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Tu vis à Paris, je pense[Notice]

  • Sarah Rocheville

Ma mère est partie une nuit d’avril quand j’avais sept ans. Au matin, ne me voyant pas à l’arrêt d’autobus, la voisine a sonné à la porte et nous a trouvés, mon frère et moi, endormis dans nos petits lits. Ma mère n’est pas morte cette nuit-là, elle est simplement partie. Elle nous a redonné des nouvelles par téléphone six semaines plus tard. Elle ne reviendrait pas, elle l’a dit à mon père d’une voix douce, comme si tout était normal. Mon père a d’abord été démoli, puis très en colère. Puis il a multiplié les femmes dans son lit et il s’est calmé, il est redevenu lui-même, accordant toute la place à son tropisme victimaire. Il vit aujourd’hui au chalet du Lac Noir à Saint-Jean-de-Matha. Il change d’amoureuses. Elles ont souvent l’âge de ma mère au moment de sa fuite, les mêmes cheveux. Pour les yeux, c’est plus difficile à trouver. Ceux de ma mère cillaient peu. Un vrai hibou, mais doux. En 1994, j’ai lu un roman de Nancy Huston à sa sortie, La Virevolte. Une mère abandonne ses enfants pour se consacrer à la danse. J’étais presque adolescente, j’ai hurlé de toutes mes forces, piétinant les coussins du sofa de colère, on ne me reconnaissait plus. Qu’un tel récit d’abandon soit écrit, contenu, arrangé - motivé simplement - m’a révoltée. Nancy Huston a aussi, paraît-il, été réellement abandonnée. Dans son roman, elle invente à sa mère une nouvelle raison de vivre (la danse, cette passion dévorante. You bet.). L’écriture de son roman a été une manière de lui pardonner, de « mettre un point final à [son] histoire ». C’est ce qu’elle affirmait à Radio-Canada à l’époque. Tu vis encore à Paris, je pense. Dans un trois pièces. Les portes fenêtres à double vitrage du salon laissent entrer une lumière hésitante et lucide, comme toujours à Paris. Tu as installé un canapé de velours face aux dévorantes fenêtres donnant sur le ciel gris. Un hibiscus, un laurier et trois aériens ficus à nervures, devenus des arbres avec les années – devenus des adultes, allais-je dire – donnent à la pièce une densité délicate, presque douloureuse. Il n’y a dans ta chambre qu’un grand lit et une penderie à deux sections. À gauche les vêtements que tu as gardés de ton ancienne vie. Tu en as de nouveaux à droite. Ils sont plus beaux, plus sobres. La cuisine offre un minuscule comptoir à découper les légumes, un évier et de très hautes armoires. Même si tu es grande et longue – une algue –, il te faut un tabouret pour atteindre une tasse ou le saladier. Les quelques livres que tu possèdes sont cachés dans les caissons du bas, sous l’évier, à côté du poêlon et de la bouilloire. Tu ne les voulais ni au salon, ni dans ta chambre. Tu aimes recevoir Louis et ses amis de temps à autre pour discuter et réaliser un plat compliqué. Tu déplies alors la table rangée derrière la porte d’entrée. Le vin est bon. Une fois les invités partis, tu replies la table. Tu t’assois longtemps devant les grandes fenêtres. Tu allumes ton ordinateur. Tu t’endors ainsi jusqu’à ce que la nuit soit traversée, ou jusqu’à ce que Louis te téléphone pour dire un merci amoureux. Il règne chez toi une légèreté botanique, une odeur de brique, une impudeur. Tu te reposes. Dehors, la poussière, les trottoirs salis, la pisse des chiens, les autobus, les camions, les trains, les vêtements trop chauds, l’odeur de poisse, les sacs éventrés : cela te rassure. Tu es une femme …

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