CréationsGuidé.e.s par les fées

Devenir fée[Notice]

  • Nicolas Lévesque

Je ne m’étais pas aperçu.e que j’étais devenu.e une fée. Ce n’était pas arrivé du jour au lendemain, cela avait pris une vingtaine d’années de transition psychique. Au fil du temps, imperceptiblement, je rapetissais, je rejoignais le petit peuple, je devenais de plus en plus invisible. Seul.e.s mes proches et mes patient.e.s pouvaient dorénavant me voir réellement, tel.le que j’étais, minuscule luciole ailée, translucide, fantasme ou fantôme, volant tout juste derrière elles et eux, au-dessus de leur épaule comme un ange ou un diable, murmurant dans leur oreille immense, au moment propice, just in time, des choses mille fois dites mais jamais tout à fait pareilles. Je vivais cette réalité étonnante dans ma psyché, tout en traînant en parallèle mon corps énorme, lourd et poilu dans une autre réalité, grégaire, qui m’était devenue presque étrangère. J’étais la fée du logis avec ma femme et mes enfants, la fée-psychanalyste avec mes patient.e.s, la fée-écrivain.e avec les ombres, mais tout ce qui sortait de ces trois contextes d’existence me semblait de plus en plus invivable, la vie d’un autre que je n’étais presque plus. Je devais m’habituer à ne pas être vu.e comme j’étais lorsque je sortais de la maison, de mes carnets ou de mon cabinet de psychanalyste. On me prenait alors pour un homme, blanc, beaucoup trop grand, opaque, savant et pesant. On me demandait d’interpréter des contes de fées alors que j’en étais devenu.e une, fée. J’avais quitté la compagnie des culs de plomb qui croyaient, depuis leur chaise bien plantée sur le sol de ce qu’ils pensent être « la réalité », tout contrôler rationnellement, à distance, depuis leur petite butte, se dissociant de celles et ceux qu’ils rencontrent sans se mouiller, se risquer, s’abandonner à la possibilité d’une expérience fantastique de mutation. Je m’étais éjecté.e de mon siège, lancé.e à corps perdu sur le terrain, dans l’arène. J’avais quitté les estrades et rejoint la compagnie des personnages. J’étais rentré.e dans l’écran, le texte, la toile. J’avais traversé le miroir, je vivais dans le pays des horreurs et des merveilles. J’avais tranquillement, subtilement, levé l’ancre, pour m’éloigner du continent banal, normal, moral des binarités, pour vivre sous la multitude des vents et des étoiles, en haute mer. J’avais dérivé jusque dans le triangle des Bermudes, jusqu’à ma disparition, pour aboutir dans une zone qui n’était pas cartographiée ; j’étais ailleurs que dans l’enfer ou le paradis, ailleurs que dans la nature ou le surnaturel. Je vivais maintenant en féérie. Je flottais dans le non-monde ou le monde intermédiaire. J’étais devenu.e une sorte de médium, mais pas dans le sens religieux ou spirituel. Je n’avais pas de passerelle vers une transcendance, mais j’avais tout de même quitté le monde commun des affaires humaines. Je ne possédais, seul.e, en moi-même, aucun pouvoir magique, je n’avais rien des druides et druidesses, et pourtant je voyais une magie naître et opérer dans les rencontres avec mes patient.e.s ; la poudre magique provenait de leur souffle, de leur demande, de leur souhait radical de transformation, de réenchantement. Je n’avais qu’à leur redonner, séance par séance, ce pouvoir qui m’avait été conféré, confié. Ce n’était toutefois pas une tâche simple, car les humains aimaient projeter, à l’extérieur d’eux-mêmes, des figures d’admiration, d’autorité, supposées tout savoir, tout pouvoir. J’étais prêt.e à jouer le jeu jusqu’à ce que chacun.e puisse se transformer, à son tour, en fée pour soi-même et pour les autres. La féérie était quelque chose qui devait se transmettre. Il était important que j’accepte d’être une figure d’identification et de filiation, ce qui signifiait également d’accepter de n’être que de passage dans la …

Parties annexes