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ALLHAT (antihypertensive and lipid-lowering treatment to prevent heart attack trial), opération majeure sur le plan idéologique, financier et, pour certains points, scientifique, vient de paraître dans le Journal of the American Medical Association (JAMA) [1]. ALLHAT se veut le chapeau destiné à coiffer tous les sujets hypertendus, sans distinction. La conclusion de l’étude s’accompagne d’une recommandation ferme, déclarant que les diurétiques thiazidiques, peu coûteux (aspect non négligeable mais habituellement peu pris en compte par les scientifiques), doivent être préférés en première intention à toute autre classe d’antihypertenseurs, conclusion reprise en page éditoriale du JAMA [2]. Au Canada, les résultats présentés dans cet article ont été diffusés de manière fracassante par la presse non médicale écrite et parlée. Les sujets hypertendus étaient priés de ne pas s’alarmer et de ne pas abandonner leurs régimes thérapeutiques. Il faut ajouter aussi que la diffusion de cette étude sur la « toile » (le web, http://allhat.sph.uth.tmc.edu) représente une initiative pour le moins inusitée.

L’étude ALLHAT

L’étude ALLHAT est le plus vaste essai de morbi-mortalité jamais réalisé dans l’hypertension artérielle. Elle a porté, avec un suivi de 5 ans, sur 42418 sujets hypertendus à haut risque cardiovasculaire; 47 % avaient des antécédents cardiovasculaires et 36 % étaient diabétiques. Cet essai randomisé en double aveugle a été mené dans 623 centres des États-Unis, du Canada, de Porto Rico et des Iles Vierges. L’étude a été construite en deux volets: l’un (volet antihypertenseur) comparant un antihypertenseur de référence représenté par un diurétique de type thiazidique (la chlortalidone) à trois autres traitements: un inhibiteur calcique (amlodipine), un inhibiteur de l’enzyme de conversion (IEC: lisinopril) et un α-bloquant (doxazosine), l’autre (volet hypolipémiant) comparant une statine (pravastatine) aux mesures hygiéno-diététiques habituelles.

Les résultats du volet « antihypertenseur » de l’étude ALLHAT ont été rapportés dans le JAMA. Un total de 33357 sujets hypertendus, traités ou non, âgés de 55 ans ou plus, ont été inclus; plus de la moitié était âgée de plus de 65 ans, 35 % étaient de race noire et 19 % étaient d’origine hispanique. Tous ont été recrutés entre 1994 et 1998, le suivi moyen a été de 4,9 ans. Les sujets inclus présentaient au moins un autre facteur de risque élevé cardiovasculaire: un infarctus du myocarde ou un accident cérébro-vasculaire datant de plus de 6 mois, une hypertrophie ventriculaire gauche (à l’électrocardiogramme ou à l’échographie), un diabète de type 2, un tabagisme en cours ou des anomalies du métabolisme des lipides (fraction HDL du cholestérol ≤ 0,91 mmol/l). Étaient exclus les patients aux antécédents d’hospitalisation récente ou de traitement symptomatique d’insuffisance cardiaque ou ayant une fraction d’éjection inférieure à 35 % (en raison des bénéfices démontrés des IEC dans cette indication). L’objectif principal de l’étude était de déterminer si l’incidence des décès par maladie coronarienne ou infarctus chez les patients traités par un inhibiteur calcique (amlodipine) ou un IEC (lisinopril) était inférieure à celle observée chez ceux recevant un diurétique (chlortalidone).

Il faut noter qu’en cas de contrôle insuffisant de la pression artérielle, des médicaments de classes variables (réserpine, clonidine, hydralazine) ont été ajoutés. Par conséquent, dans les groupes sensibles aux effets protecteurs de ces médicaments, 15 % des sujets étaient sous bi- et même tri-thérapie, les associations n’étant pas toujours cohérentes: IEC sans chlortalidone ou vice et versa. Ces associations pharmacologiques pourraient peut-être masquer des différences entre les trois groupes examinés. De plus, nous sommes étonnés du choix de la chlortalidone, un composé à très longue durée d’action (demi-vie de 47 heures [3]), de préférence par exemple à l’hydrochlorothiazide (demi-vie de 2,4 heures [4]), universellement utilisé. La comparaison des résultats observés avec ce diurétique (dont la durée d’administration recommandée était de 24 heures ou plus, pour l’hypertension artérielle), n’est donc pas valable si l’on tient compte de la pharmacocinétique connue des deux autres classes examinées dans l’étude ALLHAT.

L’effet des diurétiques

Face à des complications cardio-vasculaires comme la survenue d’une insuffisance cardiaque, les résultats de l’étude montrent une supériorité du diurétique sur les deux autres agents thérapeutiques. Il est étonnant que l’effet protecteur de la chlortalidone ne se soit pas accompagné d’une différence dans la mortalité globale relevée dans ce groupe précis et que l’incidence de l’insuffisance cardiaque se soit avérée plus fréquente (8,7 % versus 7,7 %) dans le groupe traité par IEC, une donnée contraire aux observations rapportées dans la plupart des autres études épidémiologiques, telles les études HOPE et LIFE bien que celles-ci n’aient pas été structurées de façon similaire ((→) m/s 2002, n° 5, p. 563)

Il faut noter d’ailleurs que les critères diagnostiques de l’insuffisance cardiaque ne sont pas clairement définis dans cette section de l’étude ALLHAT. Enfin, l’administration croisée de plusieurs médicaments antihypertenseurs (crossover complets ou partiels) dans une analyse fondée sur un tirage au sort initial (intent-to-treat analysis), tend à atténuer les différences entre les groupes s’il en existe. Il eût été intéressant d’avoir une analyse fondée sur la médication prise effectivement, en excluant les administrations croisées (per-protocol analysis), le très grand nombre de sujets permettant une telle analyse

Un des mérites de cette étude est d’avoir ravivé l’intérêt pour le traitement par les diurétiques. Cette classe d’agents antihypertenseurs a fait la preuve de son efficacité au cours des 50 dernières années, et ce sans avoir conduit à des dépenses considérables. De plus, l’efficacité des diurétiques et leur bonne tolérance se manifestent clairement par le nombre dominant des prescriptions de diurétiques par rapport au nombre total de prescriptions d’antihypertenseurs enregistrées aux États-Unis au cours de la dernière décennie [5]. L’événement ALLHAT soulève un défi pharmacologique fondamental et nouveau, qui aurait dû être avantageusement exploité plus tôt, n’eût été des impératifs financiers - certes légitimes - de l’industrie pharmaceutique. Il est intéressant de noter que la seconde partie du XXe siècle a été davantage ponctuée par l’apparition de nombreuses nouvelles molécules, souvent au sein d’une même classe, destinées au traitement de l’hypertension artérielle, plutôt que par le développement des connaissances fondamentales sur les aspects physiopathologiques des maladies vasculaires.

Le choix des patients: nombreux mais « âgés »

Même s’il s’agit d’une des plus grandes études tant à l’échelle du recrutement global de patients que du contrôle des valeurs de la pression artérielle, la conception d’ensemble de l’étude ALLHAT nous paraît fragile. Le choix des sujets examinés dans d’autres études est relativement homogène sur le plan géographique. Dans le cas d’ALLHAT, il s’agit exclusivement d’une population nord-américaine mais hétérogène sur le plan ethnique, ce qui la distingue d’autres études épidémiologiques régionales en Europe (Suède, Écosse, Italie, France) ou sur d’autres continents. Les conclusions de ces dernières études doivent prendre en compte la sélectivité du recrutement des sujets. En ce domaine de santé publique, nous sommes encore loin de la mondialisation!

L’objectif de telles études épidémiologiques (evidence-based medicine) consiste à améliorer globalement la santé publique en appliquant la meilleure approche thérapeutique possible et au meilleur prix. Il faut constater que, dans l’étude ALLHAT, une intervention thérapeutique tardive a été examinée, sans préoccupation des étapes qui précèdent l’apparition et le développement de la maladie hypertensive. Reconnaissons cependant, dans la dernière phrase de l’éditorial de JAMA [2], une allusion discrète à cet aspect qui nous est cher: l’intervention thérapeutique avant l’apparition de la maladie. Il n’est pas du tout impossible que l’action bénéfique de différentes classes d’agents antihypertenseurs puisse être différente entre le jeune hypertendu et la personne âgée lorsque certains segments de l’arbre vasculaire ou lorsque certains organes cibles sont déjà touchés de façon irréversible, pas toujours apparente cliniquement.

De nombreuses observations fondamentales et cliniques récentes (intelligence-based medicine) examinent les phénomènes précoces qui caractérisent la maladie hypertensive: la sensibilité au chlorure de sodium [6], la rigidité des gros troncs artériels [7], les anomalies de la perméabilité endothéliale [8], le remodelage précoce vasculaire [9] et extra-vasculaire de la matrice interstitielle [10]. Certaines classes d’antihypertenseurs, tels que les IEC [11], plus récemment les antagonistes des récepteurs de l’angiotensine [12], enfin même certains diurétiques [13] ont montré non seulement une action palliative mais encore une action préventive sur les manifestations précoces de la maladie hypertensive.

La pression pulsée

Il faut noter que les auteurs de l’étude ALLHAT n’ont pas entièrement exploité leurs résultats expérimentaux, en particulier la comparaison des différents traitements sur la pression pulsée (différence entre les pressions systolique et diastolique, encore appelée différentielle). La baisse de la pression pulsée obtenue avec le diurétique se distingue remarquablement de celle observée avec les deux autres traitements. Sous chlortalidone, en effet, la baisse de la pression pulsée est de 4,6 mmHg après la première année de traitement, comparée à respectivement 2,5 et 2,2 mmHg pour l’inhibiteur calcique et l’IEC. Cet effet persiste tout au long de la période d’observation de 5 ans et continue de se distinguer des deux autres traitements (Figure 1).

Figure 1

Valeurs de la pression pulsée calculées à partir des moyennes disponibles obtenues de l’étude ALLHAT [1].

Valeurs de la pression pulsée calculées à partir des moyennes disponibles obtenues de l’étude ALLHAT [1].

On note que le traitement diurétique à la chlortalidone abaisse la pression pulsée d’une manière nettement plus importante que les deux autres traitements. L’effet s’établit dès la première année du suivi et perdure jusqu’à la cinquième année d’observation.

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Ce phénomène, qui n’est ni présenté ni discuté dans l’article du JAMA, mérite d’être souligné. En effet, de nombreuses publications, à la fois chez l’animal et chez l’homme, relèvent l’effet délétère de la pression pulsée [14] sur les organes cibles, en particulier sur le coeur [15], le rein [16], peut-être même sur les gros troncs artériels [17]. De plus, certaines actions pharmacologiques extra-rénales des agents diurétiques, en particulier sur la composition et les propriétés physiques élastiques de la matrice interstitielle des gros troncs artériels responsables de la pression pulsée, pourraient expliquer le phénomène rapporté sous chlortalidone. En effet, on a rapporté pour au moins trois diurétiques (hydrochlorothiazide, indapamide, furosémide) une augmentation spécifique de la sulfatation des protéoglycanes de la paroi de l’aorte [18]. Enfin, une publication récente montre que le contenu en protéoglycanes de la paroi aortique constitue un déterminant majeur des propriétés élastiques de ce vaisseau qui est mieux corrélé à la compliance totale que le contenu en collagène ou en élastine de ce même vaisseau [19]. L’action bénéfique de la chlortalidone sur la pression pulsée, et peut-être aussi sur la protection cardiovasculaire, pourrait donc fort bien s’expliquer par les actions extra-rénales des agents diurétiques.

Et les autres anti-hypertenseurs?

Il est regrettable que les agents β-bloquants n’aient pas été retenus comme classe thérapeutique dans les conclusions de l’étude ALLHAT. Dans l’établissement des guides thérapeutiques de l’hypertension artérielle, plusieurs sociétés scientifiques continuent de reconnaître que les β-bloquants, d’ailleurs développés en clinique pour la prévention des accidents coronariens, réduisent la morbidité et la mortalité cardiovasculaires [20]. Une action bien connue de l’effet bénéfique des β-bloquants, outre leur effet sur la sécrétion de rénine [21], n’est-elle pas la réduction du débit cardiaque, surtout chez le jeune sujet hypertendu, par la cardio-modération qui caractérise son utilisation. La longévité moyenne des espèces animales n’est-elle pas aussi liée au rythme cardiaque de base, plutôt qu’aux valeurs de pression artérielle systolique ou diastolique, d’où un éventuel effet cardio-protecteur lié au rythme des battements cardiaques?

Il y a lieu de se poser des questions devant la généralisation des conclusions rapportées dans l’étude ALLHAT [1, 4] qui nous apparaissent hâtives, prématurées et susceptibles de provoquer une certaine confusion auprès des médecins praticiens et une grande inquiétude auprès de la population. Peut-être de futures sous-études d’ALLHAT apporteront-elles des éclaircissements rassurants. Néanmoins, cette étude offre l’occasion unique de revoir la physiopathologie des organes cibles de l’hypertension artérielle, plus précisément au cours des phases qui précèdent leur développement morbide irréversible. De plus, la pharmacologie des diurétiques demeure fascinante. L’usage de ces agents est devenu courant au fil des années, surtout en association. Peu coûteux, ils ne méritent pas pour autant d’être dépréciés.