CréationsAccompagnement par la littérature et les émotions

Le gué[Notice]

  • Patrick Autréaux

Qu’importe ce qu’aura été la route jusque-là. Qu’importent les bagages qu’on avait avec soi. Ceux qu’on va laisser à regret, ceux qu’on va garder, ceux qu’on va bazarder avec joie. De toute façon, on ne sait pas ce qui va compter. On pourra s’accrocher à ce qu’on a distraitement conservé, sans même s’apercevoir encore que ce doudou est mort – que le choc l’a tué. La première victime, c’est ça, ce petit truc à quoi on parlait ou qu’on ouvrait pour y regarder voler des papillons, qui supportait notre petit blabla muet. La première victime, c’est ce qui donnait conseil ou écoute, et permettait de trouver en nous un rassurant grigri. La magie n’opère plus. On serait même enclin à s’en moquer, à se traiter d’imbécile. Mais pas le temps ! On est arrivé là où la route est brutalement rompue, on ne s’y attendait pas. D’ailleurs, même quand on s’y attend, on ignore l’effet que ça fera de voir ce sentier avec ses détours (mais où on aimait chantonner, se plaindre et perdre son temps) se casser d’un coup et nous obliger à devoir continuer là où on ne sait plus comment avancer, là où on est emporté malgré soi, là où le temps change de nature. Car la route ne s’arrête pas comme sur les cartes, avec leurs repères topographiques : elle s’arrête sous nos pas, n’existe plus, elle nous plonge dans ce qu’on croit un vide et qui n’est qu’une autre voie. Sans balise. On se trouve au bord et dans le gué à la fois, le bord est le dedans, c’est ça qui trouble, c’est un bord-dedans – et qui menace de nous expulser. L’espace a changé, la géométrie elle aussi. Tout ce qui est devant est derrière, dessus ou sous nous. On ne perd pas pied, on ne se noie pas, on est dedans et toujours au bord : on ne sortira plus de cette funambulie – on mettra longtemps à le comprendre. Qu’importe ce qui a provoqué cette dé-couture des repères. On retiendra l’hypothèse qu’à moins d’une faille singulière, des traits communs se manifestent en un tel passage et malgré les particularismes de ce qui nous dépouille : guerre, maladie, viol, accident ou survie d’un improbable voyage, drogue ou expérience psychique extrême. Une de ces grandes épreuves dont parle Michaux. Nous y voici dans ce bord-dedans, nous voici débordant. Et qui est avec nous ? Les livres nous accompagnent, on le sait, on le répète. On sait aussi qu’ils ne peuvent aller au-delà de certaines frontières qui dépendent de qui nous sommes, de l’âge ou de la culture que nous avons, de ce que nous vivons. Cette idée n’est pas neuve, une grande part de la littérature est une sorte de tribut pour honorer cette réalité-là. Des livres qui accompagnent, on peut en citer d’innombrables, autant que de briques de papier qui ne nous offrent rien. Certains sont des nourritures qui laissent sur notre faim – ce qui ne porte pas à conséquence – mais qui, dans des circonstances de vie et de mort, deviennent des dilettantes à qui on serait tenté d’en vouloir. De toute façon ils nous quitteront simplement, nous n’aurons d’eux aucun regret : ils ne nous disent rien. Ainsi en ce bord-dedans, en ce lieu qui déborde et nous fait déborder, tout en nous enfonçant là où on ne sait quelle échappée découvrir, là où je m’employais à survivre, il y a longtemps déjà, j’ai trouvé trois livres qui forment pour moi une espèce de pont sur cette faille que j’ai dû traverser après qu’on m’eut un jour annoncé que …

Parties annexes