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L’un des aspects les plus remarquables du comportement animal est la capacité de modifier ce comportement par l’apprentissage, une capacité qui atteint sa forme la plus élaborée dans l’espèce humaine. Pour moi, l’apprentissage et la mémoire ont été source d’une fascination toujours renouvelée, car ces processus mentaux concernent l’une des caractéristiques fondamentales de l’activité humaine: notre capacité à acquérir de nouvelles idées à partir de l’expérience et garder en nous grâce à la mémoire ces idées à travers le temps. De plus, contrairement à d’autres processus mentaux comme la pensée, le langage et la conscience, l’apprentissage parut, dès le début, être facilement accessible à l’analyse cellulaire et moléculaire. Et j’ai, pour cette raison, été curieux de savoir : quels sont les changements qui surviennent dans le cerveau lorsque nous apprenons? Et, une fois que nous avons appris quelque chose, comment cette information est-elle retenue dans le cerveau? J’ai essayé d’aborder ces questions à travers une approche réductionniste, une approche qui me permettrait d’étudier des formes élémentaires d’apprentissage et de mémoire à un niveau cellulaire et moléculaire - comme des activités moléculaires spécifiques localisées dans des cellules nerveuses identifiées ((→) m/s 2000, n° 11, p. 1296).
Ce sont mes lectures sur la psychanalyse, alors que je débutais mes études à Harvard, qui furent à l’origine, en 1950, de mon intérêt pour l’étude de la mémoire. Plus tard, pendant mes études médicales, je commençai à trouver l’approche psychanalytique limitée parce qu’elle tendait à considérer le cerveau, cet organe qui engendre le comportement, comme une boîte noire. Au milieu des années 1950, alors que j’étais encore en faculté de médecine, j’ai commencé à me rendre compte que la boîte noire du cerveau serait ouverte de mon vivant et que le problème du stockage de la mémoire, jusque-là du domaine exclusif du psychologue et du psychanalyste, serait étudié avec les méthodes de la biologie moderne. En conséquence, mon intérêt pour la mémoire, initialement fondé sur une approche psychanalytique, devint de nature biologique. Pendant mon stage post-doctoral au NIH à Bethesda de 1957 à 1960, je m’employai à en apprendre plus sur la biologie du cerveau et commençai à m’intéresser aux changements des réseaux neuronaux induits par l’apprentissage.
Mon but, en traduisant dans le langage empirique de la biologie des questions qui concernaient la psychologie de l’apprentissage, n’était pas de remplacer la logique de la psychologie ou de la psychanalyse par la logique de la biologie cellulaire et moléculaire mais d’essayer de réunir ces deux disciplines et de contribuer à l’élaboration d’une nouvelle synthèse entre la psychologie de la mémorisation et la biologie de la signalisation neuronale. J’espérais de plus que l’analyse biologique de la mémoire apporte de surcroît des informations nouvelles sur la signalisation neuronale. Et cela s’est, de fait, révélé exact.
Une stratégie réductionniste radicale pour l’approche de l’apprentissage et de la mémoire
A priori, quelqu’un d’intéressé par l’apprentissage et la mémoire pourrait être tenté d’aborder le problème dans sa dimension la plus complexe et la plus intéressante. C’est l’approche que Alden Spencer et moi-même choisîmes quand nous avons uni nos forces, au NIH en 1958, pour étudier les propriétés cellulaires de l’hippocampe, cette partie du cerveau des mammifères considérée comme la plus directement impliquée dans les phénomènes de mémoire complexe. Nous nous sommes posés au départ une question plutôt naïve: les propriétés électrophysiologiques des cellules pyramidales de l’hippocampe (dont on pensait qu’elles étaient les cellules clés impliquées dans la mémorisation) sont-elles fondamentalement différentes de celles d’autres neurones cérébraux? Au fil des expériences, il nous apparut clairement que toutes les cellules nerveuses, y compris les cellules pyramidales de l’hippocampe, avaient des propriétés de signalisation similaires. En conséquence, les propriétés intrinsèques de signalisation de ces neurones ne nous donneraient pas de renseignements essentiels sur le stockage de la mémoire. Les fonctions tout à fait particulières de l’hippocampe ne provenaient donc sans doute pas tant des propriétés intrinsèques des neurones pyramidaux mais plutôt des modalités d’interconnexions fonctionnelles de ces cellules, et de la manière dont ces inter connexions sont influencées par l’apprentissage. Pour aborder ce problème, nous avions besoin de savoir comment les informations sensorielles concernant une tâche d’apprentissage atteignent l’hippocampe et comment le traitement de ces informations par l’hippocampe influence, en aval, le comportement. C’était un enjeu formidable car l’hippocampe possède un grand nombre de neurones et un nombre d’interconnexions immense. Il semblait très peu probable que nous soyons capables d’élucider en un temps raisonnable la manière dont les réseaux neuronaux dans lesquels l’hippocampe était inséré participent au comportement et comment ces réseaux sont modifiés par l’apprentissage.
Pour mettre la puissance de la biologie moderne au service de l’étude de l’apprentissage, il semblait nécessaire d’entreprendre une approche très différente - une approche radicalement réductionniste. Il nous fallait étudier non pas les exemples les plus complexes de mémorisation, mais, au contraire, un exemple parmi les plus simples, et l’étudier chez des animaux qui soient les plus faciles à explorer d’un point de vue expérimental. Une telle approche réductionniste n’était guère nouvelle dans la biologie du XXe siècle. Que l’on pense seulement à l’utilisation de la drosophile en génétique, des bactéries et des bactériophages en biologie moléculaire et de l’axone géant de calmar dans l’étude de la conduction nerveuse. Cependant, quand il s’agissait d’étudier le comportement, de nombreux investigateurs étaient réticents à utiliser une stratégie réductionniste. Durant les années 1950 et 1960, de nombreux biologistes et la plupart des psychologues considéraient que l’apprentissage était le seul domaine de la biologie dans lequel l’utilisation de modèles animaux simples, et en particulier de modèles d’invertébrés, n’avait quasiment aucune chance d’aboutir. Leur argument était que seuls les animaux supérieurs présentaient des formes intéressantes d’apprentissage et que ces formes requerraient des modalités d’organisation neuronale et des mécanismes neuronaux qualitativement différents de ceux qui étaient présents chez des animaux plus simples.
Je pensais pour ma part que ces inquiétudes concernant l’utilisation d’un système expérimental simple pour étudier l’apprentissage étaient déplacées. Si des formes élémentaires d’apprentissage sont communes à tous les animaux possédant un système nerveux, il doit exister, dans les mécanismes d’apprentissage, des caractéristiques conservées au niveau cellulaire et moléculaire qui peuvent être étudiées avec efficacité même chez les animaux invertébrés les plus simples.
Apprentissage d’un comportement simple chez un invertébré
Après une recherche extensive d’un modèle expérimental approprié, je fixai mon choix sur l’escargot marin géant - l’aplysie - en raison de trois avantages importants que ce modèle présentait: son système nerveux est constitué d’un petit nombre de cellules; beaucoup de celles-ci sont géantes; et (comme cela m’apparut plus tard) beaucoup d’entre elles sont très facilement identifiables. Alors qu’un cerveau de mammifère possède mille milliards de neurones, l’aplysie n’en a que vingt mille et les comportements les plus simples, qui peuvent être modifiés par l’apprentissage, concernent vraisemblablement moins de cent neurones. Non seulement ces cellules sont peu nombreuses, mais ce sont les plus grandes cellules nerveuses du règne animal, atteignant jusqu’à un millimètre de diamètre, suffisamment grandes pour être vues à l’oeil nu. On peut effectuer l’enregistrement de l’activité de ces cellules pendant plusieurs heures sans aucune difficulté, et la même cellule peut être retrouvée et enregistrée à nouveau à plusieurs jours d’intervalle. Les cellules peuvent être aisément isolées pour des études biochimiques, et on peut extraire d’une seule cellule suffisamment d’ARN messager pour faire une banque d’ADNc. Enfin, ces cellules peuvent être facilement injectées avec des composés marqués, des anticorps ou des constructions génétiques, toutes manipulations qui ont permis l’étude moléculaire de la transduction du signal dans des cellules nerveuses à l’échelle individuelle.
Irving Kupfermann et moi avons rapidement identifié un réflexe de défense très simple: le retrait des ouïes lors de la stimulation du siphon, une action qui ressemble au retrait rapide d’une main qui touche un objet brûlant. Quand un stimulus tactile modéré est appliqué sur le siphon, celui-ci ainsi que les ouïes se retirent dans la cavité du manteau, où ils sont protégés. Kupfermann, Pinsker, Carew, Hawkins et moi avons découvert que ce réflexe simple pouvait être modifié par trois formes distinctes d’apprentissage: l’habituation, la sensibilisation et le conditionnement classique. Alors que nous explorions ces trois formes d’apprentissage, nous fûmes extrêmement surpris par la ressemblance que chacune d’elles présentait avec des formes correspondantes d’apprentissage chez les vertébrés supérieurs et chez les êtres humains. De même que lors de l’apprentissage chez les vertébrés, la mémorisation pour chaque type d’apprentissage chez l’aplysie présente deux phases: une mémoire transitoire qui dure quelques minutes et une mémoire à long terme qui dure plusieurs jours. La conversion d’une mémoire à court terme en mémoire à long terme requiert une répétition espacée - l’entraînement améliore le rendement même chez les escargots. Nous nous sommes focalisés initialement sur l’un des types d’apprentissage, la sensibilisation. La sensibilisation est une forme de crainte apprise, dans laquelle une personne ou un animal d’expérience apprend à répondre de manière intense à un stimulus par ailleurs neutre. Par exemple, si une personne est exposée de manière soudaine à un stimulus désagréable, tel qu’un coup de feu proche, cette personne sera sensibilisée par ce bruit inattendu. Le résultat est que cette personne sera effrayée et sursautera dorénavant lors d’un stimulus anodin comme une tape sur l’épaule. De manière similaire, lorsque l’aplysie reçoit un choc sur une partie du corps telle que la queue, elle reconnaît le caractère désagréable du stimulus et apprend à augmenter son réflexe de défense vis-à-vis d’un grand nombre de stimulus ultérieurs appliqués au siphon, même quand il s’agit de stimulus anodins. L’animal se remémore le choc, et la durée de cette mémoire est une fonction du nombre de répétitions de l’expérience douloureuse. Un choc unique donne naissance à une mémoire qui ne dure que quelques minutes; cette mémoire à court terme ne requiert pas la synthèse de nouvelles protéines. Au contraire, quatre ou cinq chocs espacés dans le temps au niveau du pied donnent naissance à une mémoire qui va durer plusieurs jours; cette mémoire à long terme requiert la synthèse de protéines de novo. La poursuite de cet entraînement - par exemple quatre trains de stimulus brefs par jour pendant quatre jours - donne naissance à une mémoire encore plus prolongée, qui persiste plusieurs semaines, et requiert elle aussi une synthèse protéique. Ainsi, de manière similaire à l’apprentissage complexe chez les mammifères, la mémoire à long terme diffère de la mémoire à court terme en ce qu’elle nécessite une synthèse protéique. Cela fut notre première preuve claire d’une conservation des mécanismes biochimiques entre l’aplysie et les vertébrés. Avec Kupfermann, Castellucci, Carew, Hawkins et Byrne, nous avons alors disséqué les principaux composants du circuit neuronal du réflexe de retrait que je viens de décrire. Ce circuit est localisé dans le ganglion abdominal et est composé de vingt-quatre neurones sensoriels mécano-sensibles qui innervent la peau du siphon et établissent des connexions monosynaptiques avec six neurones moteur des ouïes. Les neurones sensoriels établissent aussi des connexions indirectes avec les neurones moteurs par l’intermédiaire d’un petit groupe d’interneurones excitateurs et inhibiteurs. Non seulement chacune de ces cellules est identifiable, mais chacune exerce aussi, de manière surprenante, des effets importants sur le comportement. En examinant le circuit neuronal de ce réflexe, nous avons été frappés par son caractère invariant. Chez tous les animaux que nous avons examinés, chaque cellule était connectée seulement à certaines cellules cibles et pas à d’autres. Cela était également vrai pour les circuits neuronaux gouvernant d’autres comportements chez l’aplysie, dont la sécrétion d’encre, le contrôle de la circulation et la locomotion. Ces observations soulevaient une question clé dans l’étude de biologie cellulaire de l’apprentissage: comment l’apprentissage peut-il survenir dans un circuit neuronal si précisément câblé?
En 1894, Santiago Ramon y Cajal proposait une théorie de la mémorisation selon laquelle c’est la croissance de nouvelles connexions qui permet le stockage de la mémoire. Cette idée « visionnaire » fut négligée en bonne partie pendant plus d’un demi-siècle, alors que ceux qui étudiaient l’apprentissage se disputaient des idées plus récentes et apparemment plus novatrices. Premièrement, Karl Lashley, Wolfgang Köhler et un grand nombre de psychologues du comportement proposèrent que l’apprentissage entraîne des changements de champ électrique ou de gradients chimiques, dont ils postulaient l’existence dans des populations cellulaires entourant les neurones, et recrutées par le processus d’apprentissage. Deuxièmement, Alexander Forbes et Lorente de Nö proposèrent que la mémoire était stockée de manière dynamique par une chaîne de neurones, dans laquelle se déroulaient des phénomènes d’auto-excitation. Finalement, Holger Hyden proposa que l’apprentissage provoquait des changements dans la composition de l’ADN ou de l’ARN. Malgré les nombreux débats sur le mérite respectif de chacune de ces idées, il n’y avait aucune preuve en faveur de leur validité.
Nous avons exploré ces différentes idées directement en abordant de front la question de la manière dont l’apprentissage pouvait survenir dans un circuit composé d’éléments neuronaux fixes. Pour aborder cette question, nous avons étudié le circuit neuronal du réflexe de retrait d’ouïe chez l’aplysie alors que l’animal subissait une sensibilisation, un conditionnement classique ou une habituation (Figure 1). Nos études apportèrent des arguments expérimentaux confortant l’idée proposée par Ramon y Cajal, selon laquelle l’apprentissage provenait de modifications dans la solidité des connexions synaptiques entre des neurones interconnectés de manière précise. Ainsi, alors que le programme de développement de l’organisme assure une invariance des connexions entre cellules, il ne spécifie pas leur solidité exacte. En revanche, c’est l’expérience - l’apprentissage - qui modifie la solidité et l’efficacité de ces connexions chimiques préexistantes. Vue dans le contexte de ces trois formes d’apprentissage, la plasticité synaptique apparaît comme un mécanisme fondamental pour le stockage de l’information par le système nerveux, un mécanisme au coeur même de l’architecture moléculaire intime des synapses chimiques.
Biologie moléculaire du stockage de la mémoire à court terme et à long terme
Quels sont les mécanismes moléculaires qui permettent l’émergence de la mémoire à court terme, et comment la mémoire à court terme est-elle convertie en mémoire à long terme? Initialement, nous avons concentré notre attention sur la sensibilisation à court terme. En collaboration avec James H. Schwartz, nous avons découvert que les changements synaptiques, de même que les changements de comportement à court terme, se produisaient même quand la synthèse de protéines était inhibée. Cette découverte nous a d’abord suggéré que la plasticité synaptique à court terme pourrait être due à l’implication d’un système de seconds messagers tels que l’AMP cyclique. En poursuivant cette idée, nous avons trouvé en 1972 que la stimulation des voies de modulation recrutées durant la facilitation hétéro-synaptique conduisait à une augmentation d’AMP cyclique dans le ganglion abdominal. Cedar et Schwartz observèrent que deux des candidats au titre de neurotransmetteurs, la sérotonine et la dopamine, pouvaient simuler cette action de stimulation électrique et augmenter les niveaux d’AMP cyclique. Avec Hawkins, Castellucci et Glanzmann, nous avons par la suite analysé plus en détail le système modulateur activé par un stimulus de sensibilisation, et nous avons confirmé que cette boucle contenait des interneurones sérotoninergiques.
Nous avons ensuite découvert que la sérotonine agit sur des récepteurs spécifiques dans les terminaisons pré-synaptiques du neurone sensoriel, où elle augmente la libération de neurotransmetteurs. En 1976, Brunelli, Castellucci et moi avons injecté de lcyclique directement dans les cellules pré-synaptiques et avons observé que cette injection provoquait également une facilitation pré-synaptique. Cela fournit la preuve la plus formelle alors disponible que l’AMP cyclique est impliqué dans le contrôle de la solidité des connexions synaptiques et nous fournit le premier éclairage sur les mécanismes moléculaires de la mémoire à court terme - la régulation de la libération de neurotransmetteurs.
Comment l’AMP cyclique augmente-t-il la libération de neurotransmetteurs? La sérotonine (ou l’AMP cyclique injecté) entraîne une augmentation d’excitabilité et un élargissement du potentiel d’action en réduisant des courants K+ spécifiques, permettant un plus grand flux entrant de calcium dans la terminaison pré-synaptique à chaque potentiel d’action. Ce plus grand flux entrant de calcium pourrait contribuer à l’augmentation de libération du transmetteur. Suivant l’exemple de Paul Greengard, qui avait proposé que l’AMP cyclique produit son effet dans le cerveau par l’intermédiaire d’une protéine kinase dépendante de l’AMP cyclique (PKA), Marc Klein et moi avons suggéré que l’AMP cyclique entraîne la phosphorylation de ce canal K+ en activant la PKA. Grâce à des expériences menées en collaboration avec Paul Greengard en 1980, nous avons mis en évidence que la sous-unité catalytique de la PKA produit par elle-même un élargissement du potentiel d’action et une augmentation de la libération de glutamate. À l’inverse, un peptide spécifique inhibiteur de la PKA bloquait les effets de la sérotonine. Ces observations apportèrent une preuve directe du rôle de la PKA dans la facilitation pré-synaptique à court terme.
Dans une élégante série d’expériences, Siegelbaum, Camardo et Schuster identifièrent un nouveau canal K+, le canal K+ de type S, et montrèrent que lui aussi pouvait être modulé par l’AMP cyclique, et que la PKA pouvait directement agir sur ce canal. Plus tard, Byrne montra que la sérotonine modulait également un canal potassique rectifiant - retardé. Le canal de type S était responsable de l’augmentation de l’excitabilité, mais contribuait de façon modeste à l’élargissement, alors que le canal rectifiant retardé contribuait peu à l’excitabilité, mais avait un rôle majeur dans l’élargissement du potentiel. Enfin, l’équipe de Byrne et la nôtre ont démontré de manière indépendante que, outre son effet d’élargissement du potentiel, la sérotonine augmentait également la libération de neurotransmetteurs par un effet alors non identifié. Ainsi, la sérotonine entraîne une augmentation de l’AMP cyclique pré-synaptique, qui active à son tour la PKA et entraîne un renforcement synaptique par l’intermédiaire d’une libération accrue de neurotransmetteurs liée à une combinaison de plusieurs mécanismes.
Un rôle de CREB-1 dans la transcription
En substituant aux chocs sur la queue des bouffées de sérotonine (le transmetteur libéré par les chocs sur la queue), nous avons modélisé la sensibilisation dans une boîte de culture contenant une seule cellule sensorielle établissant une synapse avec un seul motoneurone. Nous avons été capables d’induire une facilitation à court terme et à long terme et avons observé, comme chez l’animal intact, que le processus à long terme différait de celui à court terme par sa dépendance vis-à-vis de la synthèse de nouvelles protéines. Nous avons utilisé ce système de culture pour poser la question suivante: quels sont les gènes dont l’activation permet la conversion du processus à court terme en processus à long terme, et quels sont les gènes essentiels au maintien du processus à long terme? Nous avons observé que cinq bouffées espacées de sérotonine (simulant cinq chocs espacés sur la queue) activent la PKA qui, à son tour, recrute la MAP-kinase. Toutes deux migrent à l’intérieur du noyau, où elles activent une cascade transcriptionnelle qui commence avec le facteur de transcription CREB-1 (cAMP response element binding protein 1), une protéine de liaison impliquée dans la réponse à l’AMP cyclique, ainsi appelée parce qu’elle se fixe à un élément de réponse à l’AMP cyclique (CRE, cAMP response element) présent dans les promoteurs des gènes cibles. Le premier indice de l’importance de CREB dans la mémoire à long terme avait été fourni en 1990 par Dash et Hochner. Ces deux auteurs avaient injecté dans le noyau d’un neurone sensoriel en culture des oligonucléotides comportant l’élément CRE de l’ADN, permettant ainsi de titrer CREB. Ce traitement bloquait la facilitation à long terme mais pas la facilitation à court terme. Plus tard, Bartsch clona CREB-1a de l’aplysie (ApCREB-1a) et montra que l’injection de la forme phosphorylée de ce facteur de transcription suffisait à déclencher la mémoire à long terme. Alberini et Bartsch découvrirent deux autres régulateurs transcriptionnels en aval de ApCREB. CREB-1 active cet ensemble de gènes de réponses immédiates, qui, à leur tour, agissent sur des gènes en aval entraînant la croissance de nouvelles connexions synaptiques. Comme l’ont tout d’abord montré Bailey et Chen, la mémoire à long terme persiste grâce à la mise en place de nouvelles connexions synaptiques, un changement structural dont la durée correspond à la durée de la mémoire de comportement. À mesure que la mémoire s’efface, les connexions se rétractent progressivement. Un neurone sensoriel typique chez l’aplysie intacte présente environ mille deux cents varicosités synaptiques. Lorsque la sensibilisation à long terme se met en place, ce nombre fait plus que doubler pour atteindre deux mille six cents; avec le temps, ce nombre revient à environ mille cinq cents.
Des contraintes inhibitrices
En 1995, Bartsch découvrit que les régulateurs positifs ne constituaient qu’une partie de l’histoire - il existait également des contraintes inhibitrices sur la mémoire. La facilitation synaptique à long terme requiert non seulement l’activation de gènes qui favorisent la mémoire, mais également l’inactivation de gènes suppresseurs de mémoire. L’un d’entre eux, le facteur de transcription Ap/CREB-2, peut réprimer l’effet activateur de Ap/CREB-1a sur la transcription. La levée de cette répression diminue le seuil de mise en place de la mémoire à long terme.
Spécificité synaptique de la facilitation à long terme
Malgré la mise en jeu de processus nucléaires, les changements à long terme dans la fonction et la structure des synapses sont confinés aux synapses qui ont été stimulées par la sérotonine.
Comment cela est-il possible? Avec Martin, Casadio et Bailey, nous avons mis en évidence que cinq bouffées de sérotonine envoyaient au noyau un signal d’activation de CREB-1, ce qui aboutissait à l’envoi de protéines à toutes les terminaisons nerveuses; cependant, seules les terminaisons nerveuses qui avaient été marquées par la sérotonine pouvaient utiliser de manière efficace ces protéines pour une croissance synaptique. En fait, une seule bouffée de sérotonine sur une synapse préalablement non stimulée est suffisante pour « marquer » cette synapse de sorte qu’elle puisse « capturer » une forme réduite de la facilitation à long terme qui a été induite sur un autre site par cinq bouffées de sérotonine.
Ces résultats nous donnèrent une vision surprenante et nouvelle de la facilitation à court terme. Le stimulus qui produit la facilitation à court terme exerce deux fonctions. En agissant seul, il provoque un renforcement sélectif de la force synaptique, spécifique de la synapse concernée, contribuant à une mémoire à court terme ne durant que quelques minutes. Lorsqu’il agit en conjonction avec une activation de CREB déclenchée par un processus à long terme sur la même synapse ou sur toute autre synapse du même neurone, le stimulus marque localement les synapses sur lesquelles il agit. Les synapses marquées peuvent alors utiliser les protéines activées par CREB pour une croissance synaptique, et produire ainsi un changement permanent de la force synaptique. Ainsi, la logique du processus à long terme implique un phénomène d’intégration sur la durée. Dans le processus à long terme, la fonction d’une synapse n’est pas seulement déterminée par l’histoire de l’utilisation de cette synapse. Elle est aussi déterminée par l’état de la machine transcriptionnelle dans le noyau.
Mémoire explicite
Je n’ai abordé jusque-là que les cas les plus simples du stockage de mémoire, ceux qui impliquent des réflexes - une forme de mémoire appelée mémoire implicite ou procédurale. La mémoire implicite est une mémoire d’aptitudes de perception et d’aptitudes motrices et elle est exprimée à travers la performance, sans réminiscence consciente des épisodes passés. Au contraire, les mémoires qui nous sont chères sont appelées explicites ou déclaratives. Ces mémoires nécessitent une réminiscence consciente et sont impliquées dans la mémoire de personnes, de lieux, d’objets et d’événements. La mémoire explicite implique un système anatomique spécialisé, situé dans le lobe temporal médian, et en particulier l’hippocampe.
Comment la mémoire explicite est-elle stockée? Il avait été mis en évidence que la mémoire explicite, de même que la mémoire implicite, comporte une phase à court terme qui ne requiert pas la synthèse de protéines et une phase à long terme qui, en revanche, la requiert. Est-ce que ces deux composantes du stockage de mémoire sont aussi représentées au niveau cellulaire? Quelles sont les règles qui gouvernent le stockage de mémoire explicite?
Il y a une dizaine d’années, lorsque j’ai atteint mon soixantième anniversaire, j’ai rassemblé mon courage et je suis revenu à l’hippocampe. Mario Cappecchi et Oliver Smithies, en réussissant une invalidation ciblée de gènes dans des cellules souches embryonnaires de souris, ont fourni un superbe système génétique permettant d’étudier les relations entre des gènes donnés et, d’une part, la plasticité synaptique, d’autre part le stockage de mémoire explicite complexe. Les souris ont un système de lobe temporal médian, incluant un hippocampe, qui ressemble à celui des êtres humains, et elles utilisent leur hippocampe comme nous pour stocker la mémoire des lieux et des objets.
Bien que nous ne sachions toujours pas grand-chose sur la manière dont l’information est transformée lorsqu’elle entre ou sort de l’hippocampe, il est bien établi que l’hippocampe contient une représentation cellulaire de l’espace environnant - une carte cognitive de l’espace - et que des lésions de l’hippocampe altèrent les tâches spatiales. De plus, en 1972, Lomo et Bliss ont découvert que la voie perforante, une voie majeure dans l’hippocampe, est dotée d’une plasticité qui dépend de l’activité, un changement maintenant appelé potentialisation à long terme. Dans la région CA1 de l’hippocampe, la potentialisation à long terme est induite de manière post-synaptique par l’activation d’un récepteur NMDA (N-méthyl-D-aspartate) du glutamate. À la fin des années 1980, Morris montra que le blocage pharmacologique du récepteur NMDA avait pour effet non seulement d’altérer la potentialisation à long terme, mais aussi de bloquer le stockage de mémoire. Quand nous sommes revenus à l’étude de l’hippocampe, nous avons cherché à savoir si la potentialisation à long terme changeait lors d’une stimulation répétée et nous avons mis en évidence que la potentialisation à long terme dans l’hippocampe présente des phases, un peu comme la facilitation chez l’aplysie. La phase précoce de la potentialisation à long terme, produite par un train unique de stimulus, ne dure qu’une à trois heures et ne requiert pas de synthèse de nouvelles protéines; elle met en jeu des modifications covalentes de protéines préexistantes qui conduisent au renforcement de connexions préexistantes, sur le même principe que la facilitation à court terme chez l’aplysie. En revanche, des trains répétés de stimulations électriques produisent une phase tardive de potentialisation à long terme, qui a des propriétés tout à fait différentes de la phase à court terme et qui ressemble à la facilitation à long terme chez l’aplysie. La phase tardive de la potentialisation à long terme persiste pendant au moins une journée et requiert à la fois une étape de transcription et une étape de traduction. Cette phase tardive, comme le stockage à long terme de mémoire implicite, requiert la PKA, la MAP-kinase et CREB, et semble induire la croissance de nouvelles connexions synaptiques.
La phase tardive de potentialisation à long terme et la mémoire explicite
Pour explorer plus avant le rôle spécifique de la PKA et de la potentialisation à long terme tardive dans le stockage de mémoire, nous avons produit des souris transgéniques qui expriment R(AB), une forme mutante de la sous-unité régulatrice de la PKA qui inhibe son activité enzymatique. Chez ces animaux R(AB) transgéniques, la réduction de l’activité de la PKA dans l’hippocampe était accompagnée d’une diminution significative de la potentialisation à long terme tardive, alors que la transmission synaptique basale et la potentialisation à long terme précoce demeuraient inchangées. De façon encore plus intéressante, ce déficit dans la phase tardive de la potentialisation à long terme était accompagné de déficits du comportement liés à la mémoire à long terme dépendante de l’hippocampe pour ce qui est de l’espace environnant, alors que l’apprentissage et la mémoire à court terme n’étaient pas affectés. Ainsi, la PKA joue un rôle critique dans le stockage de mémoire explicite de l’espace environnant dans l’hippocampe de mammifère. Ce rôle critique concerne la transformation de mémoire à court terme en mémoire à long terme, et ressemble au rôle joué par la PKA dans le stockage de mémoire implicite chez l’aplysie et chez la drosophile.
En utilisant les souris R(AB), nous pouvions maintenant nous poser la question: pourquoi les animaux dont la voie de signalisation dépendante de la PKA est altérée ont-ils des difficultés avec l’orientation dans l’espace? Nous étions influencés par les études classiques de O’Keefe et Dostrovsky qui, en 1971, avaient découvert que les cellules pyramidales de l’hippocampe sont des cellules « de localisation » qui permettent à l’animal une représentation de l’espace environnant. Une cellule pyramidale donnée ne sera activée que lorsque la tête de la souris est dans une certaine partie d’un espace clos - le champ de localisation de cette cellule. Lorsqu’un animal est placé dans un nouvel environnement, il développe en quelques minutes une représentation interne de cet espace (par l’activation coordonnée d’une population de ses cellules de lieu), représentation qui est habituellement stable pendant plusieurs jours. La même cellule aura le même champ d’activation chaque fois que l’animal est réintroduit dans le même environnement. Si l’on place maintenant l’animal dans un autre environnement, une nouvelle carte est formée, à nouveau en quelques minutes, en partie à partir de quelques-unes des cellules qui avaient permis de constituer la carte du premier environnement et en partie grâce à des cellules pyramidales qui avaient été jusque-là silencieuses.
J’ai réalisé avec étonnement que la formation d’une nouvelle carte ressemblait à un processus d’apprentissage. La carte se développe avec le temps à mesure que l’animal se familiarise avec l’espace qui l’entoure et, une fois apprise, la carte de l’espace est retenue pendant des jours et des semaines. Pour évaluer si les voies moléculaires qui sous-tendent la phase tardive de la potentialisation à long terme étaient importantes pour la stabilisation à long terme de cette carte, nous avons simplement bloqué de manière pharmacologique la potentialisation à long terme avec un antagoniste des récepteurs NMDA. Lorsqu’ils étaient placés dans un nouvel environnement, les animaux ainsi traités réalisaient une carte spatiale correcte qui était toujours stable une heure plus tard. Cependant, vingt-quatre heures plus tard, la plupart des cellules pyramidales avaient perdu la représentation du champ dont elles avaient la charge initialement. Cela suggérait que l’activation des récepteurs NMDA (peut-être une étape dans la modification de la force des synapses) est requise pour la stabilisation à long terme d’une carte cellulaire spatiale, un résultat cohérent avec le rôle de la phase tardive de la potentialisation à long terme dans la stabilisation d’une telle carte.
Nous nous sommes alors demandés si un déficit sélectif qui affecterait seulement la phase tardive de la potentialisation à long terme pourrait causer une anomalie sélective de la stabilité à long terme des cellules de lieu. Puisque seule la phase tardive de la potentialisation à long terme requiert la PKA, nous sommes revenus aux animaux transgéniques R(AB) qui ont une activité PKA diminuée et une forme diminuée de potentialisation à long terme. Si la diminution d’activité de la PKA affecte la stabilité de ces cellules de lieu, les souris R(AB) doivent (comme des animaux normaux) être capables de former, dans un nouvel environnement, une carte de représentation spatiale qui reste stable pendant au moins une heure. Cependant, le champ ainsi formé devrait être instable lors d’un enregistrement réalisé vingt-quatre heures plus tard. C’est précisément ce que nous avons observé. Le fait que l’instabilité à long terme dans la représentation spatiale et le déficit dans la mémoire à long terme surviennent de manière parallèle au déficit dans la phase tardive de la potentialisation à long terme suggérait qu’une activation de gènes dépendants de la PKA et que la synthèse de nouvelles protéines puissent être essentielles pour la stabilisation de la carte spatiale. Nous avons validé cette idée en montrant que l’inhibition de la synthèse protéique déstabilise bien cette représentation spatiale à long terme, comme le fait l’inhibition de la PKA.
Au cours de cette étude, Kentros et Agnihotri ont fait une observation remarquable. Comme c’est le cas pour la mémoire explicite chez l’homme, un facteur crucial pour la stabilisation de la mémoire dépendant de la PKA et de la synthèse de protéines est l’attention. Quand une souris ne fait pas attention à l’espace qu’elle traverse, la carte se forme mais elle est instable après trois à six heures. Quand la souris est forcée de faire attention à l’espace, en revanche, la carte reste stable pendant plusieurs jours.
Des contraintes inhibitrices sur la mémoire explicite
Nous avons récemment montré que les seuils de plasticité synaptique et de stockage de mémoire dans l’hippocampe sont déterminés par l’équilibre entre la phosphorylation de protéines induite par la PKA et la déphosphorylation. Afin de déterminer si la calcineurine, une phosphatase sensible au calcium, joue un rôle dans cet équilibre, nous avons inhibé la calcineurine et évalué les effets de cette inhibition sur la plasticité synaptique et le stockage de mémoire. Nous avons mis en évidence qu’une réduction transitoire de l’activité de la calcineurine entraîne une facilitation de la potentialisation à long terme à la fois in vitro et in vivo. Cette facilitation persiste pendant plusieurs jours chez l’animal intact et elle est accompagnée par un renforcement de l’apprentissage et de la mémoire à court terme et à long terme dans plusieurs tâches dépendant (ou non) de représentation spatiale et requerrant l’hippocampe. Ces résultats, ainsi que les observations précédentes montrant que la surexpression de la calcineurine altère les composantes dépendantes de la PKA de la potentialisation à long terme et de la mémoire, démontre que la calcineurine endogène peut agir comme un régulateur négatif de la plasticité synaptique, de l’apprentissage et de la mémoire.
Une vision d’ensemble
Nos études sur la composante de stockage de la mémoire - les mécanismes moléculaires par lesquels cette information est stockée - nous ont conduits à deux conclusions générales.
Premièrement, notre recherche suggère que les stratégies cellulaires et moléculaires utilisées chez l’aplysie, pour stocker de la mémoire à court terme et à long terme, sont conservées chez les mammifères et que les mêmes stratégies moléculaires sont employées dans le stockage de mémoire implicite et explicite. Qu’il s’agisse de mémoire implicite ou explicite, il y a des stades de mémoire qui sont codés comme des changements de force synaptique et qui sont corrélés avec des comportements de mémoire à court terme et à long terme. Les changements synaptiques à court terme mettent en jeu des modifications covalentes de protéines préexistantes, conduisant à des modifications de connexions synaptiques préexistantes, alors que les changements synaptiques à long terme impliquent l’activation de nouveaux gènes, une synthèse protéique de novo, et la formation de nouvelles connexions. Alors que le stockage de mémoire à court terme pour la mémoire implicite et explicite requiert différentes voies de signalisation, le stockage à long terme de mémoire implicite et explicite utilise une voie principale de signalisation impliquant PKA, MAPK et CREB-1. Au moins chez la souris, il est vraisemblable que d’autres voies sont recrutées. À la fois dans la mémoire implicite et explicite, la bascule entre mémoire à court terme et à long terme est réglée par des contraintes inhibitrices.
Deuxièmement, l’étude de l’apprentissage a révélé de nouvelles caractéristiques de la transmission synaptique et de nouvelles fonctions cellulaires de la signalisation synaptique. Par exemple, différentes formes d’apprentissage recrutent différents transmetteurs, qui, à leur tour, agissent à travers l’une des trois voies suivantes: (1) ils activent des kinases qui sont transportées dans le noyau où elles déclenchent des processus nécessaires à la croissance neuronale et à la mémoire à long terme ; (2) ils marquent des synapses spécifiques pour le processus de mémoire à long terme et assurent la régulation d’une synthèse protéique locale pour la stabilisation ; (3) ils jouent un rôle - par des mécanismes que nous commençons seulement à comprendre - dans le processus d’attention qui est nécessaire à la formation de la mémoire et à la réminiscence.
De manière encore plus importante, l’étude de la mémoire à long terme nous a rendus conscients de l’intensité du dialogue entre la synapse et le noyau, et entre le noyau et la synapse. Dans le processus à long terme, la réponse d’une synapse n’est pas simplement déterminée par la seule histoire de son activité (comme c’est le cas dans la plasticité à court terme), mais également par l’histoire de l’activation transcriptionnelle dans le noyau.
J’ai commencé cet exposé en indiquant qu’il y a quarante ans, au début de ma carrière, je pensais qu’une approche réductionniste fondée sur l’utilisation d’un système expérimental simple tel que l’aplysie pourrait nous permettre d’aborder des questions fondamentales concernant l’apprentissage et la mémoire. C’était un acte de foi pour lequel j’ai été récompensé bien au-delà de mes plus grandes espérances. Il n’en reste pas moins que la complexité de la mémoire explicite est formidable et que nous n’avons fait que commencer à l’explorer. Nous ne savons à l’heure actuelle que peu de choses sur les mécanismes moléculaires qui déclenchent ou stabilisent la croissance synaptique associée à la mémoire à long terme. Quelles sont les molécules de signalisation impliquées dans les réarrangements du cytosquelette au cours du remodelage synaptique? Quels liens ont-elles avec les molécules qui contrôlent la formation des synapses au cours du développement?
De plus, nous n’avons ici pris en compte que les mécanismes moléculaires du stockage de la mémoire. La plus grande difficulté concernant la mémoire, surtout la mémoire explicite, est un problème de systèmes. Nous avons toujours besoin de chercher des réponses à des familles entières de questions importantes. Comment différentes régions de l’hippocampe et du lobe temporal médian, le subiculum, l’entorhinal, le cortex parahippocampique et périrhinal, interagissent-elles dans le stockage de la mémoire explicite? Comment l’information provenant de ces régions est-elle transférée pour une consolidation finale dans le néocortex? Nous ne comprenons pas, par exemple, pourquoi le stockage initial de la mémoire à long terme requiert l’hippocampe alors que l’hippocampe n’est pas requis une fois que la mémoire a été stockée pendant des semaines et des mois. Quelles informations essentielles l’hippocampe transmet-il au néocortex? Nous savons également très peu de choses sur la nature de la réminiscence de la mémoire explicite ou déclarative qui nécessite un effort conscient. Ces problèmes majeurs nécessiteront davantage que l’approche « du bas vers le haut » de la biologie moléculaire. Ils nécessiteront aussi l’approche « du haut vers le bas » de la psychologie cognitive, de la neurologie et de la psychiatrie. Et, en fin de compte, il nous faudra des synthèses qui permettent d’établir des ponts entre ces deux approches.
Malgré ces complexités, il ne fait aucun doute que ces questions concernant la biologie de l’apprentissage seront abordées dans un futur proche. Car la biologie du cerveau s’est maintenant emparée de l’imagination de la communauté scientifique du XXIe siècle, tout comme la biologie des gènes a fasciné les scientifiques du XXe siècle. Maintenant que l’étude biologique du cerveau occupe une place centrale dans la biologie et la médecine, nous avons toutes les raisons d’espérer que toute une cohorte de chercheurs en neurosciences feront le voyage à Stockholm et seront honorés pour leurs actes de foi.
Parties annexes
Note biographique
Eric R. Kandel
Eric R. Kandel - américain, né le 7 novembre 1929 à Vienne (Autriche) - est lauréat du Prix Nobel de médecine 2000 en compagnie d’Arvid Carlsson et de Paul Greengard. Psychiatre de formation, il enseigne, après en avoir été le Directeur, au Centre de neurobiologie et du comportement de l’Université de Columbia à New York (États-Unis). il a également obtenu le Prix Albert-Lasker en 1993.
Notes
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Traduction française de Gérard Friedlander et Jean-Claude Ameisen