Corps de l’article

1. Introduction

Une minorité grandissante d’enfants et d’adolescents acquièrent leur formation de base hors de l’école (Kunzman et Gaither, 2013). En effet, dans un grand nombre de pays d’Amérique du Nord, d’Europe, d’Asie et d’Océanie, la fréquentation scolaire n’est pas strictement obligatoire, car les parents peuvent choisir une autre forme d’éducation pour leurs enfants, à certaines conditions (International Center for Home Education Research, 2020), ce qui ouvre la porte à une diversité de pratiques éducatives. Cependant, dans la plupart des études relatives à ce phénomène, des termes comme «enseignement à domicile», «instruction en famille» ou «homeschooling» amalgament des pratiques fort différentes, allant d’un enseignement dispensé par les parents, à la formation à distance offerte aux jeunes par une institution publique, en passant par l’unschooling[1]. Il apparaît nécessaire de cibler une seule de ces pratiques pour mieux la comprendre.

Bien qu’une première utilisation du terme unschooling (Holt, 1977/2016) pour décrire cette pratique remonte au siècle dernier, il n’y a à ce jour[2], à notre connaissance, pas plus d’une quinzaine d’études scientifiques portant spécifiquement sur l’unschooling. Menées entre 2006 et 2018 auprès de participants allemands, anglais, australiens, canadiens, étatsuniens et d’une famille hongkongaise, ces études rapportent principalement les croyances et les valeurs constituant les fondements de cette vision de l’éducation; elles relèvent les motifs de ce choix parental; et elles décrivent les pratiques éducatives des familles ainsi que leurs relations avec les autorités scolaires. Une seule étude s’est intéressée aux adultes ayant vécu l’unschooling.

Du point de vue des méthodes, la moitié d’entre elles sont des études de cas unique, des écrits réflexifs ou autobiographiques des auteurs et des devis de recherche qualitative ou mixte avec dix participants ou moins; l’autre moitié de ce corpus est composé de recherches réalisées au moyen de questionnaires en ligne auprès d’échantillons de convenance, d’analyses de conversations et d’entretiens en ligne, de groupes de discussion et de devis de recherche ethnographique ou mixte, avec plus de 10 et moins de 100 participants, sauf une étude de Gray et Riley (2013) qui comptait 232 répondants. Six études sont des mémoires de maîtrise ou des thèses doctorales. Quoique très limité, ce corpus de recherche exploratoire permet d’esquisser un portrait de ce phénomène éducatif.

1.1 Fondements

La conception de l’apprentissage des parents unschoolers est centrée sur la motivation intrinsèque de l’enfant et sur ses capacités d’apprentissage autodirigé (Curtice, 2014; Gray et Riley, 2015b; Grunzke, 2010; Kirschner, 2008). Les parents qui adoptent cette conception perçoivent les récompenses, les menaces, les évaluations et l’enseignement séquentiel planifié comme des agents perturbateurs de l’apprentissage (Curtice, 2014; Kirschner, 2008). Ils croient que les humains sont plus engagés dans leur travail et plus enclins à en surmonter les obstacles s’ils ont eux-mêmes établi leurs objectifs (Kirschner, 2008). Ces parents sont par ailleurs convaincus que, lorsque l’enfant acquiert des connaissances approfondies sur un sujet qui l’intéresse et développe des compétences par lui-même, tout l’engagement, les habitudes de travail et les efforts déployés pour atteindre cette maîtrise peuvent ensuite être transférés à un autre objectif d’apprentissage (Curtice, 2014). Selon Tyson (2019), l’autonomie qu’on y développe devrait être la base de l’apprentissage tout au long de la vie, prôné par l’UNESCO.

Les parents unschoolers[3] considèrent leurs enfants comme les premiers évaluateurs de leur travail (Curtice, 2014; Gray et Riley, 2013; Kirschner, 2008). Ils disent accepter l’erreur et l’échec, l’enfance étant perçue comme le meilleur moment pour vivre ces expériences (Curtice, 2014). Ils adoptent comme principe le respect du processus d’apprentissage de l’enfant (Bertozzi, 2006; Kirschner, 2008). Par exemple, ils n’ont pas d’attente précise à l’égard de l’âge de l’apprentissage de la lecture (Kirschner, 2008).

Le développement de compétences est l’un des principaux objectifs éducatifs de ces parents, qui valorisent la capacité à résoudre des problèmes, dans une perspective d’actualisation de soi, et l’apprentissage par l’expérience directe, plutôt que la préparation à la vie future (Kirschner, 2008). Ils croient que l’apprentissage a lieu en tout temps, à travers toute expérience (Curtice, 2014; Gray et Riley, 2013; Kirschner, 2008).

L’étude menée par Gray et Riley (2013) auprès de 232 familles unschoolers révèle trois conceptions différentes du rôle des parents. La première consiste à ne pas tenter délibérément de motiver, de guider, ni de diriger l’apprentissage de l’enfant, sauf s’il en fait la demande – la liberté étant le concept central de cette philosophie éducative. La seconde conception implique de guider et de motiver l’enfant, en lui présentant des ressources susceptibles de nourrir ses centres d’intérêt et en l’exposant à différents champs de connaissances, à des mentors potentiels ou à des activités (visite de musée, concert, atelier d’écriture ou de jardinage, etc.). L’étude de Kirschner (2008) montre aussi cette conception du rôle des parents. La troisième veut que le parent ait des objectifs éducatifs en tête et guide doucement l’enfant, par exemple en l’encourageant à essayer une nouvelle activité éducative chaque jour.

1.2 Motifs

Dans l’étude de Gray et Riley (2013), la décision des parents est motivée par l’observation des expériences éducatives et émotionnelles de leurs enfants, tant à l’école qu’en dehors (43,5 %); une philosophie de vie qui valorise la liberté et le respect des différences individuelles (37,1 %); des réflexions sur leurs propres expériences scolaires négatives, en tant qu’élève ou enseignant (31,9 %); et, pour une grande majorité d’entre eux, des connaissances en éducation développées par des lectures, des conférences, des sites Internet et les récits d’expérience d’autres familles unschoolers. Certaines mères unschoolers développent ainsi un sentiment d’autoefficacité qui fluctue selon divers facteurs positifs ou négatifs de cette expérience (Morrison, 2016), et une confiance croissante en leur choix éducatif (Riley, 2016).

Selon Grunzke (2010), le choix de l’unschooling est associé plus largement à une critique de la culture dominante (mainstream), notamment en ce qui a trait à l’éducation des enfants, et ce, dès la périnatalité. Pour plusieurs familles, l’unschooling est un prolongement des pratiques parentales alternatives liées au parentage de proximité, telles que l’accouchement à la maison ou en maison de naissance avec une sage-femme, l’allaitement prolongé et à la demande, le portage des bébés, le partage du lit parental et la méthode de l’hygiène naturelle infantile (Bertozzi, 2006; Curtice, 2014; English, 2014; Grunzke, 2010; Kirschner, 2008).

Ce choix s’inscrit également dans un refus des horaires scolaires vus comme surchargés (Gray et Riley, 2013; Grunzke, 2010; Kirschner, 2008). Ces parents souhaitent offrir à l’enfant un autre mode de vie qui respecte ses cycles naturels de sommeil (Curtice, 2014; Grunzke, 2010). Ils expriment aussi une résistance aux effets du néolibéralisme sur les systèmes scolaires, comme la gestion axée sur les résultats, qui entraîne l’augmentation du temps scolaire, la réduction des programmes d’études et la multiplication des tests normalisés (Curtice, 2014; Gray et Riley, 2013; Grunzke, 2010; Kirschner, 2008; Siconolfi, 2010).

De plus, en cohérence avec leurs convictions relatives à l’écologie et à la santé, les familles unschoolers adoptent des modes de consommation alternatifs: coopératives alimentaires, agriculture biologique, commerce équitable, homéopathie, etc. (Bertozzi, 2006; Curtice, 2014; Grunzke, 2010).

1.3 Pratiques

Bien que les parents et les défenseurs de l’unschooling mettent l’accent sur l’apprentissage des jeunes, les études réalisées à ce jour portent davantage sur les pratiques parentales. Dans l’étude de Kirschner (2008), les 22 familles déploient des efforts pour organiser leur logement de manière à faciliter la libre exploration et l’autonomie de leurs enfants, que ce soient leur garde-robe, le réfrigérateur, ou le rangement du matériel d’art, des livres, des jouets, des outils, des produits de nettoyage, etc.

L’usage des nouvelles technologies de l’information jouerait aussi un rôle important pour l’accès aux connaissances, et même pour la croissance de ce mouvement éducatif. Bien que certains parents craignent la cyberdépendance, ils apprécient l’accès à des notions spécialisées, à des tutoriels et à des formations de toutes sortes (Bertozzi, 2006; Curtice, 2014; Siconolfi, 2010). Dans l’étude de Curtice (2014), menée auprès de dix familles unschoolers, l’usage des technologies par les enfants est étudié au moyen de questionnaires, d’entrevues, mais aussi d’un logiciel qui garde des traces de l’activité des enfants à l’ordinateur. Il en ressort que les enfants s’adonnent aux nouvelles technologies de huit à dix heures par jour: fréquentation des réseaux sociaux, recherche sur Internet, visionnement de vidéos, lecture d’articles et de livres électroniques, rédaction de billets de blogues, participation à des forums et écriture de fiction, pratique et création de jeux vidéo, etc. Des ressources de formation en ligne sont parfois utilisées; toutefois, les jeux vidéo représentent 90 % de l’utilisation totale des ordinateurs. Dans son étude auprès de cinq familles, Bertozzi (2006) constate qu’il n’y a pas consensus chez les parents sur la posture à adopter face à l’usage de ces technologies.

Sur le plan social, les parents unschoolers viseraient l’intégration graduelle de l’enfant dans une vie familiale élargie et dans la communauté. Dans un premier temps, plusieurs familles unschoolers pratiquent le portage des bébés, qui permettrait à ces derniers d’avoir plus facilement accès au monde des adultes (Kirschner, 2008). Dans un deuxième temps, les parents deviennent des médiateurs entre les enfants et les ressources communautaires susceptibles de nourrir leurs passions, telles que les bibliothèques, les centres de la nature et les musées (Kirschner, 2008), ou de leur permettre de vivre des expériences authentiques, de faire des sorties avec d’autres familles, par l’intermédiaire d’un groupe de soutien, ou de réaliser des activités dans un centre de ressources pour enfants éduqués à la maison (Bertozzi, 2006; Kirschner, 2008). Dans la majorité des cas, l’enfant est libre de suivre des cours s’il le souhaite, comme des formations offertes par des organisations communautaires, des programmes de type scolaire organisés par des groupes d’éducation à la maison une à deux journées par semaine, des cours de sport ou d’art. Si c’est le cas, les parents considèrent tout de même leur enfant unschooler, parce que l’activité répond à sa demande (Curtice, 2014). La mobilisation de la famille élargie est aussi un aspect caractéristique de la dynamique de ces familles, ce qui traduit le désir d’une socialisation multiâge (Curtice, 2014; Kirschner, 2008). Dans un troisième temps, soit dès le début de l’adolescence, les parents n’ont plus un rôle aussi actif dans la recherche de ressources et deviennent des conseillers (Kirschner, 2008). Plus les enfants vieillissent, plus les parents les laissent trouver eux-mêmes des occasions de créer des relations d’amitié ou de mentorat à partir d’intérêts communs, d’explorer les possibilités éducatives et expérientielles de leur communauté locale et du monde qui les entoure (Curtice, 2014; Gray et Riley, 2015b; Kirschner, 2008).

Par ailleurs, en ce qui concerne l’éducation à la diversité culturelle et à la justice sociale, les 94 parents unschoolers recrutés par Morrison (2018) présentent une pratique semblable à celle qui a cours dans les écoles publiques étatsuniennes, c’est-à-dire qu’elle se résume généralement à compter sur l’exposition de l’enfant à la diversité, sans accorder beaucoup d’importance à la discussion ni à l’analyse des problématiques d’inégalités et d’exclusion, et encore moins à l’action sociale. La chercheuse en déduit que la latitude caractéristique de l’unschooling demeurant centrée sur l’enfant et se refusant à toute planification ou imposition, «l’unschooling est peut-être incompatible, sur le plan philosophique, avec une éducation volontairement multiculturelle et sensible à la justice sociale» (p. 109).

1.4 Suivi

Dans le cadre de son étude, Dhouib (2019) a demandé à des parents unschoolers québécois quel suivi de leur pratique éducative par les autorités scolaires serait souhaitable, selon eux, en prenant en compte le droit de l’enfant à l’éducation. Lors de séances de discussion en sous-groupes, les 25 parents ont développé la possibilité de trois approches: l’absence d’interaction, une offre de soutien aux familles et l’appréciation de l’expérience éducative de l’enfant. Selon la proposition des parents, cette dernière pourrait porter soit sur l’environnement éducatif offert à l’enfant, soit sur son parcours éducatif, et ce, au moyen de l’examen d’un portfolio, d’une discussion informelle avec la famille ou de la visite du domicile. Dhouib (2019) a examiné toutes les approches proposées au moyen d’une grille d’analyse relative au droit de l’enfant à l’éducation, composée de cinq conditions du respect de ce droit et de leurs indicateurs: la troisième a satisfait tous les critères. Cet apprivoisement de la relation école-famille dans un contexte d’unschooling trouve écho dans l’étude de Riley (2016), qui rapporte que les autorités hongkongaises, très rarement confrontées à l’apprentissage en famille ou à l’unschooling, en viennent peu à peu à considérer un couple de parents unschoolers comme des parents exemplaires.

1.5 Adultes

Dans la deuxième étude de Gray et Riley (2015a, 2015b), 75 participants adultes de 18 à 49 ans ont rempli un questionnaire en ligne portant sur leurs perceptions relativement à leur expérience éducative, ainsi qu’à leur aptitude à poursuivre des études supérieures, à trouver un emploi satisfaisant et à maintenir une vie sociale épanouie. Parmi eux, 24 n’ont jamais fréquenté l’école, 27 l’ont quittée après la sixième année du primaire et 24 ont vécu un peu de fréquentation scolaire après la sixième année, mais pas pendant les deux années correspondant à la fin du secondaire.

Les résultats indiquent que 83 % des répondants (62) ont fréquenté un établissement d’enseignement postsecondaire. Parmi eux, au moment du sondage, 33 avaient complété un diplôme de premier cycle universitaire ou y étudiaient; 13 avaient complété un programme aux cycles supérieurs ou y étudiaient; 29 avaient poursuivi un autre type d’études postsecondaires, par exemple en cuisine, en administration des affaires, en massothérapie ou en interprétation du langage des signes. La moitié des participants ayant fréquenté l’université (23 sur 46) rapportent des avantages liés à l’unschooling: ne pas être épuisé par une scolarité précédente, avoir appris à s’autodiriger, être conscient de sa liberté de choix et être décidé à aller chercher le maximum de ce que l’institution éducative peut apporter. Sept participants mentionnent des difficultés d’adaptation au caractère formel des cours, quoique rapidement dépassées sans handicaper leur cheminement. Seuls trois participants se considèrent désavantagés par rapport aux étudiants ayant vécu un parcours scolaire complet.

Sur le plan de l’emploi, 77 % des répondants constatent un lien évident entre leur emploi actuel et les centres d’intérêt développés pendant la période d’unschooling: 48 % des participants poursuivent une carrière dans le domaine des arts, 53 % sont entrepreneurs et 29 % travaillent dans les domaines des sciences sociales ou naturelles, des technologies, de l’ingénierie et des mathématiques.

Les participants notent des répercussions positives de l’unschooling dans leur vie: leurs capacités d’autodétermination et d’automotivation (75 %); un fort sens des responsabilités (48 %); un intérêt continu pour l’apprentissage (44 %); une confiance en soi (43 %); une transition plus douce vers la vie adulte (33 %); l’absence des facteurs de stress liés à la scolarisation (28 %); et davantage de temps passé en famille (24 %). Du côté des inconvénients, 28 répondants (37 %) n’en identifient aucun. Les 47 autres mentionnent avoir été l’objet de critiques et de jugements relatifs à l’unschooling (28 %); un certain isolement, particulièrement s’il y avait peu d’enfants unschoolers dans leur région (21 %); et, pour trois d’entre eux, des déficits majeurs au niveau des apprentissages (11 %). Ces derniers disent avoir vécu de la négligence parentale ou un isolement forcé, n’étant pas libre d’aller à l’école s’ils le souhaitaient. Ils attribuent leur situation soit à des troubles de santé mentale de la mère, au manque d’implication du père ou aux croyances chrétiennes fondamentalistes des parents. Cela dit, la majorité des répondants considèrent que les avantages ont été plus importants que les inconvénients.

En résumé, les rares études portant sur l’unschooling permettent de mieux saisir ses fondements, les motifs du choix des parents, leurs pratiques éducatives et les modalités de suivi qu’ils pourraient juger acceptables. On remarque que ces recherches interrogent surtout les parents; elles ne sollicitent les jeunes que pour les observer ou leur demander de nommer leurs activités. Gray et Riley (2015a, 2015b) sont les seuls à s’être intéressés aux adultes ayant vécu l’unschooling dans leur enfance, pour connaître leur situation et leur appréciation de leur expérience éducative, au moyen d’un questionnaire en ligne. Toutefois, à notre connaissance, aucune étude ne leur a donné la parole pour qu’ils s’expriment librement sur leur expérience, afin de mieux la comprendre.

1.6 Question et objectifs de recherche

La présente étude pose la question suivante: quel sens des adultes ayant vécu l’unschooling donnent-ils à leur expérience éducative? Les objectifs poursuivis sont de: 1) décrire leur point de vue sur leur expérience éducative et leur parcours; 2) mieux comprendre l’expérience de l’unschooling à partir de ce point de vue.

2. Méthodologie

Pour cette étude exploratoire, cinq adultes québécois ayant vécu l’unschooling ont été recrutés pour partager leur point de vue lors d’entretiens en profondeur, menés et analysés selon l’approche phénoménologique.

2.1 Approche phénoménologique

La phénoménologie s’intéresse au mode originaire de la manifestation des phénomènes, c’est-à-dire à la conscience, définie comme le moyen d’accès à tout ce qui se donne dans l’expérience, puisqu’on ne peut se rapporter à rien sans son concours et que rien ne peut être dit sans l’inclure implicitement (Bordeleau, 2005; Giorgi, 1997). Cela implique que toute analyse du monde suppose un sujet pour lequel le monde est (Bordeleau, 2005; Giorgi, 1997). Cette perspective épistémologique est importante en sciences humaines, puisqu’elle permet de dépasser la compréhension ontologique cartésienne et dualiste de la relation sujet-objet, qui veut que le sujet et l’objet soient deux entités indépendantes qu’il s’agit de relier par la science (Giorgi, 1997; Meyor, 2005).

Pour être considérée phénoménologique, une recherche doit comporter l’usage d’une modalité de réduction (Bordeleau, 2005; Giorgi, 1997). La réduction phénoménologique est un procédé qui exige de s’abstenir de prendre le monde pour acquis, n’acceptant pas d’emblée de dire qu’un objet, compris dans son extension la plus générale possible, «est», mais cherchant plutôt à comprendre ce qui porte un être à dire qu’un objet «est» (Bordeleau, 2005; Creswell, 2013; De Monticelli, 2000; Giorgi, 1997). Il s’agit de revenir à la chose même, telle qu’elle se manifeste à la conscience, mettant ainsi l’accent sur les données expérientielles (Boutin, 2011). La seconde exigence de la réduction phénoménologique est de se «mettre entre parenthèses», soit d’éviter, dans la mesure du possible, que les connaissances du chercheur, ses préjugés, ses biais, ainsi que ses références théoriques et idéologiques n’interviennent durant les phases de collecte et d’analyse des données, pour ainsi décrire le phénomène fidèlement, tel qu’il est restitué par le ou les sujets se prêtant à l’étude (Boutin, 2011; Creswell, 2013; De Monticelli, 2000; Giorgi, 1997; Paillé et Mucchielli, 2012).

En somme, la phénoménologie est l’investigation systématique de l’expérience subjective, c’est-à-dire l’analyse du sens que les individus attribuent à un phénomène (le quoi), tout en tenant compte des modalités, tonalités et styles subjectifs inhérents à l’expérience de ce phénomène (le comment) (Boutin, 2011; Meyor, 2005). Ultimement, la démarche phénoménologique vise à décrire ce que des individus ont en commun dans leur expérience d’un phénomène donné (Creswell, 2013).

2.2 Participants

Le recrutement des participants ciblait tout adulte ayant vécu l’unschooling pendant au moins 4 ans entre l’âge de 6 et de 16 ans, vivant au Québec, capable de s’exprimer en français et ne faisant pas partie de la fratrie d’un autre participant. En mai 2016, une lettre d’invitation à participer au projet de recherche a été envoyée à des participants potentiels connus de l’étudiante-chercheuse ainsi qu’aux responsables d’organisations québécoises susceptibles d’être en lien avec de telles personnes (associations de parents et groupes de soutien), afin qu’ils la fassent suivre à leurs membres. La lettre a aussi été publiée dans différents groupes pertinents du réseau social Facebook, soit des groupes reliés à l’éducation et à la parentalité alternative.

Lorsque des personnes intéressées communiquaient avec l’étudiante-chercheuse, elle leur transmettait cette définition de la non-scolarisation, adaptée de celles de Gray et Riley (2013) et de Holt et Farenga (1981/2003):

La non-scolarisation n’est pas de la scolarisation. Les enfants et les adolescents qui vivent cette alternative éducative ne se voient pas imposer d’aller à l’école ni de réaliser à la maison des tâches de type scolaire. Plus spécifiquement, ils ne se voient pas imposer de curriculum prédéfini, de devoirs, ni de tests pour mesurer leurs progrès. Ils ont plutôt la possibilité de poursuivre leurs intérêts et d’apprendre de la manière qui leur est propre. Néanmoins, cela ne signifie pas qu’ils ne suivent pas de cours de forme traditionnelle, ou n’utilisent pas de matériel associé au curriculum officiel, si tel est leur choix.

S’ils s’identifiaient à cette description, le formulaire d’information et de consentement à participer à l’étude leur était envoyé[4]. Cinq participants originaires de quatre régions administratives du Québec ont ainsi été recrutés. Le tableau 1 les présente sommairement, avec des prénoms fictifs. Leur expérience d’unschooling se situe pendant l’enfance, l’adolescence, ou ces deux périodes. Il s’agit de quatre femmes et d’un homme qui, au moment des entretiens, étaient âgés de 18 (pour deux d’entre eux), 19, 34 et 41 ans. La durée moyenne des entretiens fut d’une heure trente minutes.

Tableau 1

Caractéristiques des participants

Caractéristiques des participants

-> Voir la liste des tableaux

2.3 Collecte et analyse des données

La méthode mise en oeuvre correspond aux étapes suggérées par Giorgi (1997): 1) entretiens non dirigés (enregistrement audiovisuel), transcrits intégralement; 2) écoute des enregistrements et lecture des transcriptions à deux reprises, pour s’imprégner des données; 3) segmentation des données en unités de sens (fig. 1); 4) regroupement thématique de ces unités (à l’aide du logiciel d’analyse de données qualitatives QRS NVIVO) (fig. 2); 5) rédaction d’un compte rendu du témoignage de chaque participant (fig. 3); 6) synthèse des comptes rendus pour mettre en lumière des aspects communs.

Suivant la recommandation de Boutin (2011), lors des entretiens, l’étudiante-chercheuse a proposé le thème au moyen de la question d’ouverture: «Pouvez-vous me décrire votre expérience de la non-scolarisation?», puis a laissé le participant s’exprimer librement, ne faisant qu’animer la rencontre en demandant des clarifications, en reformulant et en reflétant ce qui était dit. À la suite des entretiens, un échange par courriel a eu lieu avec chacun afin de clarifier certains passages des comptes rendus, ou de les valider.

Figure 1

Exemple de la segmentation des données en unités de sens[5]

Exemple de la segmentation des données en unités de sens5

-> Voir la liste des figures

Figure 2

Exemple du regroupement thématique des unités de sens

Exemple du regroupement thématique des unités de sens

-> Voir la liste des figures

Figure 3

Extrait du compte rendu du témoignage d’une participante

Extrait du compte rendu du témoignage d’une participante

-> Voir la liste des figures

3. Résultats

Après une description sommaire du contexte éducatif et du parcours de chacun des participants, tirée du compte rendu[6] de son témoignage, sont exposés des aspects communs de leur expérience, obtenus par l’analyse décrite en 2.2.

3.1 Contextes et parcours

Magalie vit dans une famille de plusieurs enfants. Elle habite encore le foyer familial, en campagne, où sa famille tient un centre équestre. Ayant vécu l’unschooling de l’âge de 6 à 16 ans, elle n’est jamais allée à l’école. Elle n’a jamais connu les évaluations, parce qu’elle n’était pas inscrite auprès des autorités scolaires. Elle a beaucoup voyagé avec sa famille. Sa mère a été davantage présente que son père dans son expérience éducative. Magalie est passionnée par les chevaux depuis sa tendre enfance; elle souhaite ouvrir un refuge pour animaux blessés. Depuis l’âge de 15 ans, elle gère une petite écurie de quelques chevaux, ce qui équivaut à une dizaine d’heures de travail rémunéré par semaine. Elle pare également les sabots de chevaux pour quelques clients vivant près de chez elle.

Ariane a vécu avec son père et sa belle-mère sur une petite ferme. Elle a grandi au sein d’une communauté religieuse qu’elle qualifie de sectaire, participant à des assemblées religieuses plus de douze heures par semaine. De la maternelle à la sixième année, elle était première de classe et avait été classée en douance pour le secondaire. Un changement à l’entente de garde parentale, suivi d’un déménagement, a permis à son père de la retirer de l’école, pour des motifs religieux, alors que les autorités scolaires de leur nouveau territoire de résidence ignoraient leur présence. Ariane a assumé seule sa formation de base au moyen de cahiers scolaires et de cours par correspondance clandestins. Selon le cadre juridique québécois, il fallait avoir 16 ans pour suivre ces cours, mais elle a menti sur sa feuille d’inscription, ce qui lui a permis d’en bénéficier quelque temps, jusqu’à ce qu’elle soit découverte. À 16 ans, Ariane a passé avec succès les examens pour l’obtention du diplôme d’études secondaires. Depuis, ayant complété un baccalauréat en littérature et une maîtrise en éducation, elle travaille en éducation.

Raphaëlle vit avec sa mère dans une famille recomposée de quelques enfants. Sa mère est en faveur de l’unschooling, alors que son père aurait préféré un parcours éducatif plus conventionnel. Elle est allée à l’école de façon intermittente: d’abord en maternelle et en première année, puis trois jours en deuxième; ensuite, en sixième, puis deux jours en première secondaire. Ses départs de l’école sont dus à des relations difficiles avec ses enseignantes et à un placement en classe d’adaptation scolaire au secondaire, où elle ne se sentait pas à sa place. Raphaëlle vivait des difficultés en mathématiques et au niveau de l’attention, notamment en situation d’évaluation. À la maison, elle a vécu une transition graduelle de l’«école à la maison» vers l’unschooling. Elle a travaillé dans une épicerie, puis comme serveuse. Elle veut devenir sage-femme depuis qu’elle a assisté sa mère lors de l’accouchement de son petit frère; elle commençait une formation d’accompagnement à la naissance en ligne lors de l’entretien.

Dominique est l’aînée de sa famille; deux membres de sa fratrie n’ont jamais fréquenté l’école. Au cours de son enfance, sa famille habitait sur une petite ferme en région. Elle est allée à l’école maternelle, puis a éprouvé des difficultés d’adaptation en première année et son père a accepté qu’elle quitte l’école. Elle a fait de l’«école à la maison», sous supervision scolaire, en première et en deuxième. En troisième, elle a fréquenté une école fondée sur une pédagogie alternative dans une autre province canadienne. Puis, en quatrième, une personne proche de la famille a organisé une «école de rang» pour Dominique et quelques autres enfants. Cette personne a ensuite fondé une école alternative dans une autre province, que Dominique a fréquentée en cinquième et sixième années. De retour chez ses parents, son père étant idéologiquement très défavorable à l’école secondaire, qu’il considérait comme une prison, elle a choisi l’unschooling. Elle a participé aux travaux de la ferme et géré un magasin familial de l’âge de 13 à 23 ans. Depuis, elle a été employée dans divers commerces.

Frédéric vient d’une famille nombreuse. Il a fréquenté l’école maternelle, puis sa mère lui a proposé l’enseignement à la maison et il a accepté. Sa mère a été le parent le plus présent dans cette expérience qui s’est transformée graduellement en unschooling. Son père devait voyager pour le travail, mais il l’a tout de même initié à la programmation. Frédéric a rencontré la plupart de ses amis à travers le groupe de soutien local. À 19 ans, il vit seul en appartement et travaille à temps plein comme programmeur, un métier qu’il dit avoir appris de façon autodidacte grâce à des sites Internet, des tutoriels et des cours en ligne, accompagné d’un mentor. Au moment de l’entretien, il complétait à distance les cours nécessaires à l’obtention d’un diplôme d’études secondaires, en vue de devenir ingénieur mécanique.

3.2 Vécus éducatifs

L’analyse transversale des témoignages des participants a permis de mettre en lumière leurs perceptions concernant leur vécu éducatif. D’abord, certains participants racontent qu’ils ne comptaient que sur eux-mêmes et sur leurs proches pour apprendre. Pour Dominique, suivre un cours trahissait le principe de l’apprentissage autonome:

On comprenait que, pour qu’on ait de la valeur aux yeux de nos parents, surtout aux yeux de mon père, sous le regard de mon père, il fallait qu’on apprenne nous-mêmes, que c’est ça qui était valorisé, beaucoup parce qu’on l’entendait le dire à tout le monde aussi, donc évidemment, on était comme «OK, ici il faut apprendre par soi-même, là tsé». […] donc, pas nécessairement demander à aller prendre un cours, faire un cours sur quelque chose […] je me mettais la pression de tout savoir par moi-même.

D’autres avaient tout de même recours à différentes personnes (professeurs, mentors, amis) ou à Internet. Frédéric insiste beaucoup sur l’importance de l’accès à Internet dans son éducation (sites, tutoriels et cours en ligne):

C’est ça je suis un grand autodidacte, j’ai toujours appris par moi-même, dans des livres, avec Internet, je suis vraiment content d’être né à cette époque. […] Donc, ben vraiment au début Wikipédia était mon ami [petit rire], mais quand je trippais sur les Mayas je cherchais surtout des tables de correspondance de glyphes. […] Donc c’est lui qui programmait ça, et c’est lui qui m’a introduit à la programmation, et ensuite j’ai appris par moi-même, sur Internet, plus de choses que ce que mon père pouvait m’apprendre, donc… Il m’a starté là-dessus.

La plupart des participants ont mentionné avoir appris la lecture à leur rythme, parfois à un âge assez tardif, comme Magalie qui dit avoir lu un premier livre vers l’âge de 12 ans:

J’ai commencé à lire vraiment des romans, des séries de romans, je pense que j’avais 12 ans. Et je me souviens que quand j’étais jeune, je pense que j’ai commencé à lire assez tard, parce que je me souviens des commentaires de certaines personnes qui étaient genre: «Elle ne lit pas encore à son âge, c’est un peu tard, comment ça se fait qu’elle ne lit pas?» Ma mère n’a jamais voulu nous presser pour ça, parce qu’elle ne voulait pas nous écoeurer justement. Et je pense que c’est à 12 ans que j’ai commencé mon premier livre qui avait 12 tomes et que finalement je les ai tous lus assez rapidement, et qu’après ça j’ai commencé à lire beaucoup.

Tous, sauf Magalie, considèrent que l’autodidaxie a des limites, comme le plafonnement devant la complexité de certaines notions. Frédéric considère que l’ingénierie, l’électronique et la médecine sont des domaines pour lesquels le savoir se trouve à l’université. Ariane trouve que la physique et les mathématiques avancées sont trop complexes pour les étudier par elle-même. Selon eux, se fier uniquement à l’intérêt et à la volonté d’un enfant peut faire en sorte qu’il ne poursuive pas les apprentissages qui demandent des efforts soutenus ou qu’il ait tendance à fuir les situations comportant une certaine dose d’adversité, surtout s’il n’est jamais encouragé par ses parents à persévérer devant les obstacles.

En ce qui concerne leur perception du temps lors de leur période d’unschooling, les participants jugent qu’ils vivaient le moment présent, avec quelques rêves et projets futurs. Toute activité visait la satisfaction immédiate d’un besoin, d’un désir ou d’une demande d’autrui. Par exemple, c’est en sauvant des animaux que Magalie a développé l’intérêt qui l’a conduite à imaginer ouvrir un refuge. Dominique, en travaillant au magasin de son père et en accomplissant les tâches de la ferme familiale, répondait davantage aux besoins des autres et à un désir de prouver «son sérieux» ou «son efficacité» aux autres, mais elle vivait tout de même dans l’immédiateté de ces demandes. Ariane répondait à son besoin d’essayer de continuer à être une «bonne élève». Pour Raphaëlle, «la non-scolarisation, c’est vivre, c’est faire ce que l’on fait tous les jours: cuisiner, se baigner, faire le jardin, faire des commissions, etc.». Frédéric, quant à lui, trouve que les enfants qui fréquentaient l’école semblaient davantage savoir ce qu’ils voulaient faire dans le futur, alors que lui savait ce qu’il voulait faire dans le présent.

La socialisation de proximité, avec les enfants du voisinage ou des amis de leurs parents, a été un élément important pour tous les participants. Ils ont également développé des amitiés durables et un sentiment d’appartenance au sein de groupes de soutien d’éducation à la maison. De manière générale, ils apprécient avoir vécu cette socialisation multiâge. De plus, ils ont vécu une certaine diversité sociale et culturelle par la fréquentation de jeunes qui allaient à l’école, sauf Ariane, pour qui l’absence de cette possibilité l’a confinée à une socialisation sectaire, dit-elle.

L’ensemble des participants a mentionné avoir ressenti un esseulement durant des périodes plus ou moins longues de leur expérience d’unschooling, et même au-delà. Tous ont l’impression que la solitude est davantage présente chez les jeunes unschoolers que chez les autres. De diverses façons, ils disent avoir souffert de marginalisation ou de stigmatisation. En effet, des membres de leur famille élargie, des voisins ou d’autres jeunes leur ont fait subir des interrogatoires visant à tester leurs connaissances ou ont émis à leur égard des commentaires blessants. Plusieurs se sont sentis différents, bizarres, décalés ou même rejetés, et ces sentiments perduraient, dans une moindre mesure, chez certains participants au moment de l’entretien.

3.3 Familles

Raphaëlle associe sa vie familiale au bonheur, alors qu’Ariane considère avoir vécu de la négligence parentale. A posteriori, certains participants considèrent que le choix de l’unschooling leur a été imposé, explicitement ou implicitement, car leurs parents désapprouvaient l’école publique ou n’avaient pas la compétence pour leur enseigner à la maison. Aussi, bien qu’ils admettent que l’élan initial puisse provenir de l’enfant lui-même, notamment s’il n’apprécie pas certains aspects de l’école, trois participants (Frédéric, Dominique et Ariane) se questionnent sur l’âge auquel un enfant est en mesure de décider du type d’éducation qui lui sera le plus bénéfique à long terme.

Pour Raphaëlle, Frédéric et Dominique, l’adoption de l’unschooling s’est faite graduellement, une période de transition de type «école dans la maison» ayant suivi leur retrait initial de l’école. Selon eux, un abaissement du niveau de discipline des parents, dû aux exigences du quotidien et à une confiance grandissante dans les capacités d’apprentissage autonome de leurs enfants, a fait glisser leur éducation vers l’unschooling.

Ariane et Dominique ont fortement ressenti une emprise parentale, religieuse pour la première, et politico-philosophique pour la seconde:

Je m’étais formatée à penser comme mon père. Parce que souvent je n’avais pas les mêmes opinions que mon père, mais chez nous, ce n’était pas trop ouvert autour de la table à la discussion c’était: mon père va nous dire comment ça se passe la vie, il va nous décrire comment la société c’est horrible, et comment ceci et cela, et l’école c’est une prison. Mais, ce n’était pas beaucoup dans l’échange des points de vue. […] même si j’aurais aimé mieux, au lieu de travailler dans un magasin, hum, faire une école de théâtre ou faire des trucs qui me ressemblaient plus, des trucs qui étaient par rapport à mon propre cheminement, qui m’intéressaient moi, je n’aurais pas trop osé […] j’étais vraiment plus brainwashée par mon père.

Dominique

Elles disent avoir commencé à s’émanciper des idéologies parentales en entrant au cégep ou en prenant une distance physique par rapport à leur famille, vers le milieu de la vingtaine. Pour Raphaëlle, Magalie et Frédéric, qui n’ont pas 20 ans, l’influence parentale marque encore leurs intérêts, activités et projets professionnels, qui sont le prolongement de ceux d’un parent.

Les participants ont apprécié la liberté d’explorer ce qui les intéressait, l’absence d’horaire imposé, la possibilité de bouger à leur guise, de répondre à leurs besoins primaires sans demander la permission (p. ex. manger, aller à la toilette) et de ne pas être forcés à faire ou à apprendre quoi que ce soit.

Toutefois, devant l’absence de cadre autoritaire, Dominique croit avoir analysé les non-dits de ses parents pour comprendre ce qui était valorisé à leurs yeux. Selon elle, c’est ainsi que les enfants de sa famille sont devenus obéissants et perfectionnistes, au grand étonnement de leur père, qui disait ne jamais leur avoir imposé cela, mais qui était lui-même très rigoureux dans son travail.

Tous les participants ont connu des dissensions parentales liées à l’unschooling, parce qu’un seul parent y adhérait entièrement. Une participante a dû vivre avec des messages contradictoires, le discrédit d’un parent et la séparation des parents. Elle dit qu’il lui était alors très difficile d’exprimer le souhait d’aller à l’école.

3.4 Visions du monde

Les participants considèrent que leur expérience éducative a coloré leurs perceptions du monde. Ainsi, Dominique et Ariane ont été immergées dans une intense opposition entre le bien-fondé de leur mode d’éducation et l’avilissement de l’éducation scolaire. Elles y ont cru, mais toutes deux s’en détachent aujourd’hui, rejetant cette conception doctrinaire. Selon elles, l’idée que les enfants unschoolers soient «purs» est lourde à porter, créant une pression de devoir être «différents» pour correspondre aux idéaux de leurs parents, ce qui les marginalise.

La majorité des participants n’exprime pas de réticence à travailler pour un employeur, à obéir à des consignes, ni à s’intégrer à une structure professionnelle. Raphaëlle est la seule participante qui a du mal à être employée, parce qu’elle n’aime pas être contrôlée ni surveillée; elle souhaite travailler à son compte. Au moment des entretiens, quatre participants travaillaient ou suivaient une formation dans un domaine lié à un intérêt qu’ils ont développé au cours de leur période d’unschooling. Selon eux, le fait de ne pas avoir suivi un parcours scolaire complet n’a généralement pas nui à leur parcours professionnel. Une seule fois, un poste a été refusé à Dominique parce qu’elle n’avait pas de diplôme d’études secondaires.

Frédéric exprime sa vision du système scolaire par une analogie avec un train: étant à l’extérieur de ce train, il peut aller où il veut, mais moins vite que ses passagers. Ainsi, s’il veut fréquenter un établissement d’enseignement pour atteindre un objectif professionnel, il trouve la marche plus haute pour lui que pour d’autres jeunes de son âge. Chez Raphaëlle et Dominique, les obstacles au retour à l’école sont la peur de l’évaluation et une gestion difficile de la critique. Magalie, pour sa part, croit qu’un retour à l’école l’empêcherait de développer sa passion pour les chevaux; pourtant il existe un programme de techniques équines dans un établissement collégial. Raphaëlle croit que le système scolaire n’est pas accueillant pour un enfant diabétique comme son frère. Pour Dominique, formaliser le monde sur papier dans un cadre scolaire était très intimidant, parce qu’elle a vécu dans un contexte dans lequel elle avait une faible conscience de la date, de sa situation géographique, etc.

Cela dit, les participants comprennent l’utilité du système scolaire, notamment parce que toutes les familles n’ont pas les capacités intellectuelles, financières et sociales pour prendre en charge l’éducation de leurs enfants. Toutefois, ils sont critiques à son égard. Pour Ariane:

Je pense que j’ai une vision assez autonome de l’apprentissage et je me suis rendu compte de ça parce que je fais une maîtrise en enseignement, j’ai eu deux stages, et je me suis retrouvée à enseigner au secondaire, alors que je n’avais jamais mis les pieds là. Et puis, je me sentais comme, il y avait quelque chose qui me dérangeait dans l’espèce de [elle lève la main] «madame, on peut-tu…» [voix d’ado caricaturale]. Tsé moi de voir des jeunes de 12 à 16 ans lever la main pour demander d’aller faire pipi là, je trouvais ça hyper traumatisant. En même temps, je comprenais que bon dans un système comme ça, avec 1 800 élèves, si tout le monde s’en va à la toilette il n’y aura plus personne dans la classe et puis que là tu n’auras plus de contrôle, et puis que tu ne sauras plus ils sont où.

La pertinence des évaluations est remise en question par Frédéric, Ariane, Dominique et Raphaëlle. Le premier suggère de les repousser jusqu’à l’âge de 14 ans; la seconde croit qu’il serait préférable de poursuivre jusqu’à l’âge de huit ans le mode de fonctionnement de la maternelle, soit du jeu libre, et que les enfants prêts à entreprendre un travail de type scolaire s’y adonnent à leur rythme, pour éviter qu’ils perdent confiance en leurs capacités très jeunes; la troisième croit que l’absence d’évaluation favorise les liens entre les enfants en diminuant la possibilité de comparaison entre eux; Raphaëlle, quant à elle, critique le stress que les évaluations amènent dans la vie des jeunes.

Enfin, Dominique et Ariane décrient l’absence de suivi gouvernemental de leur expérience éducative. Elles souhaitent que personne n’ait à vivre une expérience comme la leur. Selon elles, l’État a le devoir de s’assurer que les enfants ne soient pas coincés dans l’univers asocial de leurs parents. Ariane croit qu’un intervenant devrait s’assurer que le contexte éducatif est sain. Puis, s’il y a négligence, l’intervention devrait se faire auprès des parents et non des enfants. Elle affirme que si la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ) était intervenue de façon coercitive lorsqu’elle était imprégnée des croyances religieuses de son père, elle aurait très mal réagi, même si au fond d’elle-même, elle souhaitait retourner à l’école. Elle approuve que l’État exige des parents un projet d’apprentissage, mais ne croit pas que les examens soient nécessaires. Frédéric et Raphaëlle, quant à eux, ont perçu les évaluations par les autorités scolaires et les menaces de signalement à la DPJ comme un fardeau. La mère de Raphaëlle a utilisé divers stratagèmes pour se faire oublier d’eux. Magalie, elle, est passée «sous le radar» des autorités sans s’en plaindre.

Aujourd’hui, ces adultes jugent important d’offrir aux familles une diversité d’options éducatives et aucun ne souhaiterait que l’unschooling soit interdit. D’ailleurs, malgré son expérience négative, Ariane a retiré son fils de l’école à la suite d’un traumatisme qui le rendait dysfonctionnel dans ce cadre, et dit que sa famille s’en porte beaucoup mieux. Elle croit désormais que, pour les familles qui ont les ressources nécessaires, l’apprentissage en famille peut être une option propice au développement de l’enfant.

4. Discussion

Les apports de cette étude à la recherche sur l’unschooling se situent en appui, en contradiction et en nouveauté.

4.1 Appuis

Certains résultats de cette recherche sont plutôt semblables à ceux de travaux antérieurs sur l’unschooling: un vécu éducatif mû par la satisfaction de besoins ou de désirs immédiats; les avantages et les limites de l’autodidaxie; le libre usage des technologies de l’information et sa remise en question; une socialisation marquée par le sentiment d’appartenance au groupe de soutien (Bertozzi, 2006; Curtice, 2014; English, 2014; Gray et Riley, 2013, 2015a, 2015b; Grunzke, 2010; Kirschner, 2008; Siconolfi, 2010) – mais aussi par la solitude et la marginalisation. Comme dans l’étude de Gray et Riley (2015b), la majorité des participants note un lien fort entre les centres d’intérêt développés pendant l’unschooling et leur emploi ou leur domaine de formation actuel. De plus, le glissement graduel de l’homeschooling vers l’unschooling ainsi que l’association de l’unschooling avec un mode de vie «contre-culturel» rejoignent les résultats de Kirschner (2008) et de Grunzke (2010). L’appréciation du temps passé en famille et la valorisation de la liberté sont soulignées, comme dans les études de Gray et Riley (2013; 2015a) – mais aussi des témoignages de négligence parentale et d’isolement forcé.

4.2 Contradictions

D’autres résultats contredisent ceux des études antérieures. Par exemple, l’idée que l’enfant est plus enclin à surmonter les obstacles d’un parcours d’apprentissage quand il est mû par la réponse à ses besoins et à ses intérêts propres (Kirschner, 2008) est remise en question par certains participants de cette étude, qui jugent que l’apprentissage de la persévérance et la poursuite d’objectifs d’apprentissage complexes ne sont pas garantis par ce principe éducatif. Aussi, les recherches précédentes avancent que, pour les familles pratiquant l’unschooling, l’erreur et l’échec sont acceptés (Curtice, 2014), les jeunes évaluent leur propre travail (Curtice, 2014; Gray et Riley, 2013; Kirschner, 2008) et ce respect du processus d’apprentissage de chaque enfant est bénéfique (Bertozzi, 2006; Kirschner, 2008). Toutefois, selon certains participants de la présente étude, l’absence de familiarisation avec l’évaluation externe entraîne une réaction d’évitement des situations d’évaluation (examens scolaires, entrevues d’embauche, auditions, passation du permis de conduire).

Par ailleurs, les participants ont tous révélé la présence de conflits familiaux et de dissensions parentales au sujet de l’éducation, générant des tensions qui les ont affectés comme enfants. Certains parlent même de négligence parentale ou d’emprise parentale, ce qui est contraire à la vision de Tyson (2019) concernant l’autonomie de la personne, qu’elle considère favorisée par l’unschooling; cela diffère aussi des résultats de l’étude de Gray et Riley (2013), où l’unschooling est plutôt associé à une plus grande harmonie au sein des familles. Enfin, dans l’étude de Gray et Riley (2015b), la majorité des adultes ayant vécu l’unschooling ont entamé une formation postsecondaire technique ou universitaire, et la moitié de ceux qui ont atteint le niveau universitaire rapportent des avantages liés à leur expérience éducative, alors que dans la présente étude, les participants rapportent plutôt des difficultés à intégrer le système scolaire.

Ces participants témoignent d’une expérience moins idéale que celle rapportée par des parents ou de jeunes enfants dans les études antérieures. Cet écart est probablement dû au devis méthodologique choisi, offrant à des adultes ayant vécu l’unschooling la possibilité de décrire rétrospectivement leur expérience eux-mêmes, ce qui leur a accordé un recul temporel et critique.

4.3 Nouveautés

Des dimensions auparavant inexplorées, notamment l’influence de l’expérience de l’unschooling sur la vision du monde des unschoolers devenus adultes, ont émergé des discours des participants. Selon eux, cette forme d’éducation a influencé positivement ou négativement, durablement ou pas, selon le cas, leur vision de la société, du monde du travail, du système scolaire et du rôle de l’État en éducation. De plus, les participants ont discuté de l’influence parentale importante sur leur parcours éducatif et professionnel, et relativisé le réel degré de liberté accordé aux enfants. La conduite d’entretiens non dirigés et leur analyse selon l’approche phénoménologique, sans cadre théorique prédéterminé, a pu contribuer à faire émerger ces nouvelles dimensions de l’expérience.

Dans les pistes de recherche qu’elle propose, Kirschner (2008) se demande si les jeunes unschoolers incarneront, une fois adultes, la vision «contre-culturelle» de leurs parents. Pour le savoir, elle suggère une étude longitudinale auprès d’un large échantillon de familles unschoolers. Au moyen d’un devis différent, la présente étude permet tout de même de constater que certains adultes en viennent à s’éloigner des idéaux de leurs parents, qu’ils jugent radicaux, et même à déplorer le choix éducatif qui a été fait pour eux. Ceux qui n’ont pas passé le cap de la vingtaine semblent toujours adhérer, du moins en partie, aux valeurs et aux pratiques alternatives de leurs parents, de même qu’il existe un lien fort entre leur projet professionnel et ce à quoi leurs parents les ont exposés.

4.4 Limites

Cette étude exploratoire décrit l’expérience de cinq personnes, sans prétention de représentativité. De plus, l’analyse a été réalisée par une étudiante-chercheuse[7] dans les limites de son programme d’études. Ensuite, notons que quatre personnes participantes sur cinq ont vécu quatre à cinq années d’unschooling à l’adolescence, dont les deux dernières années du secondaire, pour tous; la cinquième a été éduquée de cette manière pendant toute la période de la scolarité obligatoire. Il faut alors retenir que les résultats reflètent davantage les expériences de personnes qui, après avoir fréquenté l’école au primaire, ont poursuivi et terminé leur scolarité obligatoire sous forme d’unschooling à l’adolescence. Cette étude et ses résultats sont également délimités par la définition de l’unschooling utilisée pour le recrutement des participants, qui circonscrit la pratique dont il est question dans cette étude.

4.5 Pistes

Les témoignages des participants décrivent des profils de parents unschoolers variés (anarchiste, religieux, écolo, entrepreneur, etc.) et, par conséquent, l’expérience vécue par les enfants pourrait différer en fonction des profils parentaux. D’ailleurs, dans l’étude de Curtice (2014), les jeunes utilisant les nouvelles technologies de huit à dix heures par jour ont tous un parent travaillant comme expert dans le domaine des technologies de l’information. Une diversité au sein du mouvement de l’unschooling est également suggérée par Grunzke (2010), qui reconnaît qu’aux États-Unis des associations de familles unschoolers présentent des particularités (afro-américaine, bouddhiste, mouvement Do it yourself, etc.), pouvant entraîner des réalités distinctes, alors que les parents ayant répondu à son questionnaire en ligne sont tous caucasiens et majoritairement sans pratiques religieuses. Pour de futures études, elle recommande de distinguer différents profils de familles unschoolers, plutôt que de les agréger, pour éviter de généraliser les résultats à l’ensemble de la population concernée par l’unschooling et mieux comprendre les diverses réalités vécues au sein de cette population.

Enfin, selon les participants à cette étude, les parents unschoolers ne sont pas tous en mesure d’assumer le rôle éducatif qui leur revient. Certains avancent que l’État a le devoir d’assurer un suivi, dont la forme ne fait cependant pas l’unanimité. Il serait utile de mettre à l’épreuve les propositions de suivi formulées par les parents unschoolers de l’étude de Dhouib (2019).