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1. Préoccupations à l’égard de la résolution de problèmes et du travail d’accompagnement relatif à celle-ci

Dans cet article, nous interrogeons la manière dont des CPs en mathématiques au primaire prennent en compte le terrain[1] dans leurs actions d’accompagnement de personnes enseignantes. Cette recherche collaborative (Bednarz, 2013; Desgagné, 1997) cible plus spécifiquement le thème de la résolution de problèmes mathématiques en classe (RP) et de l’accompagnement des personnes enseignantes, et cherche à éclairer en retour le métier de CP en mathématiques au primaire. Elle est issue de la rencontre entre, d’une part, un besoin exprimé par des CPs qui cherchaient à éclairer leur activité professionnelle au sujet de leur accompagnement à la résolution de problèmes en classe et, d’autre part, la réflexion que nous avions amorcée, sur le plan de la recherche, au sujet de cette RP (Bednarz et al., 2020). La recherche a pris forme autour d’une activité réflexive aménagée sur un long temps, dans laquelle se sont croisées les compréhensions et expériences des chercheures et chercheur de notre équipe (CHs) et de CPs, autour de la RP en classe et son accompagnement (voir Bednarz, 2020).

Dans les sections suivantes, nous revenons sur le travail des CPs avant de préciser les éléments théoriques et méthodologiques guidant nos analyses.

Au Québec, les CPs assument une part importante de la formation continue des personnes enseignantes, en travaillant avec elles pour créer des opportunités de développement professionnel (voir par exemple: Houle et Pratte, 2003; Duchesne, 2016). Leur travail d’accompagnement est à l’interface entre la pratique enseignante, l’innovation et la recherche, et les prescriptions institutionnelles (Daele et Sylvestre, 2020; Lachaîne et Duchesne, 2019).

L’institution, avec ses contraintes, est au coeur de leur accompagnement (Draelants, 2007; Lessard, 2008; Duchesne, 2013). Le caractère sensible du rapport des CPs à l’autorité ministérielle dans la construction d’une crédibilité professionnelle auprès des personnes enseignantes est un enjeu important, source de tensions, fréquemment évoqué par les CPs (Duchesne, 2013), nécessitant une mise à distance pour mieux asseoir leur intervention (Lessard, 2008).

Pour pouvoir mener à bien leur action, les CPs font appel, selon Lessard (2008), à trois types de savoirs imbriqués: (1) des «savoirs de terrain» provenant, entre autres, de leur expérience préalable d’enseignement mais aussi d’observations sur le terrain; (2) des «savoirs théoriques» provenant par exemple de la recherche[2] et (3) des «savoirs de conseillance[3]». Aussi, toujours selon Lessard (2008), les CPs jouent un rôle dans la médiation de ces savoirs, les faisant «circuler» dans les écoles.

Différentes recherches (par exemple Draelants, 2007; Duchesne, 2006) montrent la richesse du travail des CPs et sa complexité, mais n’entrent pas sur le travail réalisé dans un domaine précis. On rencontre pourtant au Québec des CPs qui concentrent leur activité autour de l’enseignement et l’apprentissage d’une discipline en particulier, comme les mathématiques.

Ces CPs sont confrontés à des défis importants, dont ceux liés à la RP en contexte d’enseignement. Plusieurs recherches menées au Québec mettent en effet en évidence les difficultés vécues dans l’enseignement en lien avec l’exploitation des problèmes en classe (Barry, 2009; Oliveira, 2008; Saboya Mandico, 2010), le caractère de plus en plus ambitieux des fonctions associées à la RP dans l’enseignement ainsi que l’éclairage quasi inexistant pour aborder ces tâches en classe (par exemple, Lajoie et Bednarz, 2016). Dans l’accompagnement des personnes enseignantes par les CPs, la dimension didactique occupe une place importante. On entend par là une entrée sur l’enseignement et l’apprentissage qui s’articule sur les concepts mathématiques ou sur l’activité mathématique. Il s’agira par exemple de se pencher sur des problèmes du point de vue de leurs caractéristiques, à la lumière desquelles sont envisagées des manières de les faire vivre en classe, ou encore sur différents raisonnements et la manière de les faire émerger, etc. Dans le cas de notre RC, c’est sous un tel angle que sera abordée l’analyse des accompagnements à la RP en classe rapportés par les CPs.

2. Appuis théoriques

Nous abordons cette étude à travers le concept de problématisation développé par Fabre (2006). Problématiser consiste à examiner différentes composantes d’une situation afin d’identifier ce qui peut être problématique. Un même phénomène peut conduire à différentes problématisations. Les personnes praticiennes (ici les CPs) évoluent ainsi dans un espace d’interprétation entre le phénomène (la RP en classe et son accompagnement) et la pratique (leur expérience du terrain). En simplifiant, ce processus de problématisation peut être associé à trois phases: (a) l’identification d’un phénomène à problématiser, ce «qui fait question», (b) l’examen du problème sous forme de données et de conditions au moyen de «références» diverses, et (c) la «résolution», dans laquelle se fait l’énonciation de pistes pour l’action. Ce processus n’est pas linéaire mais s’apparente à une logique d’enquête, la problématisation progressant par «accumulation [de] références [qui] suscitent des inférences, lesquelles produisent de nouvelles références et ainsi de suite en une dialectique d’indices et de preuves» (Fabre, 2006, p. 20). Problématiser, c’est organiser l’expérience à partir de laquelle des jugements pourront être portés. Le concept nous permet de voir comment les CPs mettent à contribution les enjeux du terrain en problématisant l’accompagnement à la RP en classe. On parlera de problématisation didactique dans le sens où elle s’appuie sur des éléments en lien avec les mathématiques et leur enseignement-apprentissage. On verra en fait que l’enjeu pour ces CPs consiste précisément à transformer des préoccupations issues du terrain en «problème didactique»: quelque chose sur/ou avec quoi un travail didactique est jugé nécessaire.

Pour conceptualiser la dimension didactique de l’accompagnement des CPs, nous avons retenu le cadre de la «didactique plurielle» de Martinand (1994, 2006, 2014). Ce cadre examine la manière dont «le point de vue des contenus de la discipline scolaire est directeur» (1994, p. 73) sous la forme de trois «orientations» didactiques. L’orientation de la «didactique praticienne» (DP) est centrée sur les compétences et les coutumes de la pratique enseignante (1994), un point de vue pragmatique (2006) qui constitue pour ainsi dire le «registre[4] du professionnel de terrain» (Lebeaume et al., 2007, p. 107). S’y ajoute l’orientation caractéristique d’une «didactique normative» (DN) liée aux attentes institutionnelles, en particulier aux programmes et à l’évaluation. Ces didactiques coexistent avec une troisième, l’orientation «critique et prospective» (DCP), ancrée dans la recherche et l’innovation. Ces entrées sur l’action didactique renvoient à différentes perspectives en interrogeant par exemple une intervention en contexte de classe du point de vue des normes (DN), de sa viabilité (DP) et de son potentiel (DCP) (en regard de l’activité mathématique). Dans notre cas, on peut les considérer comme des pôles d’organisation du travail des CPs. Les CPs sont alors des médiateurs qui articulent ces didactiques (Martinand, 2006).

Nos travaux précédents (Hanin et al., 2021) ont permis de mettre en lumière des éléments communs de l’activité des CPs, caractéristiques d’un genre professionnel (au sens de Clot et Faïta, 2000) propre aux CPs. Parmi celles-ci, l’utilisation de leur connaissance du terrain ressort comme base pour leurs actions d’accompagnement. Si le terrain sert de point d’ancrage, les manières dont se fait celui-ci mettent en évidence différents rapports au terrain.

3. Considérations méthodologiques

Cet article se place dans une logique d’investigation de type exploratoire. Une recherche collaborative (Bednarz, 2013; Desgagné, 1997) visant à construire avec les CPs du sens à propos de leur pratique professionnelle, à comprendre leur travail de l’intérieur de cette pratique, plus spécifiquement au regard de la RP en contexte d’enseignement et de l’accompagnement des personnes enseignantes, s’est étalée sur trois ans et a donné lieu à dix-sept rencontres collectives d’une journée chacune. Huit CPs en mathématiques au primaire s’y sont engagés.

Deux types de données ont été récoltées: celles provenant des rencontres réflexives collectives et celles issues d’entrevues individuelles menées au début de la recherche. Dans les rencontres réflexives, différents aspects ont été abordés: choix de problèmes pour l’enseignement ou pour l’accompagnement, potentiel de différents types de problèmes, pilotage de problèmes en classe, préparation au pilotage et retour après pilotage. Les CPs ont nourri ces échanges en s’appuyant sur leurs expériences et connaissances du terrain. Les entrevues individuelles de début de projet ont par ailleurs été réalisées autour de deux situations professionnelles choisies par chaque CP et faisant état de leur accompagnement à la RP (voir Hanin et al., 2021). Les entrevues et les rencontres réflexives ont été enregistrées et les transcriptions de ces enregistrements forment le matériau de base de nos analyses. Pour cette étude, nous avons regroupé des épisodes révélateurs des manières dont les CPs prennent en compte le terrain dans leurs accompagnements et nous en avons réalisé une analyse émergente (Blais et Martineau, 2006). Deux concepts se sont révélés porteurs a posteriori pour l’analyse: la problématisation et les didactiques plurielles.

Nous présentons trois cas de figure illustrant comment ces CPs accompagnent les personnes enseignantes. Les trois didactiques s’articulent dans un processus de problématisation dans lequel s’engagent les CPs, dans un rapport au terrain qui vient le nourrir (voir figures 1, 3 et 4). Un même cas de figure peut regrouper les propos de plusieurs CPs.

4. Analyses

Les différents cas de figure sont illustrés à partir d’extraits des entrevues ou des rencontres réflexives. Les CPs sont identifiés CP1, CP2, etc.

4.1 Voir le terrain, s’imprégner du terrain, se confronter au terrain

CP3: Au fil du temps, je suis allée dans plusieurs classes pour me re-baigner à mon tour dans ce que [c’est de faire de la RP en classe] ou confronter un peu mes recommandations à la pratique.

Le premier cas de figure rend compte de la reconstruction d’une trajectoire d’accompagnement s’étalant sur un temps long, et d’un processus de problématisation qui passe par le terrain pour mieux comprendre ce que représente la RP en classe pour une personne enseignante. Il s’agit pour la CP, dans ce qu’elle nous rapporte, de mieux connaître ce terrain, à travers les enjeux, besoins, contraintes des personnes enseignantes qu’elle accompagne, de manière à cerner la validité des conseils possibles dans son accompagnement mais aussi celle du regard qu’elle pose sur la résolution de problèmes en classe.

Revenons sur ce parcours pour mieux comprendre ce processus de problématisation et ce qu’il révèle. Le choix initial relaté par la CP est celui d’un accompagnement centré sur une compétence mathématique, au coeur du programme ministériel, avec la visée de soutenir les personnes enseignantes dans la planification de cette compétence sur l’année. C’est ici la DN (Martinand, 1994), son orientation, qui détermine l’entrée dans l’accompagnement.

CP3: On [elle et un collègue CP travaillant avec elle] a décidé d’offrir un accompagnement sur la compétence 1 [résoudre des situations-problèmes] vraiment dans une optique balisée par le programme ou avec une orientation définie par le ministère.

Son action d’accompagnement, à ce stade, va jouer sur un double registre: celui des attentes institutionnelles et celui du professionnel de terrain, ici les personnes enseignantes. Ce double registre conduit à un certain choix de tâches proposées dans l’accompagnement.

CP3: Il y avait beaucoup de réactions quant à la nature des tâches qu’on devait proposer aux élèves [de 1er cycle] à partir de celles qui étaient proposées en fin de cycle par l’évaluation. C’est beaucoup ça qui a conditionné les suggestions des tâches qu’on leur a proposé de faire pour se «préparer» à cette tâche ultime de fin de cycle […] on réfléchissait avec eux… ça prend une espèce de gradation, on ne commencera pas par une tâche d’une aussi grande complexité que celle qu’on va proposer en fin de cycle.

À travers ce double registre, celui des attentes institutionnelles et celui de l’enseignant sur le terrain, se précise une certaine délimitation de ce qui fait question pour elle, et qui prend sa source dans la tension qu’elle repère chez les personnes qu’elle accompagne, entre DN et DP, entre l’évaluation de la compétence, prenant la forme d’une situation-problème imposée en fin de cycle, et la viabilité et faisabilité de telles situations avec des élèves du premier cycle (6-7 ans). Cette délimitation du problème touche à la fois le travail en classe (sa faisabilité, sa complexité avec de jeunes élèves), et l’accompagnement (interrogeant ce qui peut être fait). On perçoit ici le recours à différents registres, ceux de la DN, DP, voire DPC.

CP3: On sait que cette tâche [celle de fin de cycle] comporte certaines caractéristiques qu’on ne retrouve pas dans d’autres tâches de RP, c’est-à-dire un texte très lourd, énormément de contraintes [et] de données, plusieurs étapes à dégager [registre DPC]. Puis, c’est là que la fonction «régulation» souhaitée par le ministère [DN] a fonctionné en ce sens où les enseignants ont ajusté […]. Puis, la préoccupation, ils la nommaient: «Les élèves ne sont pas assez matures» [DP].

Ce processus de problématisation, amorcé avec le repérage de ce qui fait question, va la conduire à vouloir mieux connaître ce qui se passe sur le terrain, de manière à mieux appréhender la question de la résolution de situations-problèmes[5] en classe et les enjeux qu’elle pose pour la personne enseignante, en vue d’éclairer en retour son accompagnement. Nous reprenons ici quelques éléments participant de cette problématisation didactique, à travers les observations qu’elle relève, sous forme d’enjeux associés à la mise en oeuvre de ces situations-problèmes dans la classe.

Avant qu’on en arrive à faire des mathématiques, comme nous le mentionne la CP, la mise en oeuvre de la situation-problème exige une aide importante lors de sa présentation, peu pertinente pour les apprentissages mathématiques. Elle explique:

En allant en essayer quelques-unes dans des classes […] je réalisais qu’il y avait beaucoup de défis avant d’en arriver à faire des mathématiques […] il fallait un support [une aide] énorme pour que l’élève puisse y arriver [à s’engager dans la résolution].

Cette aide nécessaire pour que l’élève puisse amorcer le travail mathématique fait s'interroger la personne enseignante au regard de l’évaluation des élèves (celle-ci ne rendant pas compte de la capacité de l’élève à résoudre la tâche sans son aide). Elle ajoute: «C’est ce support-là en fait qui posait problème […] “comment je pourrais bien faire pour mettre une note sur cet apprentissage”.»

Un juste dosage lors de la mise en route, lors de la présentation du problème en classe, ressort de cette problématisation: un équilibre à avoir entre un minimum d’informations à présenter pour que les élèves puissent s’engager dans la résolution et les informations nécessaires pour qu’ils s’y engagent de manière appropriée.

CP3: […] Un des enjeux, dès la présentation de la situation-problème, je voyais que la moitié d’entre eux [des élèves] avaient décroché. […] Au bout de 12 minutes, il reste les trois seuls élèves qui auraient pu réussir la tâche seuls dès le départ. En même temps, c’est sûr que c’est un dosage entre «Je vous donne un minimum d’informations» pour que les élèves puissent s’engager dans la tâche, mais suffisamment pour que ça s’aligne bien.

Un autre enjeu du pilotage en classe fait ressortir la complexité des relances en cas de blocage des élèves, sans oublier le groupe, ou encore du retour sur les solutions avec de jeunes enfants: «CP3: Quand un élève se bute sur une contrainte, les enseignants ont de la difficulté à donner juste un assez bon indice» et elle ajoute que pour d’autres le défi est de faire en sorte que les élèves moins forts profitent aussi de mise en commun car «la capacité à entendre […] ils n’entendent pas ce que l’autre a fait».

On perçoit à travers les quelques éléments que nous avons repris ici une problématisation didactique fine de la question de la mise en route de la situation-problème en classe, de son pilotage ou encore de son évaluation. Cette imprégnation du terrain débouche, pour la CP, sur des pistes de solution dans son accompagnement, prenant d’abord la forme de «meilleurs» conseils, ayant une certaine résonnance pour les personnes qu’elle accompagne.

CP3: Ceux [les enseignants et enseignantes] qui ont eu la chance d’arriver après ces expérimentations ont eu droit à de meilleurs conseils de ma part. Parce que les premiers que j’ai conseillés, ce n’était pas déconnecté de la réalité, ce n’était pas à ce point-là inadéquat. Mais quand même, ça m’a fait faire des prises de conscience. En l’ayant vu dans plusieurs classes, et des classes où des enseignants étaient très habiles à animer ce type d’activités… les équipes que j’ai accompagnées par la suite, c’est sûr que je [leur] nommais ces enjeux-là.

Les observations de la CP au sujet de la RP en classe trouvent ici un écho avec les expériences des personnes enseignantes. Ce regard partagé au sujet de la RP en classe semble être confortant pour elle.

CP3: Je pense qu’intuitivement, c’est toutes des choses que les enseignantes avaient observées, je ne leur annonçais pas grand-chose de révélateur. C’était plutôt confortant de voir que tout ce à quoi elles étaient confrontées quand elles souhaitaient piloter une situation de RP, je l’observais aussi. 

Ce processus de problématisation, qui se nourrit aux registres de la DP, à travers les observations provenant de classes, et de la DPC, à travers le regard critique qu’elle pose sur les situations et qu’elle partage avec les personnes enseignantes, vient interroger son propre accompagnement (voir figure 1). Elle dit ainsi à propos des personnes qu’elle accompagne: «je les sentais en appétit» (la dimension DP) puis se demande:

CP3: C’est là où je n’ai pas nécessairement eu le sentiment de réussir complètement [...] ce qu’on retient après un exposé magistral, ou une lecture, ou après avoir expérimenté une tâche [DPC]… j’essaie de le mettre en pratique, […] ça change la façon d’entrevoir mes accompagnements, où j’ai à prévoir beaucoup plus de tâches où ils vont être engagés, […] il faut que je réfléchisse à la façon dont je vais les questionner, au matériel que je vais mettre à leur disposition, à l’intention…

Figure 1

Premier cas de figure: Voir le terrain, s’imprégner du terrain, se confronter au terrain

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4.2 Prendre en compte le terrain, y poser un regard critique et s’en distinguer

Dans ce deuxième cas de figure, nous discutons avec les CPs autour de problèmes sans données numériques pour percevoir leur potentiel pour la classe et pour l’accompagnement. Des problèmes sont apportés, certains par les CPs, d’autres, comme celui du pied de géant (figure 2), par les CHs.

Figure 2

Problème du pied de géant

Rauscher et Adjiage, 2012

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Pour l’équipe collaborative (CHs et CPs), ce problème, où l’élève doit répondre à la question: «Quelle est la taille de ce géant»?, est riche d’un point de vue mathématique puisqu’il favorise l’analyse des relations entre les nombres (l’élève est moins porté à aller vers les calculs) et une véritable activité de recherche (l’élève se questionne sur les informations nécessaires pour le résoudre). Aussi, l’équipe est sensible au fait que ce problème éveille la curiosité des élèves et qu’il encourage leur engagement. Toutefois, les CPs rapportent que les personnes enseignantes sont portées à privilégier des problèmes semblables aux situations préconisées par le ministère de l’Éducation (dans les évaluations de fin de cycle), et qu’elles seraient sans doute «récalcitrantes» à l’idée d’utiliser un tel problème puisqu’il semble peu propice à une préparation à l’évaluation. Pourtant, le problème du pied de géant leur semble plus riche que les situations privilégiées sur le terrain. L’équipe, à l’écoute des CPs qui souhaitent élargir l’univers des possibles dans les types de problèmes à proposer aux élèves, et à «sortir du carcan» de l’évaluation, se met alors à la recherche d’arguments qui pourraient favoriser l’adhésion des personnes enseignantes à un tel problème. Divers arguments sont alors énoncés:

  • Sans qu’il ne corresponde aux situations d’évaluation, il permet de travailler des savoirs prescrits par le programme.

  • Les élèves ne sont pas entravés par la lecture et la compréhension du texte à lire.

  • Ce genre de problème peut faire partie d’une banque dans laquelle on puise pour routiniser la RP, en faire une culture de classe.

  • Ce genre de problème favorise la communication, la justification, les échanges.

  • Il permet l’exploration et les essais.

  • Il permet la différenciation pédagogique.

On voit bien que l’exploration de ce qui fait question pour les CPs passe ici par le terrain, par ce qui ressort des situations de classe et de l’activité des personnes enseignantes. Aussi, on sent bien que deux nouvelles situations sont problématisées, à savoir le potentiel d’un problème (spécifiquement le pied de géant comme représentant des problèmes sans données numériques) pour la classe et le rôle à faire jouer à un problème en classe. Se pointe alors une certaine tension entre la DCP et la DN, l’équipe de RC remettant au centre de ce potentiel les apprentissages mathématiques susceptibles d’être travaillés alors que les personnes enseignantes ont tendance à rechercher une certaine forme de problème plus près des situations ministérielles. Se pointe aussi une autre tension, cette fois entre la DCP et la DP, l’équipe de RC insistant sur les problèmes pour travailler les mathématiques, pour les faire apprendre, alors que la tendance sur le terrain est de se servir des problèmes pour transférer des acquis.

Les CPs sont conscients du fait qu’une situation d’accompagnement sera viable seulement si les personnes enseignantes s’engagent, adhèrent à ce qui leur est proposé, et qu’il y a donc un équilibre à rechercher entre une perspective qu’on souhaite leur voir prendre, et leur propre perspective, leurs besoins, contextes et contraintes. Cependant, quand un CP propose de modifier le problème du pied de géant en ajoutant des données numériques de manière à le rendre plus «vendeur» aux yeux des personnes enseignantes, une dérive est envisagée par l’équipe, qui revient à la question du potentiel du problème: «Mais faut être conscient que si on fait ça [ajouter une donnée] on risque de fermer [le problème].»

Par ailleurs, pour les CPs, un problème comme celui du géant serait un bon problème à faire vivre en accompagnement puisqu’il favorise une certaine culture de classe: encourager chez les élèves l’exploration, les essais, la communication, la justification. En outre, il permet de mettre à mal une stratégie de résolution prisée par certaines personnes enseignantes, et est remise en question par les CPs: souligner les données importantes d’une couleur, la question d’une autre couleur, stratégie qui, aux yeux des CPs, ne s’avère pas forcément aidante pour les élèves.

Le processus de problématisation de la situation d’accompagnement aboutit ici à des pistes de solution, à des manières d’entrer dans un travail avec les personnes enseignantes sur des enjeux de la RP en classe et sur des intentions formulées par les CPs.

Les CPs entrevoient différentes manières de mener l’accompagnement autour d’un tel problème:

  • Proposer le problème aux personnes enseignantes, recueillir leurs réflexions post-résolution et encourager la discussion sur son utilisation en classe. CP5 et CP6 soulignent l’importance de ne pas clore trop vite le débat et d’apprécier la diversité des approches. L’objectif est d’inspirer les personnes enseignantes à essayer le problème avec leurs élèves mais aussi d’enrichir l’expérience des CPs.

  • Utiliser un jeu de rôles où une personne enseigne et l’autre est l’élève en difficulté. L’objectif est d’apprendre à poser des questions orientées sans donner de réponses directes, comme le souligne CP6.

  • Prévoir un accompagnement, par exemple animer le problème en classe avec la personne enseignante qui observe (CP9).

Ainsi, les CPs remettent en question le choix des personnes enseignantes de présenter aux élèves presque exclusivement des problèmes semblables à ceux de l’évaluation ministérielle et celui d’encourager les élèves à utiliser la stratégie du soulignement des données importantes et de la question. L’examen collectif du problème du géant a conduit à le voir comme pertinent à la fois pour la classe et pour l’accompagnement et s’inscrit en réponse à ces observations qui soulèvent des questions chez les CPs. La connaissance du terrain par les CPs leur permet de circonscrire les besoins, les préoccupations et les contraintes des personnes enseignantes. Ils vont s’appuyer sur cette connaissance du terrain pour trouver des arguments vendeurs pour un problème comme celui du pied de géant, plusieurs d’entre eux révélant une culture de classe souhaitée par les CPs. Leur point de vue est guidé à la fois par les trois didactiques de Martinand (voir figure 3). Le terrain oriente quant à lui les pistes de solution trouvées par les CPs pour répondre aux questions qu’ils se posent. La réflexion menée en équipe collaborative débouche sur des pistes qui se placent en écho du travail en classe: faire vivre le problème à des personnes enseignantes, discuter avec elles de son potentiel et des dérives possibles; travailler les relances à travers un jeu de rôles; faire résoudre le problème par les élèves, en classe, devant la personne enseignante qui observe.

Figure 3

Deuxième cas de figure: Prendre en compte le terrain, y poser un regard critique et s’en distinguer

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4.3 S’ancrer dans le terrain à travers une tâche prétexte

Dans ce troisième cas de figure, les échanges autour d’un tableau synthèse des discussions menées depuis le début du projet rendent visibles des manières de penser et de mener l’accompagnement. Les CPs s’engagent alors dans une problématisation des situations d’accompagnement s’articulant sur des préoccupations verbalisées par des personnes enseignantes lorsqu’elles travaillent la RP en classe: «Les élèves ont de la difficulté en compréhension». «OK, quels sont les moyens qu’on a pour travailler la compréhension. […] là je rentre dans l’enjeu», dira CP6.

Ainsi, l’accompagnement se conçoit à partir de ce qui fait question pour les personnes enseignantes en regard de la RP en classe; la «difficulté en compréhension» est alors vue comme un enjeu dans ce contexte. Le CP fait sienne cette préoccupation, relevant de la DP, et en fait sa porte d’entrée dans l’accompagnement en se demandant comment travailler la compréhension avec les élèves, mettant ainsi au coeur de son accompagnement la dimension de l’enseignement-apprentissage.

CP3 confirme et élabore un peu plus sur l’organisation de l’accompagnement en explicitant les liens étroits entre un problème proposé aux personnes enseignantes, l’intention d’accompagnement en toile de fond et les ressources et références offertes: «Ça correspond aussi à nos façons de préparer les formations ou d’animer. On a toujours un problème qui vient supporter ou introduire une intention qu’on s’est donnée. Et on finit toujours par des ressources ou références.» On comprend que si la problématisation didactique de l’accompagnement du CP prend sa source dans l’expérience du terrain, telle que rapportée par les personnes enseignantes, elle ne s’y réduit pas. Les CPs opèrent un travail de reformulation de ces observations en matière d’intentions de formation qu’ils se donnent et les mettent en oeuvre à travers un problème qui est proposé aux personnes enseignantes. Leur travail s’organise alors autour de ces intentions, de ces «enjeux de formation» sur lesquels s’articule un problème à travailler avec les personnes enseignantes et les ressources et références qui pourront être partagées en cours de route.

Dans la suite de la conversation, la problématisation des situations d’accompagnement se poursuit lorsque CP4 offre en exemple un problème proposé en accompagnement et dévoile l’esprit dans lequel il l’exploite en se référant au défi que cela pose aux personnes enseignantes qui n’ont pas l’habitude d’un tel accompagnement:

La semaine dernière on a eu une rencontre CP3 et moi avec un groupe. Il y avait quelques enseignants qu’on n’avait pratiquement jamais vus. Donc, ils n’étaient pas habitués à notre façon de faire. On leur a donné une tâche et ils étaient très orientés sur la tâche […] on partait de questions d’évaluations de fin d’année, puis on leur demandait d’identifier quels concepts étaient travaillés, quels types d’erreurs les élèves pouvaient faire.

Dans l’accompagnement rapporté par CP4, l’ancrage au terrain s’exerce à partir des items d’évaluation ministériels provenant du milieu de pratique interpellant la DN où les apprentissages mathématiques sont vus sous la lunette des évaluations de fin de cycle. On y reconnaît également une référence à la DCP à travers la tâche qu’il leur confie d’analyser ces items quant aux concepts mathématiques travaillés et aux erreurs possibles[6]. La focalisation sur la tâche des enseignantes qui travaillent avec CP3 et lui pour la première fois et leur insistance à vouloir compléter l’analyse des items amènent CP4 à expliciter l’intention poursuivie et le rôle que ces CPs font jouer à cette tâche d’analyse. Elle dit: «Pour nous c’était un prétexte pour amener la discussion entre les gens.»

Ce qui se révèle plus particulièrement, c’est l’intérêt de CP4 (et CP3) à voir les personnes enseignantes effectuer ce travail didactique (au lieu de leur présenter le résultat d’une analyse, par exemple). D’ailleurs, pour CP4, le résultat de l’analyse didactique n’est pas si important en soi, c’est plutôt le processus de cette analyse, le travail didactique, l’activité enseignante qui importent: «Pour nous c’était un prétexte… pour amener la discussion entre les gens… il y a douze questions, mais si on n’en fait que trois, ce n’est pas grave», explique-t-il. On comprend donc que CP4 ne cherche pas tant à rendre disponible aux personnes enseignantes une analyse didactique des questions ou des réponses des élèves (auquel cas il serait important d’aller jusqu’au bout), mais de les embarquer dans la réalisation de telles analyses. Ce n’est donc pas un savoir qui est au coeur de la situation d’accompagnement, mais plutôt le travail didactique, c’est-à-dire une activité réflexive, analytique qui a pour objet un contenu mathématique et son apprentissage. La problématisation de la situation d’accompagnement se trouve enrichie par ces précisions: l’intention poursuivie est d’engager les personnes enseignantes dans un travail didactique, en discuter, y réfléchir et la tâche d’analyse didactique proposée est le véhicule emprunté pour favoriser le développement de cette activité réflexive.

L’approche didactique soutenu par CP4 représente une façon de travailler avec laquelle les personnes enseignantes qu’il rencontre pour la première fois «ne sont pas habituées». Celles-ci vivent cette expérience comme une véritable rupture du contrat d’accompagnement. Cette rupture n’est pas sans rappeler ce que CP4 dira avoir vécu dans ses débuts de collaboration avec CP3:

Moi, ça m’a beaucoup choqué… quand j’ai commencé comme CP il y a trois ans. […] [CP3] m’a dit: «Non, cette tâche-là c’est juste un prétexte, ça n’a pas d’importance.» Moi, j’étais beaucoup choqué. «Non, mais on n’a pas fini», ça m’achalait. [CP3] «Ce n’est pas grave si on n’a pas fini. La discussion était là. C’est correct.» […] Moi, dans ma tête, il fallait que je la finisse le lendemain, que je leur envoie un courriel. Il y avait quelque chose qui manquait. […] Ça m’a pris vraiment du temps à avaler la pilule.

Ces inférences font ressortir qu’il s’agit bel et bien de transformer la «façon de travailler» des personnes enseignantes: «l’essence de ce qu’ils (les CPs) veulent faire», la culture de la formation qu’ils cherchent à créer passe par un intérêt pour le processus plus que pour le produit. CP6 précise qu’il faut voir ce processus de manière continue, et ce faisant, exprime une contrainte qui renouvelle ce qui fait question:

En fait, l’idée c’est de se dire: avoir une intention oui, mais que tout ne soit pas terminé… que dans le fond le but ultime c’est une réflexion sur ce qui est sur la table. Et que ça se poursuive. Le problème qu’on a comme CP, c’est que parfois, on ne revoit pas les gens.

La problématisation se poursuit à nouveau en faisant ressortir la dimension temporelle de l’accompagnement. Si le but est la réflexion, il semble y avoir une dimension temporelle importante dans l’appropriation de ce processus réflexif. Le problème soulevé ici n’est plus au niveau du changement de perspective de l’accompagnement, mais bien au niveau des conditions de mise en oeuvre, ou des conditions pour que le processus réflexif se poursuive, s’enrichisse. CP4 affirme assez clairement qu’il s’agirait d’une particularité de la manière dont on agit comme CP, ce avec quoi CP3 et CP5 puis même CP6 par la suite semblent en accord. La «tâche» est un «prétexte» au travail didactique qui est l’intention véritable du CP, et dont le développement doit se faire dans le temps, d’où le «problème» suivant soulevé par CP6.

C’est qu’on ne revoit pas les gens dans un court délai. On a un temps qui est prédéterminé. Alors, c’est ça qui est un petit peu difficile. Où mettre le point… pas final parce qu’on en n’a jamais. […] on n’aime pas les réponses carrées qui font que la réflexion s’arrête là. Ce n’est pas ça le but.

Avec ce dernier commentaire, CP6 nous dit qu’il conçoit la dimension temporelle comme une contrainte avec laquelle il faut naviguer et redéfinit le problème par rapport à la conclusion de la séance d’accompagnement. On convient que le processus réflexif est par nature sans fin, appelle à conserver une posture d’ouverture. Mais pour CP6 une nouvelle question se pose: «Comment ramasser [synthétiser, conclure]»? On veut éviter les «réponses carrées qui font que la réflexion s’arrête», mais tout de même il y a un besoin de «ramasser». On sent qu’une approche didactique d’objet ou de situation est au coeur de ce que les CPs font ou cherchent à faire avec les personnes enseignantes. Et du point de vue du CP, cette approche vient avec certains problèmes: comment faire face aux difficultés à inscrire leur accompagnement dans le temps, comment «ramasser» sans mettre fin à la réflexion?

Dans la suite de la discussion, CP5 fait passer cette problématisation du terrain de l’accompagnement (voir figure 4) à celui de l’enseignement en classe dans une sorte de correspondance entre le travail du CP et celui de la personne enseignante:

[…] même au niveau d’un conseil pour un enseignant, ça je l’ai vécu [récemment]. C’est la première fois que j’allais aussi loin dans cette réflexion avec un groupe: «C’est quoi notre attente par rapport à une tâche quand on présente ça aux élèves? Est-ce qu’on veut qu’ils aillent jusqu’au bout, que tout le monde la réussisse...?» On revient sur notre intention. «Pourquoi cette tâche-là?» Les enseignants voyaient bien le sens de ma question. Ils disaient: «Hey, c’est vrai. Je veux que tout le monde réussisse la tâche, la fasse jusqu’au bout.» Est-ce que c’est important d’aller toujours au bout de chacune des tâches? Quand est-ce qu’on peut s’arrêter? les élèves ont-ils appris même s’ils ont fait la moitié de la tâche?

Ici quand CP5 demande «Est-ce qu’on veut qu’ils aillent jusqu’au bout?», le «on» inclut cette fois clairement les personnes enseignantes qui doivent aussi revenir à leurs intentions comme à l’endroit des élèves et se demander à quel moment leurs objectifs sont rencontrés. Or, poser et répondre à ces questions passent exactement, selon CP5, par une analyse (didactique) des situations. Un peu plus loin, CP5 raconte cette «prise de conscience», la réflexion qui a rendu visible le statut «prétexte» de la tâche offerte aux élèves:

[lors d’une séance de formation] Ils n’ont pas eu le temps de tout faire. J’ai dit: «On s’arrête. Ce n’est pas grave.» Il y en a [des enseignantes]… «Non, attends un petit peu. Je suis embarquée, je veux continuer. Il faut que je finisse.» C’est là qu’on a eu la discussion en disant: «Est-ce que c’est important réellement de finir cette tâche-là?»

Ce qui est interpellé ici c’est la DP: prise de conscience par les personnes enseignantes qu’elles sont centrées sur faire finir et réussir la tâche mathématique par les élèves. «Ont-ils appris même s’ils ont fait la moitié de la tâche?» ou «quand est-ce qu’on peut s’arrêter?».

Ces questions ramènent au premier plan l’apprentissage des élèves, et les manifestations qui en témoignent. Une tâche finie, une tâche réussie… on questionne la pertinence de ces manifestations pour statuer sur l’apprentissage réalisé. «Quand est-ce qu’on peut arrêter» appelle d’autres indices. CP5, en disant: «Que ce n’est pas tout le monde qui s’est rendu», rend compte d’une autre dimension de cette situation d’enseignement apprentissage: les progressions différentes d’un élève à l’autre.

Figure 4

Troisième cas de figure: S’ancrer dans le terrain à travers une tâche prétexte

-> Voir la liste des figures

5. Discussion et conclusion

Nos analyses ont permis de mettre en lumière une approche du métier de CP par la problématisation didactique. Effectivement ces derniers soulèvent une série de points qui font question, les examinent quant aux données et aux conditions au moyen de références plurielles et y répondent par l’énonciation de pistes pour l’action future. Nous y voyons une contribution complémentaire aux travaux existants sur la problématisation (par exemple, Ornh-Claro, 2021), repris ici dans le contexte de formation continue soutenue par les CPs.

Dans cet article, nous avons donné à voir ce processus de problématisation au travers de trois cas de figure, qui ont révélé différents rapports au terrain dans les actions d’accompagnement des personnes enseignantes par les CPs. Le premier fait état de la nécessité pour la CP d’aller sur le terrain pour cerner les enjeux, contraintes et besoins relativement à l’enseignement et à l’apprentissage de la RP et ainsi orienter son accompagnement. Cette problématisation débouche sur des conseils davantage adaptés (parce que viables et crédibles) tels que ne pas trop en dire dans la mise en route du problème, y aller par petites touches, etc. Si DP et DN sont en tension, tout le travail de problématisation consiste à les rapprocher, à les faire cohabiter. Les premières pistes évoquées donnent lieu à un second questionnement, qui va plus loin et prend la forme d’actions au coeur de l’accompagnement. Par exemple, le conseil «ne pas trop en dire» s’érige non seulement en action sur le plan de la classe, mais également sur celui de l’accompagnement (se taire en tant que CP, mettre en action les personnes enseignantes, etc.). On observe ainsi un isomorphisme entre la manière dont la CP fait vivre les situations professionnelles en accompagnement et les pratiques d’enseignement qu’elle souhaiterait que la personne enseignante adopte en classe. On retrouve là une des stratégies de formation mise en évidence par Kuzniak (1994) chez les formateurs, l’homologie, avec une nuance toutefois importante: dans ce cas, la stratégie d’accompagnement adoptée par la CP se construit a posteriori dans un rapport au terrain qui lui donne une pertinence, vient la nourrir, est issue d’une problématisation qui lui donne sens.

Le deuxième cas de figure soulève deux points de questionnements: le choix quasi exclusif par les personnes enseignantes de problèmes semblables à ceux de l’évaluation ministérielle et le recours systématique à la stratégie du soulignement. Si les CPs sont convaincus du potentiel mathématique de problèmes qui s’en écartent, comme celui du pied de géant, exploré avec l’équipe de RC, et de la nécessité de désautomatiser la stratégie de soulignement chez les élèves, le travail de problématisation consiste à déterminer des arguments vendeurs pour convaincre les personnes enseignantes. Ces arguments s’appuient sur la connaissance que les CPs ont du terrain (ex., répond au besoin de travailler l’exploration, les essais et le transfert), sur le prescrit (ex., permet de travailler des points de matières du programme) et sur la DP (analyse du problème par l’équipe de RC). À nouveau, DP et DN s’entremêlent pour guider les pistes d’action du CP. En outre, comme nous l’avons observé dans le cas précédent, la réflexion menée avec l’équipe de RC sur la pertinence des problèmes sans données numériques pour la classe, qui s’appuie ici en grande partie sur la DP, s’étend aussi à l’accompagnement, pour lequel des pistes concrètes sont dégagées.

Le dernier cas de figure consiste en une problématisation autour d’une situation d’accompagnement spécifique: l’utilisation d’une tâche prétexte. Cette illustration montre que si le travail de problématisation réalisé par le CP prend sa source dans les demandes formulées sur le terrain, elle ne s’y réduit pas. Effectivement, le CP effectue un travail de reformulation en ce qui concerne les intentions de formation, d’opérationnalisation de ces dernières à travers l’identification d’une tâche qui fait sens et de recherche de références à partager pour susciter et alimenter une réelle réflexion didactique chez les personnes enseignantes. C’est bien là l’enjeu de formation du CP: développer chez les personnes enseignantes une posture réflexive, c’est-à-dire un savoir-questionner et analyser ses pratiques (Vacher, 2011). Par là, le CP vise le développement de l’autonomie, de l’adaptativité et de l’intelligibilité au travail du professionnel pour qu’in fine il résolve par lui-même les difficultés et problèmes qu’il rencontre (Chaubet et al., 2019). On comprend, dès lors, que la tâche n’est qu’un prétexte pour susciter une réflexion didactique chez la personne enseignante, conduisant à des prises de conscience et à la transformation de ses manières habituelles d’appréhender la RP en classe. Les recherches attestent que le développement d’une telle posture requiert un apprentissage et un accompagnement spécifiques (Buysse et al., 2019) et prend du temps pour se développer (Colognesi et al., 2021). Assez logiquement avec ce qui vient d’être exposé, les DP et DN sont convoquées par le CP pour amorcer le travail de problématisation, tandis que la DPC est utilisée pour le coeur de ce travail, c’est-à-dire pour répondre aux intentions de formation du CP définies, rappelons-le, en ce qui a trait au développement d’une posture réflexive chez la personne enseignante. Par ailleurs, cet exemple met lui aussi en évidence des pratiques d’accompagnement reposant sur l’homologie. En effet, les CPs tissent des liens étroits entre leur travail et celui de la personne enseignante, ici, au niveau de la définition d’intention(s) de formation ou d’apprentissage et, de là, sur le nécessaire alignement pédagogique entre intention(s) et tâche (est-elle la fin en soi ou un levier pour susciter une activité mathématique chez l’élève?).