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Un article de T.R. Wellems [1] attire l’attention sur un travail récent qui semble avoir identifié la base moléculaire de la résistance de Plasmodium falciparum à la chloroquine [2]. On ne saurait trop insister sur l’importance d’une telle mise au point, et le mot « catastrophe » employé par l’auteur est pleinement justifié en parlant de la résistance à la chloroquine de Plasmodium falciparum.
L’introduction de la chloroquine dans le traitement du paludisme, il y a maintenant plus de 50 ans, a été un événement majeur. Le médicament était efficace et le nombre de décès a rapidement diminué de moitié. De plus, il était disponible, d’indication facile car de coût faible, et peu toxique. Cependant, il n’a fallu attendre que quelques années pour voir se développer une résistance, apparue entre 1957 et 1970 en Asie du Sud-Est et en Amérique latine, avant de diffuser vers l’Afrique (où sévissent actuellement le plus grand nombre de formes létales) et être aujourd’hui presque universellement répandue. Aucun des produits employés en substitution ne présente, en effet, les mêmes facilités. Il était donc primordial de comprendre le mécanisme de cette résistance.
La chloroquine agit sur le parasite à son stade intra-érythrocytaire, période au cours de laquelle s’exprime la maladie. Dans le globule rouge, le Plasmodium digère l’hémoglobine en libérant la molécule d’hème, hautement toxique. Pour éviter cette toxicité, le parasite provoque la polymérisation de l’hème en cristaux inertes d’hémozoïne. Dans cette vacuole digestive créée par le Plasmodium à l’intérieur du globule rouge, la chloroquine s’oppose à la cristallisation et forme avec l’hème un complexe toxique qui détruit le parasite. La résistance du parasite repose sur l’expulsion de la chloroquine hors de la vacuole digestive par une molécule de la membrane de cette vacuole, la PfCRT (Plasmodium falciparum chloroquine resistance transporter). Le transport requiert de l’énergie et est spécifiquement bloqué par le vérapamil [3]. Le déterminant de la résistance à la chloroquine est localisé dans un segment de 36 kb du chromosome 7 de P. falciparum et, à l’intérieur de ce segment, le gène pfcrt codant pour la protéine PfCRT a un rôle déterminant pour l’expulsion de la chloroquine hors de la vacuole. Cette protéine comporte 13 exons et 10 segments transmembranaires ; elle appartient à la superfamille des transporteurs métaboliques [4]. Un certain nombre de polymorphismes a été mis en évidence. Les différents haplotypes trouvés attestaient d’une origine multiple et indépendante de la résistance à la chloroquine. Deux mutations sont cependant retrouvées dans toutes les souches résistantes, dont la mutation K76T (Lys → Thr) dans le premier segment transmembranaire, qui s’accompagne d’une acidification de la vacuole digestive. Cette mutation K76T a pu être considérée, en épidémiologie, comme un marqueur de résistance. La transformation d’une souche sensible en souche résistante a été reproduite in vitro par transfection d’un plasmide muté, ces mutations étant responsables soit d’une modification de l’efflux de chloroquine, soit d’une réduction (liée à la diminution du pH) de la liaison de la chloroquine à l’hématine [5].
Le rôle précis qu’aurait PfCRT dans l’apparition de la résistance à la chloroquine a fait l’objet d’un travail plus récent [2] rapporté dans le commentaire de T.R. Wellems. Les auteurs sont partis du fait que la mutation K76T, en supprimant une charge positive, pouvait modifier le potentiel électrostatique qui inhibe l’efflux de chloroquine. Le vérapamil, chargé positivement, pouvait donc se fixer au mutant PfCRT, bloquer ainsi l’efflux de chloroquine et restaurer la sensibilité au médicament. Pour vérifier cette hypothèse, les auteurs ont, par des études de résistance croisée, étudié deux molécules : l’halofantrine (retirée de l’usage médical car à l’origine de troubles cardiaques) et l’amantadine, bloqueur de canal H+ (utilisée dans le traitement de maladies virales, dont la concentration requise pour une action contre le Plasmodium est incompatible avec une utilisation clinique). Ils ont constaté que des souches résistantes à la chloroquine sont relativement sensibles à ces deux produits. Mais des cultures en présence de l’une ou l’autre molécule font apparaître une résistance en même temps qu’elles aboutissent à la sélection de nouvelles mutations, en particulier une nouvelle charge positive S163R (Ser → Arg) dans le quatrième segment transmembranaire. Simultanément, un retour à la sensibilité à la chloroquine qui, dans ces souches sélectionnées, se liait à l’hématine, est noté. Des enquêtes épidémiologiques devaient-elles tenir compte d’autres mutations de pfcrt ? Des recherches sur le terrain ont permis aux auteurs d’identifier un isolat en Asie du Sud-Est porteur de la mutation S163R, qui serait peut-être apparue par sélection au traitement par la méfloquine, produit voisin de l’halofantrine, et qui semblerait sensible à la chloroquine. Le rôle de l’amantadine, en revanche, n’a pu être étudié qu’in vitro et s’est avéré variable vis-à-vis de différentes souches. Comme la chloroquine, cette molécule ‑ avec un pK de 9,0 - serait expulsée de la vacuole digestive acide et concentrée dans le cytoplasme, se liant à une cible différente de celle de la chloroquine, non identifiée à l’heure actuelle. La mutation compensatrice S163R, en rendant l’efflux plus difficile, expliquerait l’apparition de la résistance.
Si les faits présentés sont convaincants, ils laissent cependant des inconnues concernant leur interprétation et T.R. Wellems présente une autre explication (Figure 1) [1]. Le rôle de l’amantadine s’expliquerait par sa fonction d’inhibiteur de canal H+. Sensible aux mutations, elle se lierait à un acide aminé du pore PfCRT d’un parasite résistant à la chloroquine. Le profil exact des mutations a certainement son importance, expliquant pourquoi le produit agit mieux sur une souche que sur une autre. La mutation S163R aurait un double effet : s’opposer à la liaison de l’amantadine et, par une charge positive, empêcher l’efflux de chloroquine et restaurer la sensibilité. Le mode d’action de l’halofantrine est sans doute différent de celui de l’amantadine, mal explicité actuellement. On peut cependant remarquer que si la mutation S163R se retrouve dans l’évolution de l’une et l’autre résistance, elle s’accompagne de mutations différentes dans les deux cas, mutations qui semblent nécessaires à l’efficacité des molécules. Ces haplotypes divers pourraient refléter des modes d’interaction distincts avec PfCRT.
Y a-t-il, comme le suggèrent D.J. Johnson et al. [2], une compétition entre la chloroquine et l’amantadine pour un efflux de molécule chargée ? S’agit-il d’une toxicité directe de l’amantadine et de l’halofantrine ? Les travaux ultérieurs nous le diront sans doute. Une perspective plus appliquée est celle de la recherche de molécules ciblant PfCRT comme l’amantadine, et pouvant être employées conjointement à la chloroquine pour traiter les sujets infestés tant par des souches résistantes que par des souches sensibles.
Parties annexes
Références
- 1. Wellems TE. Transporter of a malaria catastrophe. Nat Med 2004 ; 10 : 1169-71.
- 2. Johnson DJ, Fidock DA, Mungthin M, et al. Evidence for a central role for PfCRT in conferring Plasmodium falciparum resistance to diverse antimalarial agents. Mol Cell 2004 ; 15 : 867-77.
- 3. Fidock DA, Nomura T, Tailey AK, et al. Mutations in the P. falciparum digestive vacuole transmembrane protein PfCRT and evidence for their role in chloroquine resistance. Mol Cell 2000 ; 6 : 861-71.
- 4. Tran CV, Saler MH. The principal chloroquine resistance protein of Plasmodium falciparum is a member of the drug/metabolite transporter family. Microbiology 2004 ; 150 : 1-3.
- 5. Sidhu ABS, Verdier-Pinard D, Fidock DA. Chloroquine resistance in Plasmodium falciparum malaria parasites conferred by pfcrt mutations. Science 2002 ; 298 : 210-3.