment apparaît aussi comme une source d’épanouissement. Si les jeunes ne demandent pas à généraliser ce type d’activités au quotidien, ils soulignent l’importance d’en avoir plusieurs par an. Le paradoxe d’être assis en classe pour des jeunes qui ne semblent pas tenir en place est également pointé. Ils décrivent également la plus-value relationnelle créée par ces moments pour renforcer le lien enseignant-élève. Les activités atypiques ne sont pas vécues comme un attendu scolaire au travers desquelles nous pouvons extraire les trois axes de Boutaud (2016). Plusieurs facteurs comme la liberté ou encore l’absence de pression sont fortement exprimés, renvoyant à un cadre de travail apaisé et une sensation, au sens de l’esthésie, d’un rapport au temps renouvelé. Il est intéressant de souligner le glissement sémantique au travers duquel le sentiment de liberté devient un sentiment de libération. E. évoque ce point avec bienveillance pour parler de certains de ses camarades qui auraient eu plus de difficulté, notamment avec le regard de l’autre. Ensuite, «l’entraide», comme valeur centrale du collectif, met en avant la dimension éthique de cette expérience. Il en va de même pour le partage, le soutien et l’empathie qui demeurent à la croisée de la proposition et de la posture des encadrantes. Enfin, l’approche esthétique met en lumière le décalage entre les images «stéréotypées» et leurs propositions. Dans la seconde, le corps révèle sa puissance expressive, il est déployé dans l’espace. Au regard de la diversité des productions, les jeunes ont su se saisir de la proposition en se recentrant sur des postures oscillant entre maîtrise et lâcher-prise. Elles catalysent pour la plupart une forme de puissance qui révèle un état de forte mobilisation. Par ailleurs, les formes corporelles du qi gong ont particulièrement dérouté les élèves. A. et L. parlent de ridicule mais nous voyons dans cette dimension incongrue le rôle de l’artiste à déstabiliser pour questionner et ressentir (série 2.).

Figure 6

Série 2: photos réalisées par A. et son binôme en extérieur

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Enfin, les interviews réalisées dans le cadre de cette recherche ont ouvert une piste vers la co-construction. Celle-ci pourrait aller au-delà des contenus pédagogiques en répondant davantage aux besoins physiologiques des jeunes. Les élèves ont mentionné avoir apprécié mais voudraient prolonger avec des activités moins calmes. A. et L. ont clairement exprimé l’envie de décrocher des cours avant le bac pour se défouler au trampoline parc [et faire] des activités de surexcités pour évacuer tout le stress… Quant au renforcement des CPS, nous voyons à quel point la relation de confiance permet à ces jeunes d’exprimer leur besoin de façon claire et argumentée. Bien que cette demande nous interroge sur l’intérêt pédagogique, elle permet d’illustrer un éventuel glissement de pratique entre éducation formelle et non formelle renvoyant à la fonction d’animatrice ou d’animateur du métier et aux possibilités de faire évoluer les pratiques professionnelles et les représentations de l’école. Peut-être jusqu’à repenser la place du corps en mouvement dans les établissements comme le suggèrent ces sauts spontanés (série 3).

Figure 7

Série 3: photos d’élèves illustrant leur capacité à mobiliser leurs corps dans l’espace scolaire

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Grâce à cette analyse, nous avons observé un questionnement profond chez les jeunes quant à l’image de soi et leur place au sein d’un groupe. Cette réflexion semble d’autant plus forte dans la relation qu’ils entretiennent au cadre scolaire et à leur représentation individuelle et collective en ce lieu. Nos premières conclusions nous ont permis d’ouvrir un dialogue avec la classe permettant d’envisager de nouvelles pistes et d’enrichir la connaissance sur la visée transformative de l’EAC, pour favoriser leur pouvoir d’agir et leur permettre de s’ouvrir différemment sur le monde.

6. Perspectives

Ces deux journées d’atelier et les échanges qu’ils ont provoqués soulignent l’intérêt d’une démarche collective privilégiant l’expression. Si l’EAC est un levier pour advenir au monde, les élèves manifestent leur envie et besoin de vivre plus régulièrement ce type d’expérience sensible (Boutaud et al., 2016) pour se décaler du cadre scolaire. La souplesse apportée par l’ESC permet de basculer dans des approches décalées du quotidien de façon plus simple pour les élèves. Individuellement et collectivement, ils ont affiné leur rapport au groupe et à l’adulte, que ce dernier soit enseignant, artiste ou chercheur. Ils ont pu s’ouvrir davantage sur la relation que sur la finalité de l’activité, montrant leur capacité à prendre de la hauteur par rapport à ce qui est proposé par l’institution. La jonction entre qi gong et photo a joué un rôle important, à la fois pour déstabiliser, mais aussi pour revenir à l’origine même de l’art: ressentir. En éprouvant par et dans le corps, les élèves ont pu inscrire leur expérience en un lieu, celui de l’école. L’EAC, par son approche générale: voir, faire, interpréter, a permis de questionner la photographie de façon approfondie en abordant d’une part les images stéréotypées ancrées dans nos sociétés, et d’autre part l’image de soi dans le rapport intime que nous entretenons à elle. Ce dernier point permet de questionner le rapport sensible et esthétique aux images produites en tant que document; entre une première expérience institutionnelle mal vécue et une autre vécue entre pairs dans le cadre d’activités ludiques pouvant servir à alimenter les réseaux sociaux. Enfin, l’approche globale du projet a créé un rythme qui a favorisé la créativité des jeunes et semble avoir renforcé la conscience de soi dans l’écosystème scolaire, notamment par l’expression corporelle et l’inscription dans un lieu. Telle une préenquête, ce travail exploratoire a permis d’ancrer un cadre théorique fort permettant de croiser la notion d’expérience avec l’approche sensible et l’éducation de l’attention. Ainsi, nos premiers résultats ouvrent la voie de ce que la médiation par la photographie peut apporter d’émancipation aux jeunes au sein de l’institution scolaire.