Corps de l’article

1. Introduction

La pensée de Frédéric François est avant tout une pensée foisonnante où s’entrelace une multitude de points de vue sur le dialogue et plus particulièrement sur le dialogue enfantin. Qu’il s’agisse de travailler la dimension dialogale et dialogique ou la dimension herméneutique des pratiques discursives des enfants, la pensée de François est profondément kaléidoscopique. Dans ce foisonnement, nous voudrions porter notre attention sur deux aspects qui, au-delà de leur dimension descriptive, intéresseront tout didacticien de l’oral et plus largement tout pédagogue confronté à l’enfant qui parle et plus particulièrement à l’enfant qui parle avec ses pairs pour penser les mots et le monde qui l’entoure.

Il s’agit pour nous de partir de deux notions qui traversent l’oeuvre de François (dans une certaine fidélité à l’auteur, nous ne parlerons pas ici de concept). Tout d’abord, nous allons examiner la diversité des façons de signifier qui est au coeur du travail de François depuis 1993, puis nous envisagerons un autre aspect du travail de François avec le thème des «mouvements discursifs» et de «l’orientation» dans la discussion. En effet, ces deux notions sont intimement liées car pour François, c’est dans les mouvements discursifs que le sens voit le jour. Notre objectif est donc de confronter cette double approche du dialogue à une pratique scolaire émergente et s’institutionnalisant à l’école française, la philosophie pour enfants ou, plus précisément, la discussion à visée philosophique ou DVP (Tozzi, 2012). Cette pratique scolaire nous paraît particulièrement pertinente pour illustrer ces deux apports de la pensée de François. En effet, l’activité explicite qu’elle développe est celle de la recherche du sens des mots employés dans leur déploiement en discours et la construction du monde auquel ils renvoient; ensuite il s’agit pendant la discussion de s’orienter dans ce «labyrinthe» dans lequel se trouve la pensée en mouvement pour reprendre le mot d’un autre philosophe, Cornélius Castoriadis (2008).

Ainsi, nous porterons notre regard sur une activité scolaire, celle de la DVP, à travers le prisme de «la diversité des façons de signifier» et des «mouvements discursifs». Mais pour effectuer cette analyse, nous serons aussi confronté aux unités de langue susceptibles de les décrire. Sans méconnaître le fait que pour François le lien entre langue et signification s’effectue de façon indirecte, nous pensons qu’une observation d’éléments linguistiques peut être un point d’appui utile à l’analyse des mouvements discursifs présents lors des discussions. C’est la raison pour laquelle nous convoquerons aussi le cadre théorique de la «représentation du discours autre» d’Authier-Revuz pour décrire en langue l’hétérogénéité montrée et ainsi, caractériser plusieurs phénomènes langagiers présents lors des DVP.

Nous commencerons par définir la pratique analysée au regard de ce qu’en dit Tozzi, en focalisant notre propos sur le processus de conceptualisation que nous articulerons avec le regard porté par François sur l’activité langagière enfantine. Nous verrons ensuite ce que peut apporter le cadre théorique de la représentation du discours autre (RDA) d’Authier-Revuz à l’analyse des discours des élèves. À l’aide de ce nouvel apport théorique, nous analyserons ensuite quelques tours de parole issus de notre corpus pour décrire certains mouvements discursifs, et observer certaines façons de signifier énoncées par les élèves telles qu’elles apparaissent lors des DVP. Ceci nous permettra enfin de caractériser le processus de conceptualisation lors des discussions à visée philosophique dans le cadre scolaire.

2. L’objet d’étude: la discussion à visée philosophique

Il s’agit d’une pratique scolaire qui se développe en France depuis la fin des années 1990 et qui vise à renouveler la pratique de la philosophie en la mettant à la portée des enfants/adolescents et en l’ancrant essentiellement dans des pratiques discursives. Depuis la recherche inaugurale de Tozzi en 1993, portant sur une didactique de la philosophie faisant appel à la discussion, de nombreuses recherches ont été menées en France sur les pratiques philosophiques scolaires à l’école primaire comme au collège. Ces recherches font appel à des domaines aussi différents que la philosophie (Galichet, 2020), la didactique (Tozzi, 1993; Chirouter, 2015), la psychologie sociale (Auriac-Slusarczyk et Daniel, 2009) ou les sciences du langage (Auriel, 2016; Blasco et Lebas-Fraczak, 2017). De nombreuses recherches se sont intéressées à la dimension langagière de la discussion, que ce soit dans une perspective interactionniste, comme Auriel (2016) autour de la notion de «scène verbale», ou Specogna (2020) avec «les boucles conversationnelles», ou dans une perspective incluant la dimension énonciative avec par exemple les recherches de Lebas-Fraczak et Auriel (2014) sur les reprises.

Pour notre part, nous caractérisons la DVP comme une pratique comprenant des enjeux politiques par l’éducation à la démocratie (Castoriadis, 2004), et plus largement des enjeux sociaux: entrer dans un échange verbal sur un thème commun avec des pairs. Mais il s’agit aussi d’une pratique aux enjeux cognitifs évidents puisqu’il s’agit de mettre en oeuvre des pratiques intellectuelles, dont la conceptualisation des notions abordées, et d’interpréter le monde qui nous entoure.

Pour être plus précis, dans la pratique analysée dans cet article, l’enseignant propose aux élèves de partir d’une histoire et de travailler ensuite celle-ci grâce à trois activités intellectuelles définies par Tozzi (1993): la problématisation, la conceptualisation et l’argumentation. Ces trois activités doivent permettre aux élèves et à la communauté discursive qu’ils forment avec l’enseignant, dans une perspective herméneutique (Galichet, 2020), d’interpréter les situations évoquées et de discuter le sens que l’on peut en donner.

Nous focaliserons ici notre attention sur les enjeux langagiers d’une telle pratique et plus particulièrement sur deux aspects, le processus de conceptualisation et les mouvements discursifs auxquels il donne lieu lors de ces discussions au sein de ce processus.

2.1 Problématique de la DVP: de l’activité définitionnelle à la conceptualisation

Nous voudrions ici montrer un «tissage» possible – qui va, peut-être, jusqu’à une certaine congruence – entre l’approche que nous allons décrire d’une pratique de classe (celle de la DVP) et une réflexion sur le langage et la signification, telle qu’elle est développée par François depuis 1993 au moins. Pour cela, il paraît tout d’abord important de distinguer l’«activité définitionnelle» telle qu’elle est pratiquée à l’école, du travail de conceptualisation tel qu’il émerge lors des DVP.

2.1.1 L’apport de François: de la critique de la définition scolaire aux diverses façons de signifier

Il est couramment admis et ceci a fortiori dans la communauté éducative que définir un mot, en «donner le signifié», consiste à en donner «des traits discrets, sur le modèle analogique des traits phonologiques» (François, 2005, p. 14). Ainsi, lorsqu’il s’agit de définir un mot, une personne enseignante en donne-t-elle une définition, à partir ou non d’un dictionnaire, et l’activité définitionnelle qui est donc effectuée essentiellement par elle entraîne un travail qui consiste pour l’élève à connaître cette définition et à l’appliquer aux différentes situations auxquelles l’élève-lecteur va être confronté. Cela s’effectue alors sans faire référence au contexte d’énonciation, ni ce à quoi renvoie le mot pour la personne locutrice ou lectrice. C’est ce contre quoi s’élève François car cette approche est non seulement simplificatrice (les autres façons de déterminer l’objet défini n’ont pas de place) mais aussi violente dans le sens où les perceptions, les rapprochements et oppositions, les renvois, effectués par l’élève ne sont pas considérés au sein de ce travail. François (2014) ajoute: 

Ainsi, on peut dire, en généralisant l’opposition figure/fond, que ce à quoi on a affaire, c’est d’une part à des «ceci», à ce que toute signification comporte de «fermé» et d’autre part à une multiplicité de perspectives et d’entours possibles.

p. 14

Le travail et la réflexion que nous propose ici François permettent d’éviter l’écueil d’une simplification abusive de l’activité définitionnelle.

2.1.2 Points de vue sur la conceptualisation: Tozzi et François

La pratique pédagogique que nous analysons nécessite justement un travail réflexif beaucoup plus riche qu’une simple activité définitionnelle, à travers ce que Tozzi (2005) nomme la conceptualisation. Ainsi, selon Tozzi, pour effectuer ce travail de conceptualisation des notions à partir des mots utilisés, il est important de définir ceux-ci le plus précisément possible (Tozzi, 2005), cette activité définitionnelle doit s’adjoindre un travail sur les différentes acceptions du mot et sur le champ lexical dans lequel celui-ci se trouve pris. Mais, pour effectuer ce travail, il faut aussi construire le réseau conceptuel du mot, réseau conceptuel fait de «proximité ou contradiction» (Tozzi, 2005, p. 73). Enfin, pour reprendre Aristote que cite Tozzi, il s’agit aussi de définir en extension (trouver l’ensemble des êtres auxquels s’applique le concept), et de définir en compréhension (trouver les caractéristiques propres au concept). D’autres voies sont encore possibles pour effectuer ce travail de conceptualisation, qu’il s’agisse de l’utilisation d’images, de métaphores, d’allégories, ou encore d’exemples pour illustrer le concept.

Ainsi, si de nouveau nous établissons un tissage avec la pensée de François, nous pouvons dire que cette activité intellectuelle peut certes faire appel à la définition des mots qui apparaissent lors de la discussion, ce que François nomme le «fermé» c’est-à-dire «la part assignable du sens, les savoirs stables, le dénommable partagé» (François, 2005, p. 10) mais que l’activité de conceptualisation va bien au-delà. En effet, il s’agit aussi d’envisager le rapport qu’établit le mot avec d’autres mots, ce qu’il dénote mais aussi connote, de prendre en compte son histoire, les relations individuelles que chacun peut avoir à ce mot et aux contextes dans lequel il apparaît.

Si la réflexion de François est pertinente pour envisager un travail sur les mots du quotidien, elle est encore plus intéressante dans le cadre qui est le nôtre, celui d’une discussion à visée philosophique qui traite de notions plus abstraites (par exemple, dans le corpus analysé ici celles de pouvoir et d’autorité). Il s’agit en effet, pour le travail de conceptualisation, non seulement de définir ce qui relève du «fermé» mais surtout d’essayer de voir tout ce qui échappe à ce «fermé», ou pour reprendre un autre terme de François, ce qui relève de «l’inassignable», de voir ce qui est de l’ordre de la nuance, de l’expérience, ainsi que ce qui relève non pas uniquement de son sens mais aussi des degrés de signification du mot ainsi «travaillé». Ainsi est appréhendé ce que comporte le mot de «perspectives multiples et d’entours possibles» (François, 2005, p. 14).

On le voit, l’approche de la discussion à visée philosophique que nous développons ici est une situation scolaire de travail sur le mot qui ne recouvre pas les situations habituelles d’enseignement du lexique. Et ceci d’autant plus qu’in fine il s’agit de savoir si les interlocuteurs «se contenteront de s’accorder en gros ou rendront-ils explicites les (ou certaines des) différences sous-jacentes à leurs perceptions» (François, 2005, p. 57).

2.2 Les représentations de la langue à l’oeuvre

Nous pouvons d’ores et déjà noter une réelle congruence entre cette approche que l’on peut avoir d’une pratique de classe, celle de la DVP, et une conception de la langue et du langage telle que la développe François. Il s’agit en effet non seulement de trouver du commun, du semblable, du stable mais aussi du différent, du contingent et ceci sans que le stable et le semblable n’aient «une valeur de vérité supérieure» (François, 2009a, p. 51). En effet, la recherche de «l’essence» par une généralisation la plus étendue possible ne fait pas plus sens (ni moins sens d’ailleurs) que l’appréhension de la diversité à la fois des expériences et des perspectives au sein desquelles chacun s’oriente. Sur cet aspect, reprenons une nouvelle fois François (2009a) pour montrer cette articulation possible entre contingent et stable, à partir du mot colère:

Le générique supposé porté par le mot colère n’est pas plus essentiel que ce qui apparaitra comme différence. C’est le langage qui rend possible d’isoler un moment: le commun de la colère. De même que le maniement de ce même mot par deux interlocuteurs va comporter forcément à la fois du commun et du différent, conditions opposées, toutes les deux nécessaires à la poursuite du dialogue.

p. 57

On le voit, ce dialogue indispensable entre ces deux polarités que sont le générique et le particulier est une des conditions du dialogue sur les mots, dialogue qui doit mener à un approfondissement de la notion en cours de conceptualisation.

2.2.1 Un processus non fini

Pour notre part (Roiné, 2016), nous insistons sur la dimension processuelle du travail de conceptualisation. Tout d’abord parce que la forme discussionnelle implique des variations continuelles sur un même sujet par la succession des intervenants, sans que cette succession puisse être chaque fois strictement cadrée par une série de réponses à un même objet. Il s’agit ici d’un effet du travail d’interprétation. Ce même travail d’interprétation possède une autre caractéristique, celui d’être illimité comme est illimité le mouvement de la pensée. C’est ici un élément central de la pratique philosophique (Castoriadis, 2008) et un point d’articulation avec la pensée de François qui nous dit: «Être dans l’espace de l’interprétation, c’est savoir que la multiplicité des points de vue nous empêche de nous arrêter» (François, 2009b, p. 15). Cet élément est central dans la pratique étudiée car il ne s’agit pas pour l’enseignant-animateur de la discussion de chercher une quelconque conclusion surplombante et prodiguée ex‑cathedra mais de maintenir une posture réflexive sur ce qui est dit et pensé tout en s’appuyant sur des éléments stabilisés issus de la discussion.

Enfin, il s’agit pour nous d’un processus parce qu’il y a création, au sens où «reconnaître que les mots ont du sens ne suppose pas que les mots ont un sens ni surtout que toutes les choses qui s’appellent de la même façon sont identiques ou que leur identité est l’essentiel» (François, 1994, p. 17). Cette difficulté à mettre en adéquation le mot et la chose ouvre un espace de création pour dire autrement la chose, ou inversement, sert à utiliser le mot pour dire autre chose. Il y a certes ce qui est stabilisé et commun, en amont de la discussion et au cours de celle-ci, mais aussi ce qui relève de la variation, de l’interprétation et qui ne cesse de se dérouler pendant la discussion, ouvrant à la création de mots ou de renvois du mot à autre chose. Ce mouvement est un acte de création à la fois individuel et collectif de l’ensemble de la communauté de recherche.

2.2.2 L’apport de François: les mouvements discursifs

Il s’agit ici du second point que nous souhaiterions travailler: la question du mouvement et de l’orientation dans la discussion. En effet, pour François, le sens ne peut apparaître que dans le cadre de mouvements discursifs fait d’interprétations avec lesquelles chacun essaie de s’orienter.

Ainsi, face au sérieux (apparent) des adultes, l’enfant est sans cesse en situation d’interpréter: on lui parle de la mort ou du bien, ce qui dépasse son expérience. Comment, explicitement ou implicitement, va-t-il «s’orienter», «interpréter» ou «considérer en tant que»?

François, 2009b, p. 11

Dans la discussion, il s’agit en effet d’interpréter ce qui est dit pour pouvoir s’orienter à partir de cette interprétation. Il s’agit d’interprétation de ce qui est dit, des mots qui sont utilisés, repris, déplacés. Mais il s’agit aussi d’interprétation des situations et références énoncées, tout cela dans un contexte qui n’est pas neutre, celui de la classe, de l’école, avec la personne enseignante/adulte/animatrice qui elle aussi tente d’interpréter ce qui est dit par les élèves. Les thèmes abordés et les mots travaillés sont confrontés aux expériences de vie des différents locuteurs et locutrices mais sont aussi tributaires des relations au sein de la communauté de recherche que constitue le groupe qui discute (personne enseignante comprise).

Ce travail incessant d’interprétation produit un mouvement lui aussi incessant qui voit le sens sans cesse «fuir» mais qui voit aussi et en même temps certains de ses fragments se cristalliser par des reprises successives qui servent de point d’appui à d’autres interprétations. C’est ce mouvement qu’il nous intéresse ici de caractériser.

3. Notre contribution à l’étude des discussions à visée philosophique: cadres théoriques et méthodologie

Nous souhaitons pour notre part, et ceci depuis notre thèse (Roiné, 2016), partir de la question du dialogisme et du dialogue dans l’analyse des échanges oraux entre élèves lors des discussions philosophiques afin d’explorer l’intérêt d’une telle approche pour comprendre les processus de conceptualisation visés par la DVP. Il s’agit en effet pour nous de décrire ce qui se passe dans ces deux dimensions (dialogale et dialogique) de façon non seulement à montrer la richesse des productions orales enfantines mais aussi à donner des éléments descriptifs en appui à une didactisation de la pratique de la DVP. Cet objectif nécessite dans un premier temps de justifier le cadre linguistique choisi pour l’analyse des mouvements discursifs. Ensuite, l’analyse d’un corpus constitué de discussions menées en classe doit nous permettre de montrer certains mouvements discursifs participant du processus de conceptualisation et ainsi de comprendre le travail effectué par les élèves.

3.1 L’engendrement du sens: François et la question de la langue 

En analysant certains tours de parole de notre corpus, nous souhaitons porter notre attention sur un aspect de ces mouvements discursifs et plus particulièrement sur ce qui est repris/modifié par un locuteur ou une locutrice. D’où vient ce qui est repris/modifié par lui ou elle lors des DVP? Peut-on observer, décrire et caractériser des éléments de discours dont l’origine est in praesentia, c’est-à-dire issus de la situation d’interlocution et d’autres d’origine in absentia, c’est-à-dire des éléments de discours venus d’ailleurs? Ensuite se pose la question du mouvement engendré par ce qui vient d’ailleurs et qui est représenté dans le discours enfantin. Il s’agira alors pour nous de décrire ces mouvements et ce qu’ils nous disent du travail effectué par les élèves sur le sens des mots.

En répondant à ces questions, nous pourrons montrer comment éléments de dialogue et éléments dialogiques s’étayent mutuellement pour créer ces mouvements discursifs dont parle François. Ce sont ces mouvements qui permettent la mise en oeuvre d’une discussion relevant du processus de conceptualisation.

Dans le vaste champ du dialogisme tel qu’il est défini par François et qui comprend aussi bien le verbal et le paraverbal que le corps en mouvement, nous voudrions nous concentrer sur la seule question du langage et donner davantage de place à la langue comme système. En effet, nous estimons, au vu de l’importance de la langue dans les relations entre individus (Authier-Revuz, 2020) qu’il s’agit ici d’un point d’appui pour comprendre ce qui se joue en termes dialogiques au sein d’une discussion entre élèves. Nous avons ici conscience que nous nous éloignons de l’approche de François pour qui «la langue est une abstraction dangereuse» (François, 2014, p. 30) tellement les variations interindividuelles sont nombreuses, le contexte d’énonciation important et l’interprétation toujours présente dans un dialogue. Mais, pour notre part, nous pensons que les éléments indiciels en langue peuvent être des points d’appui pertinents à la mise au jour et à une analyse des mouvements discursifs engendrés lors d’une discussion.

Ainsi pour effectuer notre analyse de ces reprises/déplacements, nous ferons appel à un autre cadre théorique, issu de l’analyse du discours: la «représentation du discours autre» de Jacqueline Authier-Revuz (2020).

3.2 La représentation du discours autre

Dans la continuité de François, nous refusons toute vision systémique et totalisante d’une pratique sociale éminemment complexe comme l’est la discussion, mais nous considérons aussi comme essentiel le travail sur corpus et l’utilisation d’outils d’analyse issus de l’«analyse du discours». Cette double approche permet en effet, selon nous, de décrire précisément «l’hétérogénéité montrée» à l’oeuvre dans le discours des élèves. En effet, pour repérer et caractériser des mouvements discursifs au sein d’une discussion, il nous apparaît important de nous appuyer sur des éléments indiciels en langue. L’ancrage énonciatif de la discussion appelle, selon nous, une description linguistique. Pour cela, nous menons notre réflexion à partir de ce qu’Authier-Revuz nomme la «représentation du discours autre» (Authier-Revuz, 2020) et qui participe de cette «hétérogénéité montrée» dont nous avons parlé. À côté d’un dialogisme constitutif (chaque énoncé a une histoire et entretient constitutivement des relations avec d’autres énoncés), il existe un dialogisme marqué énonciativement qui montre, plus ou moins explicitement, la présence de l’autre dans le discours. Il s’agit ici pour l’auteure d’aller au-delà du cadre strict du discours rapporté et d’intégrer les formes de modalisation du discours autre. Ainsi, dégage-t-elle cinq formes de discours représenté:

  • le discours direct (P dit «X»),

  • le discours indirect (P dit que X),

  • la modalisation autonymique d’emprunt («X» comme dit P),

  • la modalisation en assertion seconde (selon P, X),

  • les formes plus interprétatives en discours direct libre, discours indirect libre, ou encore les allusions dont nous ne parlerons pas ici.

Nous ne développerons pas ici les propriétés de chacune des formes mais nous nous servirons de cette cartographie pour repérer les formes de «représentations du discours autre» présentes dans le discours des élèves. Ceci nous permettra de décrire cette relation entre dialogue et dialogisme dans le cadre qui est le nôtre d’une discussion à visée philosophique.

3.3 Méthodologie

Nous analyserons ici un corpus de 5 DVP issu de notre recherche de thèse (Roiné, 2016). Ces DVP que nous avons menées ont été enregistrées dans une école de la région parisienne. Les élèves qui ont participé à ces discussions étaient au cycle 3 de l’école élémentaire (10 et 11 ans) et avaient une grande habitude de ce type de travail. En effet, ces élèves avaient déjà participé à une douzaine de séances d’une heure à peu près avant les séances analysées. Ainsi les règles et les enjeux de la discussion étaient connus des élèves. Les tours de parole étaient organisés par l’enseignant avec une grande liberté donnée aux élèves pour réagir à ce qui venait d’être dit même en dehors de ces tours de paroles. Enfin, chaque séance se clôturait par un moment d’écriture libre des élèves. Les textes produits étaient rassemblés et servaient ensuite de support à la séance suivante. Ce dernier élément garantissait le prolongement de la réflexion.

Les DVP constituant notre corpus avaient pour thème l’autorité et le pouvoir, et la pratique avait une visée essentiellement conceptuelle. En effet, les élèves étaient amenés à se répondre mutuellement tout au long de la discussion et dans ces réponses à clarifier le sens des mots utilisés.

4. Analyse de notre corpus

Nous allons maintenant rendre compte de l’analyse de notre corpus selon trois axes. Tout d’abord nous mettrons au jour la présence de formes récurrentes dans les différentes façons de signifier des élèves, ensuite nous focaliserons notre attention sur la présence des «discours autres» dans le discours des élèves et enfin nous décrirons certains mouvements discursifs spécifiques pour en montrer la richesse.

4.1 Quelques formes récurrentes

En focalisant notre attention sur ce processus de conceptualisation, nous avons pu repérer au sein de celui-ci quelques invariants sur le plan langagier.

Ainsi, l’analyse que nous avons conduite fait apparaître trois façons principales de signifier qui passent par la définition et l’exemplification:

  • la définition avec exemplification (avec des formes récurrentes en «c’est / c’est pas» et en «c’est comme»). Cette exemplification s’accompagne souvent d’une dénomination. Il en est ainsi avec Laura lors de la discussion sur la notion de pouvoir:

    21. Laura: c’était euh nous n’avons pas de pouvoir mais moi je pense qu’on a toujours un petit peu de pouvoir mais / c’est pas comme si c’était euh le roi qui avait du pouvoir mais on peut avoir euh / euh le pouvoir de sortir de sa maison par exemple / ou / ou alors d’aller manger euh au restaurant / c’est pas euh pareil mais c’est du pouvoir

Ici, Laura après avoir repris ce qui avait été dit précédemment «c’était euh nous n’avons pas de pouvoir» et après une modalisation avec dislocation à gauche «moi, je pense que» fait une contre-proposition avec encore une fois une modalisation «on a toujours un petit peu de pouvoir» et une proposition une typologisation des pouvoirs avec deux types de pouvoir, celui du roi qui est indéterminé et celui de sortir. Ici, c’est la polysémie du mot pouvoir qui est entraperçue à travers les deux exemples donnés (avoir la possibilité de faire quelque chose et le pouvoir politique avec le roi comme archétype). Cette exemplification est ancrée dans l’expérience («sortir de la maison, aller au restaurant») mais aussi généralisée par l’utilisation des infinitifs («avoir le pouvoir de sortir» / «aller manger au restaurant»). On remarque aussi la présence ici d’éléments relevant de la dimension culturelle avec la référence au pouvoir du roi. Nous analyserons plus en détail ce tour de parole un peu plus loin.

  • une narration expérientielle

    218. Tania: si / mais ça dépend quel travail si tu as si tu as un travail par exemple un travail où c’est / où c’est par exemple un magasin / si tu as envie de fermer tu fermes les gens ne vont pas te dire non tu ouvres parce que moi je veux acheter ces céréales-là

Il s’agit d’un procédé très fréquent dans notre corpus où l’élève, Tania, va tenter de définir le pouvoir que l’on a en utilisant un exemple issu de la vie quotidienne et compréhensible par tous et toutes. Mais Tania veut sans aucun doute donner une portée plus générale à cette histoire par l’emploi générique du pronom «tu».

  • une narration issue de la dimension sémiotico-culturelle (avec principalement des personnages archétypaux et l’utilisation d’expressions figées).

    108. Camille: en fait ben non on ne peut pas se contrôler en fait enfin je pense / parce que comme on est tellement content qu’on a eu ce pouvoir ben après on veut l’utiliser / en fait il y a le bon qui dit euh / euh n’y va pas ça peut être dangereux mais I- (xxx) <Patrice-Paul> mais voilà c’est ce que j’ai dit (xx) -I[1] mais il y a le mal

    109. Enseignant: ah ah on laisse Camille terminer

    110. Camille: mais il y a le mal qui dit euh vas-y euh / enfin va dans les airs I- (xx) <Patrice-Paul> voilà ça monte la tête -I comme un oiseau en fait

Camille s’appuie sur une opposition entre le bien et le mal personnifiée pour faire apparaître un élément définitionnel du pouvoir. Cette opposition est très présente dans notre culture et elle est donc un élément compréhensible par l’ensemble de la communauté de recherche. Nous reviendrons aussi plus en détail sur ce tour de parole plus loin.

Ces quelques procédés, ici brièvement décrits, participant du processus de conceptualisation, s’accumulent au sein des différentes discussions analysées par un jeu de «reprises-modifications» et des «continuités-déplacements». Ils montrent tout d’abord la dimension processuelle de la conceptualisation, le mouvement de renvois ne s’arrête jamais. Mais ces procédés montrent aussi le tissage permanent entre ce qui est commun et stabilisé et ce qui est nouveau avec l’apport d’un exemple, d’une narration ou d’une référence venant de la sphère sémiotico-culturelle.

4.2 La présence de l’Autre dans le discours

Il nous paraît aussi important de noter que ces exemples nous montrent un élément essentiel dans le discours des élèves. Il s’agit de la présence systématique de discours venus d’ailleurs. Nous souhaitons ici préciser ce que peut être cet «Autre» dont le discours est représenté dans le discours de l’élève/enfant.

Pour notre part nous estimons qu’il existe «trois Autres» possibles (Roiné, 2016):

  • Tout d’abord, comme nous sommes dans une situation d’interlocution, il s’agit bien entendu de «l’Autre du face à face» (in praesentia). Il s’agit ici pour le locutrice de représenter le discours de celui qui participe à l’échange.

    10. Maya: moi je n’étais pas d’accord avec Mattei quand Mattei il a dit que aller à l’école c’est un grand pouvoir / ben non parce que un pouvoir c’est quand on peut faire quelque chose quand on en a envie / par exemple le roi il peut aller / il peut acheter quelque chose quand il en a envie

Ainsi, Maya peut-elle représenter le discours de Mattei, ici en discours indirect, de façon ensuite à enchaîner sur une activité définitionnelle comprenant un exemple. Ce mouvement intradiscursif est fréquent dans notre corpus.

  • Ensuite, il s’agit de «l’Autre en soi». Celui-ci peut concerner deux éléments distincts: l’Autre qui me constitue et l’Autre moi, celui avec qui je dialogue dans le temps ou dans l’immédiateté. Ainsi pour ce dernier:

    261. Alex: mais mais moi je dis que ce n’est pas l’empereur qui a du pouvoir il y a aussi le pape euh il y a aussi il y a aussi beaucoup de choses

Alex représente ici son discours en train de se faire avec l’utilisation de l’expression «moi, je dis que» accentué par la dislocation «moi, je». On peut parler ici, comme le fait Authier-Revuz (2020), d’«Auto-Représentation du Discours en train de se faire» (p. 16). Le locuteur représente son propre discours pendant qu’il est énoncé. Dans une perspective pragmatique, on peut dire que cela permet au locuteur de rendre plus saillant le contenu de son discours.

Un autre exemple de cet «Autre en soi»:

22. Marine: je n’ai pas tout à fait dit ça j’ai plus dit qu’avec certaines personnes y a aussi une façon de s’exprimer qui aide

Ici, Marine représente un discours qu’elle a émis auparavant et sur lequel elle va discourir à partir du discours de l’autre du face-à-face. On est ici dans une représentation d’un discours autre, celui que le locutrice a déjà énoncé «j’ai plus dit». On peut aussi noter la modalisation «pas tout à fait […] plus» qui rectifie avec tact l’interprétation qui a été faite du propos.

  • Enfin, le troisième «Autre» que nous identifions c’est «l’Autre de la médiation sémiotico-culturelle» (in absentia). Il s’agit ici de l’Autre venu de la sphère culturelle. Cet Autre est un Autre plus ou moins partagé par la communauté de recherche.

    121. Yann: oui et je voudrais dire autre chose / on n’a pas d’autorité chez les petits / on doit juste montrer l’exemple parce que / ils disent toujours il faut montrer ce qu’il faut faire et ce qu’il ne faut pas faire mais ce n’est pas de l’autorité

    125. Anna: c’est comme si c’était un diable / quand il lui dit euh / vas-y fonce dans un arbre I- <Mohamed> et justement -I et ben c’est comme ça c’est comme un diable

Yann, lui, fait référence à un discours que tout enfant peut avoir entendu, celui d’un adulte qui prodigue des conseils à un enfant («il faut toujours montrer ce qu’il faut faire et ce qu’il ne faut pas faire») et Anna représente un discours que nous avons déjà croisé précédemment celui du «diable» qui donne un mauvais conseil.

S’appuyant sur «un dialogue» entre ces trois «Autres», des mouvements discursifs incessants apparaissent montrant les «continuités-déplacements» effectués par les élèves au fil de la discussion ainsi qu’au sein même de chaque tour de parole.

4.3 Les mouvements intradiscursifs et l’orientation dans le discours

En nous appuyant sur l’analyse de quelques tours de parole d’élèves, nous souhaitons maintenant montrer quelques-uns des mouvements intradiscursifs observables dans notre corpus. Cette analyse a pour objectif de montrer la richesse des discours alors émis et leur ancrage dialogique grâce à la représentation du discours autre. Pour cela nous avons extrait de notre corpus les tours de paroles qui montrent la présence d’éléments relevant de la représentation du discours autre. Nous avons ensuite choisi d’effectuer une analyse des tours de paroles qui font apparaître certains mouvements intradiscursifs caractéristiques, voire récurrents, dans la discussion. Ceci nous permet non seulement de voir le rôle de la représentation du discours autre dans les mouvements intradiscursifs mais aussi de voir la diversité des façons de signifier qui s’enchaînent au sein du processus de conceptualisation.

Ainsi, les discours représentés dans ces tours de paroles ont comme origine non seulement «l’Autre du face à face» mais aussi «l’Autre de la dimension culturelle» avec parfois des mises en scène et une théâtralisation du discours représenté qui mêlent des expériences de vie et éléments de la sphère sémiotico-culturelle.

Commençons par un tour de parole que nous avons déjà rencontré:

21. Laura: c’était euh nous n’avons pas de pouvoir mais moi je pense qu’on a toujours un petit peu de pouvoir mais / c’est pas comme si c’était euh le roi qui avait du pouvoir mais on peut avoir euh / euh le pouvoir de sortir de sa maison par exemple / ou / ou alors d’aller manger euh au restaurant / c’est pas euh pareil mais c’est du pouvoir

Dans ce tour de parole, Laura commence par une extraction (ici en italique) avec la lecture d’un texte écrit par un autre élève. C’est à partir de cette reprise qu’elle va développer son propre discours sous forme de réponse à cette extraction thématisée. Pour commencer, on peut remarquer ici l’utilisation d’une structure langagière: l’inversion de la polarité assertive[2] (Roiné et al., 2021). L’utilisation récurrente de cette structure montre le fonctionnement par opposition du dialogue entre élèves. Il s’agit ici d’un point d’appui essentiel pour l’enseignant dans la gestion de la discussion. En effet, l’enseignant va pouvoir mettre en exergue ce fonctionnement de façon à le problématiser: y a-t-il une autre façon d’envisager la question que de façon binaire[3]? Mais je voudrais aussi focaliser mon propos sur les façons qu’a Laura d’expliquer en quoi nous avons du pouvoir. Elle utilise alors un procédé de typologisation qui lui permet de dire que si nous avons du pouvoir, celui-ci peut être de nature différente:

  • Le pouvoir du roi (le roi est ici sans doute une figure emblématique du pouvoir politique).

  • Le pouvoir de sortir ou d’aller au restaurant (il s’agit ici de la permission ou de la possibilité de sortir).

Il n’est pas question ici encore de dénommer ces deux types de pouvoir, ce qui sera fait ultérieurement dans la discussion, mais de les décrire par des exemples.

Enfin, elle termine son discours par un retour sur l’assertion effectuée et utilise le partitif «du» que l’on peut interpréter comme une modalisation en ce que cela permet de saisir une sorte de pouvoir.

Ainsi, à partir de la représentation du discours d’un autre élève, Laura a pu développer son propre discours, permettant l’émergence d’un dialogue non seulement entre les deux élèves mais surtout entre les différentes propositions qui peuvent alors être reprises à leur tour par d’autres élèves.

Nous allons revoir un deuxième exemple de discours avec d’autres mouvements intradiscursifs chez Camille:

108. Camille: en fait ben non on ne peut pas se contrôler en fait enfin je pense / parce que comme on est tellement content qu’on a eu ce pouvoir ben après on veut l’utiliser / en fait il y a le bon qui dit euh / euh n’y va pas ça peut être dangereux […] mais il y a le mal […] mais il y a le mal qui dit euh vas-y euh / enfin va dans les airs I- (xx) <Patrice-Paul> voilà ça monte la tête -I comme un oiseau en fait.

On remarque que Camille effectue tout d’abord une reprise en inversant la polarité assertive: «non on ne peut pas se contrôler». Ensuite, elle effectue une modalisation «enfin je pense» et une glose explicative en «parce que». Mais cela ne suffit pas; elle va ensuite raconter une «petite histoire» qui relève de l’Autre de la dimension sémiotico-culturelle, c’est-à-dire du «partagé» dont parle François. En effet, les deux voix du bien et du mal qui parlent à l’oreille sont, comme nous l’avons déjà noté, une image récurrente dans la sphère culturelle. Cette représentation parle à tous. Cette mise en scène se fait au discours direct.

C’est alors qu’un élève va venir couper la parole de Camille avec un autre élément («ça monte la tête») qui relève lui aussi de cet Autre dans sa dimension sémiotico-culturelle avec l’expression «ça monte à la tête». On peut remarquer la différence de construction entre «ça monte à la tête» et «ça monte la tête» et émettre deux hypothèses. Soit l’élève a simplement mal formulé l’expression connue, soit il y a fusion de deux collocations qui oriente l’interprétation vers un rapprochement de leur sens: «ça monte à la tête» et «ça prend la tête».

On voit ici toute la richesse de ce tour de parole qui fait appel à «l’Autre du face à face» et «l’Autre de la dimension sémiotico-culturelle» pour bâtir un discours, et tout cela avec des éléments de modalisation qui eux aussi permettent au dialogue de prendre forme en laissant la place à d’autres élèves de penser autrement et de le dire. En effet, en disant «je pense que», un locuteur ou locutrice pose explicitement qu’un autre «je» pourrait penser autrement. Il s’agit selon nous d’un élément indiciel important, montrant le lien entre des éléments dialogiques et le dialogue qui voit le jour à la fois par la prise de position explicite du locuteur et par la place laissée à «l’Autre du face à face» par cette modalisation. L’utilisation ici de «je pense que» renforce les deux dimensions dialogale et dialogique de la discussion, ce que n’aurait pas généré l’utilisation d’un «je dis que» ou d’un «j’ai dit que».

Enfin, pour terminer sur d’autres façons de signifier et un autre mouvement intradiscursif, nous allons observer une discussion sur le sens de deux mots «sage» et «sagesse» que les élèves n’arrivaient pas à distinguer. C’est alors que Luc est intervenu:

178. Luc: ben sage c’est être comme ça oui je suis sage oui je suis sage / tandis que être euh sagesse c’est dire / ouais fais attention à ça (x) plutôt dangereux euh / euh I- <élève> maître –I euh / surtout attaque-le bien comme ça euh / ne fais pas de bêtises à la I- <Anna> (x) donner des ordres <Camille> oui (x) –I comme ça

Notons que c’est l’adjectif «sage» (être sage) qui est défini dans le premier sens, alors que c’est le substantif dans la seconde définition («sagesse c’est dire» = être un sage c’est dire // avoir de la sagesse c’est dire). Pour distinguer les deux lexies («sage» et «sagesse»), Luc va utiliser une autre façon de signifier avec la mise en scène. Ainsi, il va jouer un personnage qui croise les bras et qui est «sage» en lui faisant dire «je suis sage / je suis sage» et par opposition il va mettre en voix, en discours direct également, quelqu’un qui a de la sagesse «tandis que être euh sagesse c’est dire / ouais fais attention à ça (x) plutôt dangereux / surtout attaque-le bien comme ça euh / ne fais pas de bêtises». Et comme dans l’extrait précédent, ici aussi une élève va interrompre Luc pour dénommer cela comme «donner des ordres» et ainsi formuler un trait définitionnel de la sagesse. On a dans ce tour de parole des éléments dialogiques relevant de la représentation du discours autre et des éléments de dialogue qui permettent d’articuler différentes façons de donner une signification aux deux mots «sage» et «sagesse».

5. Conclusion

Notre travail a tout d’abord montré la congruence entre une pratique pédagogique, celle de la DVP, qui vise l’interprétation du discours et du monde auquel renvoie ce discours et une approche du langage que l’on peut résumer par cette citation de François : «Nous n’avons pas affaire à des essences mais à un nombre indéfini de “façons de montrer” qui convergent ou s’opposent» (François, 1994, p. 109).

Nous avons aussi montré la richesse sur le plan énonciatif des discours enfantins qui mobilisent à la fois les dimensions dialogiques de la représentation du discours autre et les dimensions dialogales.

Pour cela nous avons fait appel à l’analyse du discours pour nous aider à comprendre comment prennent forme ces mouvements discursifs dont parle François et plus particulièrement les mouvements intradiscursifs. L’ancrage de ces mouvements dans le discours représenté, qu’il soit in praesentia ou in absentia, est un élément central de cette caractérisation. Cet ancrage permet selon nous d’analyser les mouvements intradiscursifs convoquant non seulement des éléments définitionnels, mais aussi des exemples de différentes natures issus de l’Autre du face-à-face comme de l’Autre de la médiation sémiotico-culturelle, avec parfois la mise en scène, cette dernière montrant l’importance du corps dans la façon de signifier, ce que François (2009a) avait déjà signalé.

Du point de vue pédagogique, ces éléments nous semblent intéressants à double titre. Tout d’abord parce qu’ils montrent toute la richesse tant sur le plan langagier que cognitif de cette pratique pédagogique. En effet, l’analyse du corpus a montré la mise en oeuvre par les élèves de compétences langagières étendues. Mais cette étude est aussi importante selon nous parce qu’elle permet à l’enseignant animateur de voir ce à quoi il doit être attentif dans ce qui se dit réellement lors de ces discussions. Il pourra ainsi identifier comment les élèves tissent ces différents éléments dans leur discours et les aider à progresser dans leurs représentations.

Ainsi, pour que les élèves puissent mettre en oeuvre les mouvements que nous avons évoqués, l’enseignant doit, lui aussi, dans son propre discours prendre appui sur ceux-ci en représentant le discours de l’élève afin d’en faire, de façon plus ou moins explicite, un objet dont les élèves peuvent s’emparer. Ainsi l’enseignant peut-il construite sa posture langagière.

Nous avons d’ailleurs commencé à analyser ce travail de l’enseignant que nous avons nommé ailleurs «le triple jeu discursif» (Roiné, 2023). Il s’agit pour nous de montrer que par la représentation du discours de l’élève l’enseignant effectue trois «jeux» selon les trois acceptions de ce mot: jeu-ludique (au sens aristotélicien de l’activité intéressée par elle-même), jeu-accumulation (au sens d’agrégation des éléments déjà énoncés) et jeu-déplacement (au sens du déplacement lexico-sémantique opéré par l’enseignant lors de l’animation de ces discussions). Ce triple jeu nous semble caractériser la posture de l’enseignant-animateur de la DVP et être un point d’appui à la formation aux pratiques de discussion en classe.