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Nous l’avons vu (voir p. 491 de ce numéro), c’est le 25 avril 1953 que la revue Nature publie trois articles, dont ceux de Watson et Crick, et de Rosalind Franklin, proposant que l’ADN possède une structure en double hélice qui explique certaines de ses propriétés essentielles. Par ses implications et son retentissement, la découverte de la structure en double hélice marque les débuts réels de la génétique moléculaire qui aboutira, successivement, au décryptage du code génétique, puis au génie génétique offrant les outils du séquençage des génomes. Le 15 février 2001 est annoncé en grande pompe la complétion presque totale par deux équipes concurrentes du séquençage du génome humain.
Comme l’implique la théorie de l’Évolution, le génome humain ressemble beaucoup à celui des autres êtres vivants avec lesquels l’homme possède un ancêtre commun. La proximité génétique constitue d’ailleurs une mesure de l’ancienneté de ce dernier. C’est ainsi que la séquence des génomes d’Homo sapiens et du chimpanzé Pan troglodytes, dont le dernier ancêtre commun a vécu il y a environ 7 millions d’années, sont à plus de 98 % identiques. Le dernier ancêtre commun entre l’homme et la souris a vécu il y a environ 90 millions d’années; leurs génomes sont identiques à plus de 80 %. Les similitudes restent grandes avec des êtres vivants dont nous sommes beaucoup plus éloignés, tels que la levure de boulanger, et même les plantes.
Et pourtant, parmi toutes ces espèces, c’est l’homme, et lui seul, qui pût se poser la question de sa nature et de ses origines, apprendre à connaître les mécanismes de son hérédité, à décrypter la structure et la séquence du génome et s’est donné le moyen de le modifier. Seul aussi Homo sapiens a pu s’interroger sur sa responsabilité sociale et morale quant à l’usage qu’il faisait de la maîtrise acquise du matériel génétique des êtres vivants.
Comment alors concilier l’extraordinaire banalité des gènes humains avec la spécificité des potentialités d’un être qui a pu vouloir les connaître, a su les étudier, s’est donné le moyen de les maîtriser, et s’interroge sur les différentes dimensions de leur valeur, économique et éthique?
Observons d’abord que cette rupture épistémologique ne remet nullement en cause les fondements et les limites du déterminisme biologique des gènes.
En effet, la proximité biochimique, physiologique et même morphologique des êtres est tout à fait parallèle à leur proximité génétique. L’homme ressemble ainsi plus au chimpanzé qu’à la souris, à la levure et au roseau. Le rappel de cette évidence ne conduit cependant pas à l’interprétation selon laquelle les gènes détermineraient directement chacune des étapes de l’édification d’un être. Celle-ci procède en effet aussi de mécanismes relevant d’une véritable sociologie cellulaire et du jeu complexe des interactions avec l’environnement [1] ((→) m/s 2002, n° 10, p. 1038).
Cependant, dans la cascade conduisant, par exemple, d’un oeuf ou d’une graine à un organisme adulte, le contrôle génétique occupe la position hiérarchique la plus élevée, celle qui détermine, pour l’essentiel, les degrés de liberté laissés à l’influence des autres types de phénomène, par exemple aux interactions cellulaires et aux effets de l’environnement, qu’ils soient physiques, chimiques ou psychiques.
C’est bien entendu à ce dernier niveau que frappe le plus la discontinuité déjà identifiée entre la banalité biologique d’Homo sapiens, conséquence de celle de son génome et en accord avec le principe de l’Évolution, et l’originalité de son univers mental, moteur du processus civilisationnel. Constater cette rupture n’induit néanmoins pas que le champ des caractéristiques comportementales soit déconnecté de celui des mécanismes biologiques, qui obéissent en quelque sorte à des principes d’autre nature. Il existe aussi, en réalité, un certain parallélisme entre l’évolution génétique et biologique des êtres, et les modifications, l’enrichissement et la diversification des processus comportementaux adaptatifs. Les primates non humains ont ainsi hérité, selon un processus évolutif, d’une étonnante gamme de possibilités comportementales individuelles et collectives qui constituent sans aucun doute le soubassement d’une possible hominisation. En revanche, celle-ci va être marquée par l’émergence d’un phénomène auto-amplificateur surajoutant aux processus lents de l’évolution biologique celui, toujours accéléré, de la civilisation. Il faut cinq millions d’années pour passer de l’ancêtre commun de l’homme et du chimpanzé aux premiers hommes capables de tailler sur une face des outils de pierre. Encore deux millions d’années permettront d’aller de ces premiers hommes à nos ancêtres directs maîtrisant l’art, puis certaines techniques telles que l’utilisation de l’arc et des flèches. Dix mille ans après, l’homme sera capable d’envoyer sur la planète Mars un engin téléguidé qui prélèvera et analysera des roches, et de séquencer le génome humain. À l’évidence, l’évolution biologique, coexistant encore avec l’évolution culturelle entre l’apparition des premiers hominidés et celle d’Homo sapiens, a cessé ensuite de jouer un rôle significatif dans l’augmentation toujours croissante de la maîtrise par l’homme de son environnement. On a assisté là, en quelque sorte, à une autonomisation des phénomènes culturels, moteurs du développement des civilisations. Le phénomène fondamental de cette déconnexion entre l’évolution biologique et l’évolution technico-culturelle provient de l’extraordinaire sensibilité du cerveau humain à l’empreinte laissée par l’univers symbolique et technique qu’il permet de créer. Blaise Pascal a résumé cette idée en remarquant que « toute la suite des hommes pendant le cours de tant de siècles doit être considérée comme un homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement ». Pour autant, l’autonomisation culturelle n’équivaut pas à une totale indépendance telle que les choses de l’esprit auraient perdu tout contact avec celles du corps et des gènes. À l’origine, la boucle auto-amplificatrice du progrès culturel n’a pu s’établir que chez un être disposant, du fait de l’évolution biologique, des potentialités cérébrales nécessaires. Or, celles-ci obéissent sans aucun doute à un déterminisme génétique. De plus, il va sans dire que le fonctionnement psychique d’une personne continue de reposer sur la qualité de mécanismes neurobiologiques qui en constituent la condition, sinon le déterminant.
Quoiqu’il en soit, l’homme, être d’une grande banalité biologique, produit de l’Évolution, a acquis les moyens nécessaires pour s’interroger sur la signification et la valeur des gènes qu’il avait appris à connaître. L’ADN est une molécule chimique simple, dont l’analyse est aisée et la synthèse bien maîtrisée. Pourtant, on entend souvent que les gènes d’Homo sapiens seraient dépositaires d’une partie de son humanité. Cette dernière affirmation ne semble recevable que dans sa dimension taxonomique. En fait, nous l’avons vu, le concert des gènes humains crée les conditions nécessaires à l’émergence d’une psyché humaine qui lui est cependant parfaitement irréductible. Il importe donc de bien se garantir contre une certaine incohérence à laquelle conduirait l’affirmation de cette irréductibilité tout en revendiquant pour le gène le statut de dépositaire d’une partie de la dignité de l’homme.
Une autre confusion fréquente consiste à assimiler la question de la brevetabilité des gènes à un cas particulier de l’extension de la propriété industrielle au domaine du vivant. Cette vision procède en effet d’une sacralisation réductionniste du gène en tant qu’essence de la vie. En fait, la molécule d’ADN peut coder un message génétique qui s’exprimera dans un organisme vivant qu’il ne saurait résumer à lui tout seul. S’il n’y a pas de vie sans gène, il n’y aurait pas non plus de gènes en l’absence de vie. Pour autant, l’élucidation du message génétique codé dans l’ADN donne accès à une connaissance essentielle du vivant, qu’il s’agisse de l’homme ou d’autres espèces appartenant aux règnes animal, végétal ou aux micro-organismes. C’est en ce sens que l’assimilation de ce savoir - acquis sur le monde naturel - à une invention brevetable rompt radicalement avec le statut de la connaissance.
Le refus d’une sacralisation des gènes humains n’aboutit cependant pas à la négation de leur signification pour tout individu en particulier. En effet, en tant que support d’un programme biologique contribuant à l’individualité des personnes, l’ADN représente un moyen privilégié d’accès à leur intimité organique, en particulier à leur destin physiologique et, éventuellement, pathologique. C’est parce qu’il représente une source fertile de données biologiques concernant les personnes que l’ADN constitue un matériau extrêmement sensible, au même titre que la masse des données accumulées grâce à son étude et stockées dans des mémoires d’ordinateurs. L’utilisation par ceux qui la posséderait, par exemple assureurs, prêteurs ou employeurs, de cette connaissance de l’avenir biologique probable des citoyens recèle sans doute les incertitudes majeures quant aux possibles conséquences de la génétique humaine dans l’évolution de nos sociétés.
La signification du génome humain dans l’édification d’une personnalité est au coeur des débats sur la légitimité ou l’illégitimité éthiques d’un recours au clonage reproductif dès lors qu’il serait techniquement maîtrisé. L’enfant cloné serait, pour l’essentiel, la copie génétique d’une autre personne, son jumeau ou sa jumelle décalé dans le temps. Malgré leurs limites, la robustesse des mécanismes du déterminisme génétique permettrait ainsi à quelqu’un de décider de nombreux traits d’une autre personne à naître: son sexe, la forme de son visage, la couleur de ses yeux, de ses cheveux, c’est-à-dire beaucoup de son image. Cependant, nous l’avons vu, l’homme a une capacité particulière d’autonomiser sa sphère psychique des déterminants du corps qui n’en constituent pas moins la condition nécessaire. En ce sens, une vision d’un dualisme radical du corporel et du psychique semble aussi peu recevable que le plus réductionniste des déterminismes socio-biologiques. Pour être irréductible au corps, la personnalité n’en est pas pour autant séparable. À ce titre, cette prise de pouvoir sur le corps d’un autre, la large maîtrise de son image, ne sauraient être sans conséquence sur les conditions de son autonomisation psychologique. Ainsi, le refus d’une conception de lréduit à ses gènes ne conduit certainement pas à une tolérance morale de l’entreprise d’assujettissement du corps qu’implique le clonage reproductif.
Dans son avis n° 46 intitulé « Génétique et médecine, de la prédiction à la prévention », le Comité consultatif national d’éthique notait, en 1995, « que la science génétique avait eu et pouvait avoir dans le futur plus de répercussions individuelles politiques et sociales qu’aucune autre science » [2]. De fait, en ce début du troisième millénaire, le gène et la double hélice constituent toujours des icônes du monde et de la pensée modernes. Le statut du matériel génétique oscille entre celui d’un objet de connaissance fondamentale, d’un déterminant implacable du destin humain, d’un nouveau moyen de puissance, voire d’une richesse brevetable et appropriable.
Au total, l’imaginaire du gène ne s’est guère dissipé depuis un siècle et il continuera sans doute à alimenter les peurs, les espoirs et les fantasmes du monde futur. Rien n’est figé, presque tout reste ouvert. En ce 50e anniversaire de la découverte de la structure de l’ADN, il est donc possible de formuler un voeu. Celui que le gène s’affirme simplement comme un outil de connaissance, en particulier de l’homme par lui-même. En tant que tel, ce savoir conférera de nouveaux pouvoirs dont il restera toujours à éprouver la légitimité en regard des critères démocratiques et moraux dont les gènes d’Homo sapiens sont la condition d’élaboration mais qu’ils ne déterminent en rien.
Parties annexes
Références
- 1. Kupiec JJ, Sonigo P. Ni Dieu, Ni gène. Paris: Le Seuil, 2002.
- 2. Travaux du Comité Consultatif National d’Éthique, 20e anniversaire. Collection Quadrige. Paris: PUF, 2003.