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Les questions éthiques soulevées par l’invention, la commercialisation et l’usage des médicaments sont vastes et complexes. Elles ne sont pas nouvelles et l’éthique médicale est aussi ancienne que la médecine elle-même, codifiée dès la première phrase du serment d’Hippocrate par le primum non nocere, antique prudence et mère de toutes les stratégies de précaution. Dès qu’il pense à une drogue, une potion, un remède, la première interrogation du médecin est de savoir si la prescription ne sera pas pire que le mal lui-même. Mais la bioéthique n’est pas l’éthique médicale. Cette dernière cherche à encadrer les relations entre soignants et soignés dans le contexte des bonnes pratiques de soins. La bioéthique, en revanche, est née du développement rapide des connaissances en sciences du vivant, étendant les possibilités d’intervention sur l’humain même en dehors du contexte pathologique. Les techniques de procréation médicalement assistée, les connaissances issues de la génomique, la combinaison de disciplines scientifiques au-delà du simple champ biologique, ont conduit à une extension des possibilités d’intervention sur le vivant en général et l’homme en particulier dont résulte ce domaine spécifique de l’éthique qu’est la bioéthique. L’innovation thérapeutique n’échappe pas à ces nouveaux modes de production du savoir. La preuve de l’efficacité d’un médicament nécessite des essais cliniques chez l’homme dont l’encadrement a donné lieu à la première loi de bioéthique en France, la loi Huriet-Sérusclat ((→) m/s 2003, n°10, p.1022). La récente directive européenne 2001/20/CE et sa transposition en droit français donnent lieu à de nouveaux articles figurant dans la loi de santé publique adoptée en première lecture à l’Assemblée Nationale en octobre 2003 et au Sénat en janvier 2004. Une nouveauté importante est l’abandon de la notion de bénéfice individuel au profit d’une évaluation du rapport bénéfice/risque.
La loi du 20 décembre 1988 sur la protection des personnes participant à la recherche, dite loi Huriet-Sérusclat, a organisé la distinction entre le soin et la recherche. L’idée même d’une nécessaire protection de la personne découlait de l’acceptation du fait que le malade « inclus » dans l’étude ne devenait alors qu’un « échantillon » de cette étude. La « disparition » du sujet des soins au profit de l’individu biologique « échantillon » de l’étude est en effet nécessaire à la méthode scientifique de l’essai clinique. La loi avait institué une distinction entre les études avec et sans bénéfice individuel direct, s’appuyant sur le principe selon lequel les premières étant potentiellement bénéfiques à l’individu, elles autorisaient un risque potentiel plus grand que les secondes où ce risque se devait d’être faible ou nul. Ce sont surtout des débats sans fin qui ont résulté de cette distinction très complexe à faire [1]. De plus, la loi imposait de telles contraintes d’agrément des locaux autorisés pour ce type de recherche que certains travaux n’étaient pas réalisés, ou artificiellement déclarés d’intérêt direct. La loi était également inadaptée aux recherches sur les échantillons biologiques comme des prélèvements sanguins effectués au cours de soins courants ou sur des « déchets » opératoires. Enfin, cette conception du bénéfice individuel direct rendait très problématiques des recherches cognitives pures, ou des études pratiquées dans un contexte d’urgence ((→) m/s 2004, n°2, p.244).
Cette difficulté sémantique n’étant pas spécifiquement française, a conduit à la reformulation opérée dans la révision d’octobre 2000 de la déclaration d’Helsinki de 1964, et dans celle de la directive européenne de 2001 en faveur de l’évaluation individuelle du rapport bénéfice/risque. Cette notion n’est elle-même pas parfaite. Ainsi, dans les études de phase I, qui évaluent la pharmacocinétique et les tests de tolérance et de toxicité d’un produit, le risque l’emporte presque toujours sur le bénéfice. Cela est évident pour des volontaires sains, mais reste vrai dans le cas de volontaires malades. La notion de bénéfice devrait alors s’entendre comme l’avantage global et collectif, dans un contexte de solidarité entre les malades, de la perspective de développement du médicament, la notion de risque restant essentiellement à la charge de l’individu et faisant appel à son altruisme. Dans son avis 79, le CCNE (comité consultatif national d’éthique) fait observer que l’évaluation du rapport bénéfice/risque revient à développer l’analyse du risque en pratique de recherche médicale, sans laquelle la notion de consentement éclairé qui est à la base de la loi n’a plus de sens. Il suggère d’éviter le recours à une version rigide du principe de précaution qui serait interprété comme « dans le doute, abstiens-toi » pour favoriser une conception procédurale où la délibération sur les différents risques possibles aboutit à une méthode de suivi de l’essai, permettant de mettre en oeuvre le principe de ne pas nuire. Il faut ensuite mettre en oeuvre la stratégie d’information de la personne, qui devra être adaptée à son état physique et à sa capacité de compréhension de notions scientifiques et médicales souvent complexes. Un délai de réflexion peut également s’avérer utile à un consentement accordé hors de toute pression, fût-elle involontaire.
Cela soulève évidemment la question des personnes ne pouvant donner leur consentement : mineurs, personnes atteintes de maladies neurodégénératives démentielles ((→) m/s 2003, n°10, p.1016) (maladie d’Alzheimer), situations d’urgences… L’interprétation était jusqu’à présent largement laissée à la discrétion des équipes médicales. La nouvelle directive impose un consentement explicite et préalable du patient ou de son représentant légal avant d’engager une recherche. Elle est reprise dans l’article L-1121-1 de la loi de santé publique qui définit les différentes possibilités de recueil du consentement et définit les catégories de personnes habilitées à le donner, celui-ci devant toujours être préalable à la mise en oeuvre de la recherche.
La directive et le nouveau texte de loi abordent également le contrôle scientifique de la recherche avec un élargissement du rôle des CCPPRB (comité consultatif de protection des personnes dans la recherche biomédicale) qui cessent d’être seulement « consultatifs » et deviennent les « comités de protection des personnes dans la recherche » (CPPR). Ces comités devront maintenant excercer un suivi de la recherche et des conditions de son déroulement jusqu’à la publication des résultats, même s’ils sont négatifs. La loi rejoint en cela la préoccupation exprimée par plusieurs grands éditeurs de revues médicales devant la main-mise de l’industrie pharmaceutique sur les essais cliniques, conduisant à des publications de résultats d’études contrôlées par le promoteur de l’étude lui-même, au risque de ne délivrer qu’une partie seulement des données scientifiques, celles qui viennent à l’appui de la commercialisation de la molécule. Certains auteurs [2] font ainsi remarquer que la compétence des comités d’évaluation de protocoles de recherche clinique n’est pas garantie, que ces comités n’exercent ensuite aucun suivi des données de l’étude, que les principaux experts cliniciens n’ont pas accès à l’ensemble des résultats mais à un résumé mis en forme par le promoteur. Sans aborder le cas dramatique d’une certaine statine à la formulation trop concentrée, l’exemple concret est venu d’une des molécules anti-inflammatoires récentes dominant le marché, un inhibiteur de l’enzyme Cox2, dont le bénéfice à six mois par rapport au traitement de référence, l’indométacine, a été fortement médiatisé, tandis que l’absence de bénéfice à un an a été très discrètement diffusée. Les conditions de respect de l’objectivité et de la transparence de ces études sont ici au coeur du problème lorsque les intérêts financiers de la compagnie sont en balance avec le bénéfice potentiel réel pour le malade. Le financement de ces études étant essentiellement à la charge de l’industrie, la garantie d’indépendance voire de compétence des investigateurs est également en cause. La solution de compromis entre le respect de la confidentialité des résultats et l’indépendance de leur analyse n’est pas évidente au regard des coûts engagés. Mais il en va de la crédibilité future des essais cliniques.
Parties annexes
Références
- 1. Lemaire F. La recherche avec bénéfice individuel direct existe-t-elle? Med Sci (Paris) 2004; 20: 244-7.
- 2. Cleophas GC, Cleophas TJ. Clinical trials in jeopardy. IntJ Clin Pharmacol Ther 2003; 41: 51-5.