Corps de l’article

1. Introduction

Nous étudions l’expérience scolaire d’élèves de deuxième année de cours moyens (CM2[1]) dans le cadre d’un projet d’éducation artistique et culturelle (EAC) autour de la problématique suivante: à quelles traces de compétences au travail donnent accès les «moments spéciaux[2]» des élèves? L’analyse des verbalisations des élèves autour de ces moments vise à approcher le caractère transformatif de leurs expériences vécues. Les données sur lesquelles portent nos analyses ont été recueillies au moyen d’un dispositif méthodologique auquel nous recourons depuis plusieurs recherches (Necker et al., 2022, 2023). À la suite d’un temps scolaire (journée ou séance), chaque élève consigne sous la forme d’un court billet anonyme un moment qu’elle ou il sélectionne comme «spécial». Ce dispositif explore un mode d’accès au «vécu subjectif» (Mouchet et Cattaruzza, 2015) et repose sur l’intérêt de l’étude des émotions pour qualifier ce vécu et les transformations attenantes.

Précédemment, nous avions commencé à repérer que certaines expériences scolaires – comme le travail en groupe restreint ou les exposés individuels sur un sujet choisi par l’élève – étaient propices au déploiement de compétences psychosociales (Necker et al., 2022, 2023) telles que la connaissance et l’attention à soi ou le développement de «relations constructives» (Lamboy et al., 2022). Recourant aux billets moments spéciaux, ces précédents travaux ont également montré la place singulière des enseignements artistiques dans les journées des élèves d’école primaire (Necker et al., 2022, 2023). En effet, parmi la diversité des déclencheurs de moment spécial à l’échelle d’une journée, la rencontre avec une ou un artiste, le comportement de l’enseignante pendant une séance de théâtre, l’action collective performative, la possibilité d’être «autre(ment)»… sont apparues comme des expériences significatives dans le parcours des élèves puisqu’elles les poussaient à les mentionner comme moment spécial (plutôt qu’un autre) (Necker et al., 2023).

Au vu de ces premiers résultats, nous avons souhaité approfondir notre étude de l’expérience scolaire sur le terrain d’un projet d’EAC en danse. L’objectif de la recherche est d’analyser des traces de compétences au travail par le biais de la récolte des moments spéciaux des élèves tels que rédigés par elles et eux sur un billet. Nous avons ainsi recueilli, à l’échelle circonscrite de chaque séance du projet, les moments sélectionnés par les élèves en réponse à la consigne de décrire un moment spécial vécu au cours de ce temps scolaire. Au terme de notre analyse qualitative, nous convoquons la notion de «reliance», comme «acte de relier ou de se relier» et «résultat de cet acte» (Bolle de Bal, 2003, p. 15), qui vient – a posteriori – éclairer l’expérience des élèves de manière heuristique. Nos résultats font émerger l’émerveillement comme une forme spécifique d’expérience qui relie, voire transforme.

2. Revue de littérature

2.1 Danse à l’école: des espaces-temps multidimensionnels

La littérature scientifique montre la «complexité» de l’activité de l’élève engagé dans les enseignements artistiques «mettant en jeu simultanément les plans cognitif, perceptif, kinesthésique et proprioceptif et suscitant le conatif» (Arnaud-Bestieu et Tortochot, 2021, p. 25 et suiv.). Dans cette perspective, l’étude des ateliers d’EAC permet de questionner et dépasser les oppositions classiques entre domaine du rationnel et du sensible (Germain-Thomas, 2020; Necker et Filiod, 2014; Zask et Kerlan, 2017). En effet, ce sont des espaces-temps dans lesquels plusieurs «cadres […] porteurs d’exigence, de règles» (Necker et Filiod, 2014, p. 95), parfois incompatibles, peuvent coexister et s’entrechoquer (Kerlan, 2017).

En contexte de danse à l’école, cette pluralité favorise l’expérience esthétique, soit «une certaine manière de porter attention aux éléments du monde qui nous entoure, de percevoir les événements qui s’y déroulent et nous touchent, […] de ressentir notre propre présence dans ce contexte» (Lefèvre et Matthaey, 2024, p. 85). L’expérience «multidimensionnelle» est de plus renforcée par «la force de la danse contemporaine [qui] est d’inviter à une relation [aux] dimensions [corporelles, spatiales, gravitaires, relationnelles, émotionnelles], à une prise de conscience de certains paramètres […] sans aucun autre but que cette relation et sa conscience» (Arnaud-Bestieu et al., 2021, p. 63). Dans cette perspective, le sensible peut être entendu comme «connaissance» et est ainsi «à la fois les sens de la sensorialité, le(s) sens qui en découle(nt), la connaissance qui y est associée, dans l’expérience même et à partir d’elle» (Necker et Filiod, 2014, p. 97).

Le projet d’EAC[3] étudié renvoie aux référents culturels de la danse contemporaine. L’approche du corps caractéristique de cette forme artistique est celle d’un «sujet corps»: «choisir le corps et le mouvement du corps comme champ de relation avec le monde, comme instrument de savoir, de pensée, et d’expression» (Louppe, 2007, p. 61) et ainsi «faire [du] corps un projet lucide et singulier» (p. 62). Ainsi Andrieu (2021) suggère d’examiner les ressentis «liés au corps», «liés aux sens», «subtils: émotionnels, énergétiques, spirituels», «avec l’intellect, les pensées, les croyances», «liés à la respiration». Au travers de la notion de «savoir-faire perceptifs», soit la «capacité à écouter et interpréter les sensations qui émanent de son corps, dans un dessein d’adaptation à l’environnement et/ou de meilleure gestion de son capital corporel» (Paintendre et al., 2020, p. 118), est saisie la relation entre l’individu et son environnement.

Les effets de projets danse sont repérables du point de vue relationnel (meilleures relations interpersonnelles, apaisement des tensions au sein des groupes), cognitif (développement de l’écoute et de l’attention, des capacités de concentration), artistique et culturel (dépassement des stéréotypes liés à la danse, présence) (Germain-Thomas, 2017, 2019). Ces effets positifs sont potentiellement transférables à d’autres espaces-temps sociaux (Germain-Thomas, 2017). C’est ainsi que la recension de Duval et Arnaud-Bestieu (2021) éclaire la contribution de la danse scolaire au développement des «compétences transformatives» (Organisation de coopération et de développement économiques [OCDE], 2018), soit à la formation d’«un citoyen lucide et éclairé» (Duval et Arnaud-Bestieu, 2021, §17). Les autrices s’appuient alors sur ces trois compétences: «Créer de la valeur nouvelle; Concilier tensions et dilemmes; Être responsable» (OCDE, 2018, p. 7). Leur démarche permet de «mettre en lumière des potentiels didactiques» de la danse, autour des composantes suivantes des compétences transformatives: «le bien-être personnel et le sens de la collectivité, l’inclusivité, la capacité d’adaptation, la créativité et l’ouverture d’esprit» (Duval et Arnaud-Bestieu, 2021, §2). C’est sous l’angle de l’étude de l’expérience vécue des élèves dans cette forme d’enseignement artistique, du point de vue du sujet, que nous souhaitons contribuer aux travaux scientifiques. Nous explorons, tout particulièrement, la nature des transformations en jeu et le système formé par les déclencheurs de ces transformations dans leurs interactions.

2.2 Les émotions comme voie d’accès à la transformation

Nous considérons avec Dewey que «[c]haque expérience faite modifie le sujet» (2013, p. 79). L’expérience renvoie à un processus de «construction de sens» qui s’opère, pour le sujet en activité et dans une situation donnée, «autour de [sa] propre action et de l’éprouvé (ou “vécu”) – cognitif, corporel et émotionnel – qui l’accompagne» (Bourgeois et al., 2013, p. 5). Le caractère composite de ce processus conditionne la transformation du rapport que l’individu entretient à lui-même et au monde (Barbier, 2009). Notre projet est alors d’analyser les traces de cette transformation en accédant aux émotions associées aux expériences, en demandant aux élèves d’identifier et de narrer un moment qu’elles et ils considèrent comme «spécial», en fonction des saillances qu’elles et ils rencontrent.

Nous présentons quelques «facteurs génériques» de saillance (Landragin, 2004, p. 84) ici et en donnons notre explicitation avec un exemple propre à notre contexte de recherche: le caractère unique (d’un objet considéré comme étrange par exemple), la «mise en évidence» (pouvant être opérée dans le cadre d’un spectacle grâce à un projecteur), le «placement à un endroit stratégique» (d’un objet ou d’un corps par décision chorégraphique), la «rupture dans une continuité» (une surprise orchestrée dans un spectacle), ou encore «l’infraction d’une règle implicite» (une chorégraphie impliquant de se laisser tomber par exemple). Ce sont les émotions associées aux saillances que nous appelons «saillances émotionnelles» – avec Grandgenèvre (2015) – et tentons de cerner avec le recueil par billets moment spéciaux.

Cette appréciation de la saillance d’un phénomène par l’élève et son inclusion dans sa narration vont de pair avec l’évaluation inhérente à l’expérience des émotions. L’émotion est en effet un processus «qui intègre une série d’évaluations permettant à l’individu de spécifier la signification de la situation à ses yeux» (Cuisinier et Pons, 2011, p. 3). Parmi les composantes de ce processus, deux nous intéressent particulièrement puisqu’elles éclairent les transformations. La première, «motivationnelle», renvoie aux «tendances à l’action» (Audrin, 2020; Sander et Scherer, 2014). Si cette composante n’implique pas – systématiquement – l’accomplissement de l’action vers laquelle l’émotion pointe, elle suggère l’engagement possible vers une action. Le recours au billet est alors une tentative de garder des traces de la «fonction motrice» (Thievenaz, 2017) des émotions et, ainsi, des transformations associées aux émotions que l’expérience d’un projet d’EAC implique.

La seconde composante de l’émotion qui retient notre attention est celle de «sentiment subjectif». Elle opère une «synthèse» des changements perçus dans l’ensemble des composantes émotionnelles (physiologique, d’expression motrice et motivationnelle) (Audrin, 2020). S’y intéresser, au moyen de l’étude de la verbalisation des moments spéciaux, permet alors d’appréhender le processus de «construction de sens» constitutif de l’expérience (Bourgeois et al., 2013, p. 5). La «synthèse» des changements perçus dans l’ensemble des strates de l’émotion contribuerait alors à la transformation du rapport à soi et au monde (Barbier, 2009).

Les données recueillies permettent d’appréhender des portions d’expérience où l’intensité du moment retenu rend plus probable la présence dans le corpus d’expériences transformatives. En effet, pour Landragin (2020): «Être saillant, c’est ressortir particulièrement, au point de capter l’attention et de donner une accroche, un point de départ à la prise de connaissance et à la compréhension» (p. 25). Nous verrons au cours des analyses que le dispositif des billets moments spéciaux permet le partage de ce qui a été mis au travail, voire appris ou transformé, dans ces expériences (Barbier, 2009; Bourgeois et al., 2013; Dewey, 2013), notamment en matière de compétences.

Dans le registre des saillances émotionnelles, l’émerveillement tient une place particulière. Couramment, le merveilleux correspond à un «événement» ou une «chose qui cause un vif étonnement par son caractère étrange et extraordinaire» (CNRTL, 2012c). Le préfixe «é» de l’é-merveillement impulse à cet événement un mouvement vers l’inconnu, l’étranger, une sortie de soi (Edwards, 2008), voire une diminution de soi (Bai et al., 2017; Zhang et al., 2014). L’émerveillement partage avec l’étonnement ce même préfixe qui conduit Thievenaz (2017) à parler d’«un processus d’“étrangéification” du réel, générateur de réflexivité et potentiellement source d’apprentissage» (p. 65). Selon Cannone (2017b), l’émerveillement est par définition «altruiste» «parce qu’il postule une altérité (un non-moi), avec laquelle il nous fait entrer en relation» (p. 34). Cette relation est proche de celle que Rosa caractérise comme résonnante, soit «un phénomène d’interaction dynamique entre le sujet et le monde» (Rosa, 2018, p. 37), «d’écoute d’une autre voix» (Rosa, 2022, p. 34), «un processus de réponses réciproques, et avec lui de transformations» (p. 70).

Alors que le monde de l’art est un espace social propice à l’émerveillement et son étude (Cannone 2017b; Morin, 2016; Rosa, 2022; Salaméro et Julhe, 2017), notre projet vise à appréhender ses occurrences et son potentiel transformatif, à saisir des façons d’être au monde, de le lire, d’y interagir, de s’y relier, de le faire.

3. Méthodologie

De septembre 2022 à mars 2023, 26 élèves d’une classe de CM2 de la métropole lilloise ont consigné anonymement sur un billet un moment spécial à l’issue de chaque temps d’un projet obligatoire d’EAC en danse. Ce projet reposait sur une alternance de séances avec et sans partenaire(s) (Mathieu Calmelet, l’artiste associé et/ou deux autres intervenantes en musique et danse). Il s’est déroulé selon les étapes suivantes: 1) l’enseignante a animé – seule – quelques séances de danse pour travailler l’écoute et le collectif; 2) les élèves ont assisté à la performance Prélude au souffle du collectif LAC Project fondé par Mathieu Calmelet[4]; 3) plusieurs séances animées par l’artiste et les intervenantes se sont appuyées sur la découverte de l’univers du chorégraphe, de ses instruments et machines; 4) sans l’artiste, des ateliers ont fait émerger des idées de créations; 5) ces propositions ont été présentées à l’artiste et travaillées avec lui; 6) des représentations publiques sur scène du spectacle créé par les élèves ont eu lieu début 2023. Le projet a réservé une large place à l’improvisation, à partir des objets sonores créés par le collectif LAC Project (soufflets manipulés avec un longue corde, tambourins et cordes à sauter avec amplificateurs). Il mêlait danse et musique et visait à tisser des liens entre ces deux formes artistiques. Au cours des séances de danse, les élèves ont par exemple créé du mouvement à partir de ce que les sons (aléatoires) produits par d’autres élèves (sur les instruments et machines hors du commun du collectif) suscitaient, évoquaient pour eux.

En début d’année scolaire, chaque élève et l’enseignante[5] ont reçu un carnet de billets. Sur chaque billet figurait l’invite suivante: «Tu as vécu un moment spécial pendant cette séance. Peux-tu l’écrire et le mettre dans la boîte, s’il te plaît? Merci. Sophie». Les billets étaient ensuite déposés dans une boîte destinée aux seules chercheuses : 280 billets élèves ont été recueillis. Les verbalisations de moments spéciaux ont été codées en fonction des déclencheurs, des émotions attenantes, de la présence de l’autre, de la mention du corps, des savoirs propres à la danse, des compétences psychosociales (CPS) en jeu. Lamboy et al. (2022) considèrent ces dernières comme

un ensemble cohérent et interrelié de capacités psychologiques (cognitives, émotionnelles et sociales), impliquant des connaissances, des processus intrapsychiques et des comportements spécifiques, qui permettent d’augmenter le pouvoir d’agir (empowerment), de maintenir un état de bien-être psychique, de favoriser un fonctionnement individuel optimal et de développer des interactions constructives.

p. 23

Pour en repérer les traces dans les verbatim, nous nous sommes appuyées sur un ensemble de marqueurs langagiers (Kerbrat-Orecchioni, 1980) opérant comme des indicateurs des compétences impliquées. Par exemple, relever le lexique de la «rupture de continuité» (Landragin, 2004) et des émotions nous a permis d’accéder aux compétences de gestion des émotions et de régulation du stress. Enfin, nous avons approché les transformations à travers les verbalisations d’élèves disant le passage d’un état antérieur à un nouvel état (repéré à partir de marqueurs de temporalité), le billet témoignant alors d’une augmentation du pouvoir d’agir de l’élève dans le cadre des processus d’enseignement-apprentissage mis en jeu par le projet d’EAC (Bacqué et Biewener, 2013).

Au terme d’un premier regard flottant porté sur le corpus dans la démarche itérative de l’analyse qualitative (Lejeune, 2014), deux séances sont apparues comme exemplaires avec une concentration de facteurs de saillance (Landragin, 2004) et de déclencheurs de l’étonnement (Thiévenaz, 2017). Ces séances couvrent, en outre, la multidimensionnalité constitutive de l’expérience d’EAC (engagement corporel, expérience de la démarche de création et expérience esthétique de spectatrice ou spectateur) et ses différentes échelles (individuelle et collective). Nous les retenons pour exposer nos analyses. Il s’agit:

  • de la confrontation de la classe à la création de Mathieu Calmelet à l’occasion d’une représentation scolaire à l’auditorium du Conservatoire de Lille (29/09/22).

Pour assister à la performance de Mathieu Calmelet, les élèves se déplacent vers un lieu de diffusion culturelle, en appréhendent et éprouvent les codes, s’installent dans des fauteuils de velours rouge aux côtés d’autres élèves, se confrontent au spectacle vivant, aux artistes, à un univers artistique (Guisgand, 2010). Elles et ils assistent à une création où «trois individus et d’étranges sculptures à vent entrent en relation […]. Au rythme des souffles humains et mécaniques, électrisés par un traitement numérique live, le collectif […] convie le public dans une symphonie musicale et chorégraphique» (source: www.lacproject.com). À l’issue de la représentation, un bord de scène est organisé et les élèves ont la possibilité de monter sur le plateau.

  • d’une séance d’improvisation guidée conduite par l’enseignante autour de la métaphore de la vague (13/10/22).

L’enseignante propose une situation d’exploration afin de «[f]avoriser l’imaginaire corporel; Enrichir le vocabulaire corporel; Dépasser les stéréotypes; Accepter d’entrer en contact avec l’autre». Deux groupes sont répartis dans l’espace de danse: les élèves «vagues» passent au-dessus ou roulent sur le dos des élèves «rochers» installés en ligne et en boule au sol. L’enseignante indique comme critères de réussite: la variété des mouvements et des intensités (vague calme, agitée). Après une phase d’exploration, les élèves changent de rôle.

Pour ces journées, respectivement 21 et 20 billets élèves ont été recueillis. Nous situant dans une épistémologie de la «preuve culturelle» (Sensevy, 2022) et non de la preuve statistique, une occurrence unique (de moment spécial, de compétence et/ou de transformation en jeu) est pour nous tout autant à prendre en considération que des occurrences multiples. Aussi les verbatim mobilisés par la suite ne couvrent-ils pas l’ensemble des 41 billets[6].

4. Analyse: de quoi les élèves font-elles et ils l’expérience?

En nous appuyant sur les billets recueillis à l’issue des deux séances décrites ci-dessus, nous qualifions des composantes de l’expérience vécue par les élèves associées à leurs contextes.

4.1 Le corps qui se rappelle à soi

Des élèves mentionnent la sensation corporelle, témoignant ainsi de l’attention à leurs ressentis associée au «savoir-faire perceptif» (Paintendre et al., 2020). Le corps peut alors se rappeler à l’élève par la douleur: Quand j’ai sauter je me suis fais mal (13/10‑19)[7]. Une autre élève met en mots les éléments moteurs déterminants dans l’évaluation de deux actions à son goût (marcher et qu’il y avais un son régulier) ou non (malonger pour faire un rocher): J’ai aimé quand on marcher et qu’il y avais un son régulier. Par contre je n’est pas aimer malonger pour faire un rocher (13/10‑8). Cette expérience peut témoigner d’un pas dans la «connaissance de soi» (Lamboy et al., 2022).

L’expérience vécue verbalisée par les élèves apparaît comme multidimensionnelle et multisensorielle. Le corps se rappelle ainsi à l’élève par les différentes voies d’appréciation de la valence – positive – du rapport au moment choisi comme spécial:

J’ai aimé quand il sont commencé à faire de la corde a sauté parce que j’aimé bien le retme quand il faisai chaqu un leur tour.

29/09‑21

J’ai bien aimer quand ils sont fait de la corde a sauter sa fesait des sont différent et quand ils sont fait la porter.

29/09-12

Les paramètres utilisés par les élèves pour évaluer la saillance de l’expérience sont pluriels et ancrés systématiquement dans le corps. Ils sont d’ordre moteur et visuel (faire de la corde à sauter, porter), matériel et scénique (corde à sauter), musical et sonore (des sont différents), rythmique (retme, chaqu un leur tour), liés au poids et à l’espace (porter). La verbalisation du moment spécial donne alors à lire le travail de lecture de la danse opéré par les élèves (Guisgand, 2010), par le corps.

L’étude du champ lexical associé au corps et aux sensations que les élèves mobilisent dans les billets (passer au-dessus, faire la vague, tomber, courir, faire de la corde, toucher le sol, porter, danser, bouger, s’allonger, marcher, relaxant, gênant, plaisir, dos, pied[s], tour…) couplée à celle des contextes du recours à ces termes (déclencheurs, éléments de la saillance ou encore voies d’appréciation) révèle l’expérience que les élèves font d’un «sujet corps» (Louppe, 2007). Ainsi, dans le billet suivant, l’expérience est évaluée à l’aune du sensible (Germain-Thomas, 2020; Necker et Filiod, 2014; Zask et Kerlan, 2017). L’intensité du son (très grand, très fort), la vitesse du rythme (très vite) et la fluidité du mouvement (alaise) interpellent l’élève:

Mon Moment spécial c’est quand Les 2 Messieurs on commencer à faire de L’a corde à sauter très vite et que sa à fait un très grand son qui feser du bruit très fort. et aussi j’ai trouver se Momment spécial car il était de Le rytme, alaise, et que c’étais beau.

29/09‑10

4.2 Se relier à autrui

Les élèves inscrivent dans leurs billets des expériences de lien à autrui, impliquant différentes compétences telles que la «capacité à résoudre des problèmes de façon créative», à «gérer ses émotions», à développer des «attitudes et comportements prosociaux» (Lamboy et al., 2022, p. 16) et le «sens de la collectivité» (Duval et Arnaud-Bestieu, 2021, §18 et suiv.; OCDE, 2018), comme nous le voyons ci-dessous. Cette relation peut se tisser de façon directe: l’élève mentionne spécifiquement autrui (artiste[s], camarade[s], enseignante) dans le moment-même qui est verbalisé. Dans le billet mon moment spécial c’est quans j’ai fait la vague au dessus de mes camarades (13/10‑3), l’élève évoque un moment de danse au cours duquel la situation implique une action de lien (j’ai fait […] au-dessus de) à autrui (mes camarades) inscrite dans l’espace façonné par le corps de l’autre (faire la vague au-dessus des camarades). À cette occasion, «le corps de l’autre dans ses appuis, ses contacts, […] me révèle le mien propre» (Louppe, 2007, p. 62-63). La métaphore de la vague à laquelle l’enseignante recourt a elle aussi un rôle de médiation dans la rencontre avec autrui et son altérité (Rosa, 2022). La nature de cette médiation se déploie dans les registres artistique, social et didactique (Kerlan, 2011). En effet, la métaphore convoque un imaginaire (Durif-Bruckert, 2017) (à partir d’éléments minéral et aquatique ici) qui agit sur les composantes du mouvement dansé (Laban, 2003) et les modalités interactionnelles en court-circuitant représentations (de soi, de l’autre, de la danse, de la tâche) et identités («être» rocher): j’ai aimé quand je été rocher et les vagues passé sur moi (13/10‑17).

Ces médiations engagent, chez l’élève, le déploiement de CPS spécifiques (Lamboy et al., 2022). Tenir le rôle de rocher et/ou de vague exerce la «capacité à résoudre des problèmes de façon créative» (Lamboy et al., 2022, p. 16): Mon moment spécial est quand on devait passer au dessus des autres car c’était génan mais par contre quand c’était mon tour car c’était relaxan (13/10‑22). L’élève ayant à improviser dans les deux rôles a eu à «gérer ses émotions» (Lamboy et al., 2022, p. 16), ici la gêne. Parce qu’elle repose sur une interaction pouvant impliquer le contact entre élèves, la situation engage le «développe[ment] [d’]attitudes et comportements prosociaux» (Lamboy et al., 2022, p. 16) et le «sens de la collectivité» (Duval et Arnaud-Bestieu, 2021, §18 et suiv.; OCDE, 2018). Ainsi, dans le billet qui suit, le contact douloureux ne contrarie pas la relation amicale: J’ai bien aimer quand: ont a fait: comme a la place il y avai des camarade qui fesai les rocher ou la vage par contre il y a une copine ma fait inpeux mal au doe (13/10‑14).

Dans d’autres cas, la relation se construit de façon distribuée entre les protagonistes, dans le partage d’un même moment spécial. Le jour où la classe assiste à la performance de Mathieu Calmelet, 13 élèves mentionnent dans leur billet les cordes à sauter sonores manipulées sur scène. Elles et ils indiquent, par exemple:

Mon moment spécial était quan Matieu a fai de la corde à sauter qui fesai de la musique quan elle toucher le saule, parce que c’était drole.

29/09‑25

Comme j’était pas là mardi 27[/09] j’ai découvert la façon dont ils dansaient, et surtout le moment des corde à sauter, voila!

29/09‑13

Le rapprochement des 13 billets montre une expérience vécue similaire: le vocabulaire et la ponctuation communs relèvent de la qualification positive voire hyperbolique (drole, beaucoup aimé, découvert, trop beau, trop style, incroyable, bien, ingénieut, recours au point d’exclamation). La répétition de la mention de ce drôle d’objet sonore et le consensus du point de vue de la connotation émotionnelle associée représentent des traces du partage esthétique au sein du public. Une communauté d’expérience a pu se constituer dans la salle à ce moment du spectacle, à travers des processus évaluatifs débouchant sur un effet commun: mentionner la relation singulière à un même élément du spectacle comme moment spécial. La confrontation aux cordes à sauter (usage, manipulation, sons) a impliqué ces 13 élèves dans une relation «résonante» non seulement pour chacune et chacun des 13 élèves avec le plateau mais aussi pour les 13 élèves entre elles et eux. Dans cette «forme spécifique de relation» est impliquée «la capacité à être assez fermé et assez ouvert» (Rosa, 2022, p. 165). L’enjeu pour l’élève est alors de «développer sa propre voix, singulière et audible» sans «fusionner avec l’espace de bien-être que serait la classe» (p. 36).

4.3 Dépasser un état de soi antérieur

Certains billets comportent des traces du passage d’un état antérieur à un nouvel état de soi. Leur analyse documente alors le potentiel transformatif de l’expérience de la danse, non seulement au travers de la «fonction motrice» (Thievenaz, 2017) ou de la composante de «sentiment subjectif» (Audrin, 2020) des saillances émotionnelles (Landragin, 2004) mais aussi au travers de compétences au travail.

Des élèves mobilisent le lexique de l’inédit pour qualifier leur expérience, avec le mot première ou l’expression différent que d’habitude. Nous repérons ainsi la verbalisation de deux facteurs de saillance émotionnelle: la «rupture de continuité» et l’«unicité» (Landragin, 2004) d’une occurrence:

C’est quand j’ai poser une question avec le micro c’était la première que je parler avec un micro et j’ai trouver ça tros cool.

29/09‑4

J’ai beaucoup aimé le moment où on était des vagues et les autres des rochers parce que c’était différent que d’habitude.

13/10‑13

La nouveauté mentionnée de la manipulation d’un micro ou de la rencontre avec une situation recourant à la métaphore sera à la prochaine occurrence, dépassée; eu égard du principe de continuité de l’expérience (Dewey, 2013). L’élève qui n’a jamais vécu cela se transforme en élève qui a déjà vécu cela. Elle ou il monte en compétence au regard de la négociation de la rencontre avec l’inconnu.

Une autre élève explicite un moment spécial marqué par un revirement d’émotion et de représentation:

Le moment spécial était au début quand la dame était sous le triple soufflet c’était bizarre car j’avais un peu peur que se soit une morte… Et c’est étrange de voir des pieds sous un instrument qui ne bougent pas. Mais heureusement après elle s’est réveillée.

29/09‑22

L’élève opère une synthèse de la situation (Audrin, 2020) en mobilisant plusieurs facteurs de saillance émotionnelle à propos de la position de la danseuse: la «mise en évidence» (des pieds sous un instrument) et le «placement à un endroit stratégique» (sous le triple soufflet) (Landragin, 2004, p. 28). L’élève recourt également au facteur d’«infraction d’une règle implicite» (p. 28): dans l’expérience habituelle de l’élève, il n’y a pas de corps inerte.

Confrontée à ces saillances, l’élève transforme l’incongru en expérience qui a un sens pour elle et retranscrit, dans son billet, sa trajectoire émotionnelle: au début […] un peu peur, heureusement après. Nous repérons le fil de la «construction de sens» à l’oeuvre (Bourgeois et al., 2013) pour interpréter l’immobilité de la danseuse. À partir d’une image interpellante (Le moment spécial), l’élève accueille l’émotion (j’avais un peu peur), analyse (c’était bizarre), donne un premier sens (se soit une morte), relie (c’est étrange de voir des pieds) puis remet en question à partir d’un nouvel élément (sans doute un mouvement), analyse à nouveau (Mais heureusement) et revisite le sens donné en première instance (elle s’est réveillée). Le revirement émotionnel autour de l’invalidation de la croyance initiale que la danseuse est une morte renvoie à la composante d’«ouverture d’esprit» de la compétence transformative «Créer de la valeur nouvelle» (Duval et Arnaud-Bestieu, 2021, §44 et suiv.; OCDE, 2018). Ce changement vient ici du corps et y retourne, dans un phénomène d’«empathie kinesthésique» (Godard, 2002; Leroy, 2013) où «le visible et le kinesthésique [sont] totalement indissociables» (Godard, 2002, p. 227). Une portion du spectacle a confronté l’élève à des étrangetés qu’elle a repérées, cherché à rendre intelligibles, en dépassant – de surcroît – des émotions négativement connotées. Cette «fabrique du sensible» (Guisgand, 2014) (débutée à l’auditorium et prolongée par la rédaction du billet) fait monter l’élève en compétence en tant que «sujet corps» (Louppe, 2007). Par la «synthèse des changements perçus» (Audrin, 2020), il se transforme en «sujet corps» qui-fait-sens.

4.4 S’émerveiller dans l’expérience de spectatrice ou spectateur

Pour qualifier un fragment du spectacle auquel il a assisté, un élève recourt à deux reprises au qualificatif incroyable et utilise également l’adverbe trop pouvant être associé à l’«excès», à ce qui est «au-delà de la mesure», «dépasse l’ordinaire», ou au «haut degré» (CNRTL, 2012a): c’est quand il ont fait la corde a sautée c’été incroyable c’été trop beau je ne c’est pas comment il on fait c’éte incroybl (29/09‑3). À ce moment (spécial) de la performance, les artistes ont fait exister une réalité hors de l’entendement de l’élève, qui verbalise alors une «déroute» (Cannone, 2017a, p. 112): je ne c’est pas comment il on fait c’éte incroybl. Le fait que le mécanisme employé par l’artiste soit caché (je ne sais pas comment il on fait) donne un caractère merveilleux à la prestation qui joue sur le visible et l’invisible (CNRTL, 2012c). En outre, en créant du son à partir de sauts à la corde, les artistes font subir à cet objet de la culture enfantine un processus d’«étrangéification» «générat[eur] de réflexivité et potentiellement source d’apprentissage» (Thievenaz, 2017, p. 65). La saillance émotionnelle que l’élève consigne est alors associée à une expérience d’émerveillement au cours de laquelle l’élève a «défamiliaris[é]» le réel, l’a vu en «nouveauté» (Cannone, 2017a, p. 15), en l’admirant (trop beau).

Dans un autre billet, l’émerveillement se loge dans la connaissance (Edwards, 2012). En effet, le mécanisme auquel recourent les artistes impression[ne]: J’ai adoré le spectacle c’était impressionant avec le triple soufflé et j’ai vraiment aimé et trouvé ça ingénieut la corde a sauté parce que grace aux micros ont entendé le sont de la cord (29/09‑23). L’hyperbole rhétorique (Horak, 2014-2015) vraiment indique l’appréciation de l’intensité de l’émotion. Dans ce cas, la «tendance à l’action» accompagnant la «synthèse» émotionnelle (Audrin, 2020; Sander et Scherer, 2014) est un mouvement de «sortie de soi» (Edwards, 2008) (c’était impressionant), dans un dépassement de connaissances et représentations préexistantes (grace aux micros ont entendé le sont de la cord). Ce dépassement est objet de jubilation (CNRTL, 2012b) dans sa dimension de triomphe (adoré, impressionant, vraiment aimé, ingénieut).

Un autre billet nous semble relever de l’émerveillement: c’est quand ils ont joué de la musique avec la danse quand elle sorté la fille et la relacher j’étais inoubliée (29/09‑11). L’élève prend en considération plusieurs composantes du spectacle (musique, danse, danseuse, actions, mouvement) et fournit des éléments de contexte (quand ils ont joué). Le billet s’achève avec la verbalisation de l’effet produit par la séquence décrite sur son auteur: j’étais inoubliée. De notre point de vue, ce terme révèle la teneur de l’expérience vécue. Possible contraction de l’éblouissement et de l’oubli (voire de l’inoubliable), négation et contraire portés par le préfixe «in»… le néologisme exprime, d’après nous, la force de ce qui a été éprouvé «intrinsèquement» (Leroy, 2013, p. 77). Le billet révèle une tension entre échelle attentionnelle étroite (ressenti, connaissance de soi) et large (éléments de la performance) pouvant s’apparenter au «transport» décrit par Godard (2002, p. 227), soit à une réduction de la distance perçue par la spectatrice ou le spectateur entre elle ou lui et la danseuse ou le danseur. «S’inoublier» pourrait alors renvoyer à l’expérience de diminution ou dilution de soi propre à l’émerveillement (Bai et al., 2017; Zhang et al., 2014).

5. Discussion: caractériser l’expérience d’un projet d’EAC danse… apport de la notion de reliance

Au terme du traitement des verbatims, la notion de «reliance» (Bolle de Bal, 2003, 2009) vient éclairer de manière heuristique nos catégories qualitatives de composantes de l’expérience (le corps qui se rappelle à soi, la rencontre avec autrui, le dépassement d’un état antérieur, l’émerveillement), en permettant une montée en analyse. À la fois «acte de relier ou de se relier» et «résultat de cet acte» (Bolle de Bal, 2003, p. 15), la notion de reliance offre une grille de lecture des compétences et transformations en jeu dans les séances analysées et que nous avons repérées dans les billets.

Pour Bolle de Bal (2003), «[r]elier» c’est «créer ou recréer des liens, établir ou rétablir une liaison entre une personne et soit un système dont elle fait partie, soit l’un de ses sous-systèmes» (p. 17). L’expérience des trois dimensions de la «reliance» (Bolle de Bal, 2009) est ainsi lisible dans les expériences verbalisées dans les billets: reliance à soi (découverte et connaissance de soi, attention à soi), à l’autre (empathie kinesthésique, négociation de l’étrangeté) et à l’environnement (ouverture et disponibilité, observation). La reliance peut en effet intervenir entre une personne et «les différentes instances de sa personnalité», «un autre acteur social, individuel (une personne) ou collectif (groupe, organisation, institution, mouvement social…)», «des éléments naturels» (Bolle de Bal, 2003, p. 103). En outre, dans le projet étudié, des choix artistiques, pédagogiques et didactiques peuvent être considérés comme des «instances médiatrices» de la reliance (Bolle de Bal, 2003, p. 104): recours à la métaphore ou détournement d’un objet de la culture enfantine, alternance des rôles attribués aux élèves, dispositif scénique, usages du corps…

Dans le billet suivant, l’expérience de la combinaison des trois formes de reliance est verbalisée: C’est quand j’était avec Éliabelle[8] dans le (confortable) siège très confortable avec mon pled et donc j’ai adoré les cordes à sautées sa faissais clac clac et c’etait trop styllé (29/09‑20). La reliance à soi est repérable dans l’écoute et la perception de ce qui est confortable ou styllé. La mention d’Éliabelle dans la verbalisation par l’élève de son moment spécial offre une trace de reliance à autrui. Enfin, l’expérience de la reliance à l’environnement apparaît dans la mention du siège, du pled et des cordes à sauter. Nous repérons aussi que chacun de ces «sous-systèmes» de reliance agit sur l’expérience, comme «instance médiatrice». Par exemple, l’assise confortable participe de la disponibilité à Éliabelle et à la réception du spectacle (j’ai adoré les cordes à sautées).

La reliance (à la fois processus et résultat) apparaît alors comme un outil théorique permettant de lire et conceptualiser – dans un même mouvement – la multidimensionnalité de l’expérience des projets d’EAC (différents rôles propres au projet, registres – composites – de l’expérience) et le tissage de ses différents contextes (des plus resserrés aux plus larges: le niveau individuel, le niveau interrelationnel, l’inscription dans un environnement). La place prépondérante de la relation à soi et à autrui dans les moments spéciaux a émergé de nos précédents travaux (Necker et al., 2022, 2023). Ici apparaît l’intérêt de la notion de reliance dans le contexte de l’étude de ces moments. Cette étude, parce qu’elle attire l’attention de l’élève sur les émotions – en tant que processus de relation à une situation (Cuisinier et Pons, 2011) – éclaire la reliance et ses échelles, la reliance permettant en retour une lecture des moments sélectionnés. Ainsi la notion de reliance vient-elle, in fine, s’articuler avec notre revue de littérature en ce que la multidimensionnalité des espaces-temps de la danse à l’école peut se lire à la lumière des niveaux de reliance. De même, l’appréciation de la saillance d’un phénomène par l’élève dans sa narration, par l’explicitation de l’évaluation de l’expérience émotionnelle vécue, vient convoquer elle aussi des déclencheurs s’inscrivant à différents niveaux de reliance. Enfin, entre sortie de soi et mouvement altruiste, l’émerveillement se lit, lui aussi, à la lumière de ces niveaux qui font système.

6. Conclusion: l’émerveillement… l’appréciation d’une transformation dans un contexte de reliance?

À la suite de leur expérience de saillances émotionnelles dans le contexte de la sollicitation sensible et motrice d’EAC en danse, les élèves ont évoqué un moment spécial. Certaines verbalisations pointent des transformations avec la mise au travail de compétences. La notion de reliance nous fournit une grille de lecture de ces verbalisations dans lesquelles il arrive que l’élève articule les trois types de reliance et la transformation qui s’y loge. Parmi ces transformations, l’émerveillement est présent dans notre corpus comme un processus spécifique de passage d’un état à un autre, dans lequel l’appréciation de l’expérience de la transformation se combine à l’expérience elle-même. Cette appréciation est mise en mots grâce à l’écriture du billet, qui formule alors l’intensité de l’émotion associée à cette combinaison.

Sans occulter les limites des projets d’EAC ou chercher à contribuer à de nouvelles injonctions salutogènes, nous proposons de donner plus de place, dans les recherches et dispositifs de développement des compétences transversales (tels que pensés par l’Organisation mondiale de la santé, Santé publique France ou l’Organisation de coopération et de développement économiques, par exemple), à d’autres habiletés offrant un pas de côté face au paradigme de la modernité (Rosa, 2010, 2018, 2022): celles d’émerveillement et du «sujet corps» (Louppe, 2007). Impliquant une dynamique d’ouverture et de disponibilité à ce qui est autre (Edwards, 2012) tout en partant de soi, l’émerveillement convoque des actes de reliances. Il apparaît alors comme un paradigme social prometteur portant «toute la promesse contenue dans le fait d’être vivant, d’être ici, d’être libre et de partager cette liberté avec nos semblables» (Cannone, 2017a, p. 175).