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« Il y eut un temps, un long temps, où les hommes et les femmes ne laissaient sur terre que des excréments, du gaz carbonique, un peu d’eau, quelques images, et l’empreinte de leur pas ».
Pascal Quignard. Les ombres errantes. Paris: Grasset et Fasquelle, 2002.
Impressions vagues ou marques indélébiles, les empreintes sont partout. Voyez, à Laetoli, en Tanzanie, les pas fossilisés de nos ancêtres, déjà bipèdes il y a plus de trois millions et demi d’années. Traces de l’homme donc, sur terre africaine, mais aussi sur lune, depuis qu’en 1969, pour la première fois, des cosmonautes imprimèrent leurs semelles de plomb dans la poussière.
Tantôt définitives, incrustées dans la pierre, empreintes géologiques, graptolites du silurien, ammonites du mésozoïque, elles témoignent durablement des ères; tantôt contingentes et fugitives, elles suggèrent, au matin dans la chambre, la trace d’un corps ayant déjà quitté le lit.
Dans les années 1870-1880, avec les poussins tout frais sortis de l’oeuf, les empreintes prirent un tour ontologique. Le premier regard de l’oiseau qui éclot serait déterminant pour choisir l’être d’élection auquel il va désormais s’attacher. Pour l’Autrichien Konrad Lorenz (prix Nobel 1973), elles ne s’acquièrent qu’à des « périodes sensibles » de la vie du jeune, déterminantes dans son comportement pour le reste de sa vie. Quoiqu’en partie controversée, cette théorie de l’empreinte, et en particulier de l’empreinte maternelle, fut vérifiée chez de nombreux vertébrés et semble pouvoir être étendue à certains insectes sociaux (entre autres les fourmis).
Mais venons en à l’homme. En ces temps d’abandon des sémiologies, beaucoup d’empreintes sont aujourd’hui devenues obsolètes, telles les empreintes anatomiques sur les os ou les empreintes digitiformes sur la face interne de la boîte crânienne. Pour l’identification des individus, jadis obligatoires sur la carte d’identité, les empreintes digitales sont désormais abandonnées au profit des empreintes génétiques, ultimes signatures biologiques en cas de meurtre, de viol, ou de recherche en paternité, même posthume! En revanche, et plus encore que les empreintes génétiques qu’affectionnent les médias, les « empreintes parentales » furent une véritable révélation biologique. Issu d’un père et d’une mère, nous possédons un double héritage: pour chaque gène, un allèle paternel et un allèle maternel. Mais attention! Chez les mammifères, ces deux génomes haploïdes ne sont pas interchangeables. Plus d’une centaine de gènes sont soumis à empreinte parentale, paternelle pour certains, maternelle pour d’autres. Ils sont ainsi marqués d’un sceau qui les « éteint » par une modification biochimique épigénétique (compaction de la chromatine, désacétylation des histones et/ou méthylation). Chaque mammifère, pour exister, doit donc avoir été conçu par un père et une mère. Comme si l’empreinte était une sorte d’interdit, un barrage à la parthénogenèse, une nécessité pour le petit de procéder à la fois d’un homme et d’une femme.
Mais pas seulement. Comme certains gènes exprimés par le génome paternel codent pour des facteurs de croissance (IGF2, INS), alors que des gènes exprimés par le génome maternel codent pour des facteurs antagonistes, limitant la croissance (IGF2R, H19), une théorie du conflit d’intérêt fut proposée, une espèce de « guerre des sexes », le mâle faisant en sorte que l’enfant soit le plus grand possible et la femelle se préservant pour les portées suivantes. Théorie guerrière et par trop réductrice.
Car ces gènes « empreints » ont d’autres fonctions: dans le développement cérébral, dans le comportement social et reproductif. Leur invalidation chez la souris le montre. L’invalidation du gène PEG1, à expression paternelle, entraîne non seulement un retard de croissance chez les mâles mais aussi une anomalie du comportement des femelles qui, une fois adultes, négligent leurs petits (nurturing et placentophagie). Pour celles-ci, la responsabilité d’être une mauvaise mère incomberait donc à leur propre père. Car ce type de gènes (PEG1, PEG3) favoriserait les comportements maternels, qui consolident les liens intergénérationnels, influencent l’apprentissage, la mémoire, et même les préférences sexuelles futures des petits. De plus, des gènes s’exprimant sur l’X paternel pourraient favoriser la communication sociale. Chez les patientes atteintes du syndrome de Turner (45,X), les capacités de communication sont meilleures chez celles qui ont conservé l’X paternel que chez celles qui ont l’X maternel. La région Xq28, riche en gènes soumis à empreinte, interviendrait sur le développement cortical et le fonctionnement des neurones matures.
Enfin, la méthylation, entre autres, étant un phénomène réversible, ces mécanismes de soumission à l’empreinte parentale semblent capables, au cours de brusques changements dans l’environnement, d’avoir des effets trans-générationnels et d’être un puissant facteur d’évolution.
Les empreintes n’ont pas encore fini d’imprimer leurs marques.