CréationsGuidé.e.s par les fées

Au coeur des expériences, les êtres[Notice]

  • Michelle Redondo

Dans l’avion vers São Paulo, ma voisine, jusque-là inconnue, lance spontanément une conversation sur le temps qu’elle va mettre pour arriver à sa ville de naissance, Goiâna, et sur le prix du billet. Sa conclusion : la prochaine fois, elle n’économisera pas pour pouvoir arriver plus vite à sa destination. « La prochaine fois, je paie pour faire Rome-São Paulo, São Paulo-Goiâna, peu importe le prix. J’ai toujours fait comme ça. » C’est que cette fois-ci, m’explique-t-elle, sa soeur a trouvé un billet moins cher, et comme ses bagages étaient prêts depuis un an… « Mais la prochaine fois, je vais m’organiser pour ne pas faire ces changements d’avion. » Étonnée par ce qu’elle me dit sur sa valise, je demande à mon interlocutrice son nom, elle se présente aussitôt : « Deusa ». À ce moment-là, je ne sais pas encore que je lui téléphonerai plus tard pour tout savoir sur sa vie qui me fascine, et Deusa ne sait pas, elle, que je suis pour ma part sociologue, et que je travaille sur la situation des filles au pair, après l’avoir moi-même – que le récit de sa vie, elle qui a été domestique depuis l’enfance, me fera alors inéluctablement penser à d’autres que j’ai écoutés, ainsi qu’à certaines choses que j’ai moi-même vécues. Dès notre première conversation dans l’avion, certains détails chez elle me poussent à vouloir la connaitre. Cette valise prête depuis un an, par exemple. Elle m’explique qu’elle est quelqu’un de très organisé, qu’elle n’aime pas laisser traîner les choses jusqu’à la dernière minute, qu’elle s’était préparée l’année précédente et que le voyage n’ayant pas eu lieu, elle n’avait pas défait sa valise : qu’il ne lui suffisait alors plus que de faire les autres. « Les autres valises ? » Oui, m’explique-t-elle : elle habite en Italie depuis plus de vingt ans et chaque fois qu’elle retourne au Brésil, elle apporte beaucoup de choses, pour sa famille qu’elle aime gâter. Il y a donc les valises qu’elle transporte aujourd’hui, puis les deux autres qui sont déjà à São Paulo, que des amies ont apportées pour elle. « C’est une bonne excuse pour leur rendre visite ensuite. » Pendant le vol, Deusa me parlera en allant d’anecdote en anecdote, de lieu en lieu, de travail en travail, chacun suivant toujours un dénominateur commun, celui du « prendre soin de l’autre ». Elle sautera souvent d’une période à l’autre, en construisant une narration qui lui est propre, rythmée par les familles dont elle a pris soin. Elle me fera découvrir sa vie, en fera un récit sans égard à la durée de certaines époques, ni à l’âge qu’elle avait alors, informations qu’elle oublie, mais suivant plutôt une structure narrative tributaire des événements marquants qui viendront lui donner sa forme et son sens. Deusa, par le récit de sa vie, m’a montré le care, que j’étudie dans une perspective sociologique, comme quelque chose qui s’apprend, même s’il est très souvent perçu comme une manière d’être, inhérente à la vie propre, comme le serait être jeune fille, être grande soeur, être femme, être mère, être croyante… Tant d’êtres naturalisés dont on oublie la construction, alors que chacun appartient à un temps et à un lieu, définis socialement. Et si je n’affirme pas que toutes les travailleuses du care sont des Deusas, il m’a semblé qu’il était possible de trouver une Deusa en chacune d’elles. « Ils ont acheté une ferme près de la nôtre, et puisqu’ils étaient de la ville, ils ont demandé à ma mère si je pouvais venir avec eux. Comme j’ai dit, maman nous …

Parties annexes